Critique | Taxi Driver : le solitaire de Dieu

 

On peut légitimement s’étonner d’évoquer Taxi Driver lorsqu’on parle de spiritualité chez Martin Scorsese. Ce film raconte en effet la lente dérive d’un chauffeur de taxi dans la solitude et l’abrutissement, aboutissant à un carnage sanglant. Mais que recèle donc Taxi Driver de véritablement spirituel ? C’est sans compter sans la manière unique de Scorsese de filmer New York comme un Enfer sur terre, diablement attirant et chatoyant. Travis Bickle, chauffeur de taxi, aux émotions primaires, incarnera donc la lutte contre le Péché, ainsi que la possibilité de rédemption d’un homme qui n’aperçoit plus la Grâce dans son monde intérieur et extérieur. Pour sauver sa vie bousillée par le quotidien, il ne trouvera rien de mieux que de vouloir se sacrifier sur l’autel d’une dizaine de meurtres, éradiquant la racaille des maquereaux spécialisés dans l’exploitation de prostituées mineures.

Travis (Robert De Niro, mythique), devenu insomniaque, après être revenu du Viet-Nam, accepte de faire le taxi de nuit. Pour sortir de sa torpeur le jour, il tombera amoureux de Betsy, une militante appartenant à l’équipe de campagne présidentielle du sénateur démocrate, Charles Palantine. Mais le rejet de son amour le conduira au meurtre, tant la perte d’amour mène à la haine. Il échouera à attenter à la vie de Palantine, celui qui accapare les journées de sa bien-aimée, et devra se résigner à viser des cibles plus faciles d’accès, les maquereaux d’une rue mal famée de New York qui exploitent une jeune prostituée mineure, Iris (Jodie Foster), avec qui il s’est lié d’amitié.

Dans sa fausse quête spirituelle, sa solitude absolue, sa colère presque fasciste, son besoin d’amour irrépressible, Travis Bickle, c’est l’un de nous, c’est parfois nous-mêmes, dans nos pires moments.

Pour Scorsese, Travis Bickle est le solitaire absolu, l’abandonné de Dieu, comme il l’écrit dans son journal : « La solitude m’a suivi toute ma vie, dans les bars et les autos, sur les trottoirs partout. Il n’y a pas d’issue. Je suis le solitaire de Dieu ». Alors qu’il n’exprime tout du long du film aucun besoin spirituel, Travis fait ainsi référence à Dieu. Un Dieu qui aurait abandonné New York, transformant la ville « en égout à ciel ouvert ». Pour lutter contre le péché, la corruption, la fange, en résumé le Mal, il n’envisage pas d’autre solution que de devenir une sorte d’ange exterminateur qui va nettoyer les rues de la ville, un personnage christique qui ira jusqu’à vouloir se sacrifier lui-même au bout de l’Apocalypse qu’il a lui-même provoquée.

A travers Taxi Driver, Scorsese explore déjà le thème du fanatisme qu’il retrouvera quarante années plus tard avec Silence : « si j’ai voulu faire ce film, c’est justement parce qu’il y est question de la ferveur de ce genre d’individus. Ces gens-là sont capables de raser un village entier uniquement parce que les habitants de ce village ne croient pas au Dieu auquel ils croient. Ils tueront hommes, femmes, enfants et animaux si nécessaire. Le personnage de De Niro incarne le genre d’individus capables de commettre ce genre de choses quand on les pousse à bout. Il incarne l’exclu empli de ferveur et de piété envers Dieu. Il tue des gens qui ne lui ont strictement rien fait. Pourquoi ? Parce qu’il est incapable de tuer le candidat politique qui ne lui a rien fait non plus ». Pour Scorsese, Travis Bickle est un faux saint, pourri jusqu’à la moelle par l’immaturité, le racisme et la pornographie, « un gars qui s’en va sauver des gens qui ne veulent pas être sauvés et qui finit par leur faire du mal. A la fin la prostituée est bien installée au sein de sa famille et y est malheureuse grâce à notre héros et plein de gens sont morts ». Travis veut en effet sauver Iris car il la croit, du haut de ses treize ans, pure et innocente, alors qu’elle vit très bien son existence de prostituée. Il se prend pour le Christ car il expose ses armes en croix et tentera de se suicider après avoir tué une dizaine de gens, en guise de geste final expiatoire.

Quand on le revoit aujourd’hui, le film n’a absolument rien perdu de son pouvoir de fascination. Il ne s’y passe pourtant pas grand’chose hormis l’accélération finale de la dernière demi-heure mais la tension permanente du film maintient le spectateur toujours en éveil. Scorsese filme sa ville, New York, comme une cathédrale sulpicienne, avec des couleurs chaudes et attirantes. Tout le film est narré en voix off, nous livrant les impressions quotidiennes consignées dans le journal de Travis, renvoyant à la quête de la grâce intérieure présente dans Pickpocket ou Le Journal d’un curé de campagne de Robert Bresson. Bien des années plus tard, Paul Schrader, scénariste de Taxi Driver, devenu entre-temps un grand metteur en scène, reprendra le même procédé pour First reformed, The Card Counter et Master Gardener. Alors que tout pourrait nous faire repousser le personnage de Travis, son côté primaire, son racisme latent, son obsession sexuelle, son impuissance à changer de vie, le génie de Scorsese, c’est de parvenir à nous faire nous identifier à lui. Pour paraphraser Flaubert, dans sa fausse quête spirituelle, sa solitude absolue, sa colère presque fasciste, son besoin d’amour irrépressible, Travis Bickle, c’est l’un de nous, c’est parfois nous-mêmes, dans nos pires moments.

RÉALISATEUR : Martin Scorsese 
NATIONALITÉ :  américaine 
GENRE : drame 
AVEC : Robert De Niro, Jodie Foster, Harvey Keitel, Cybill Sheperd 
DURÉE : 1h55 
DISTRIBUTEUR : Park Circus France 
SORTIE LE 2 juin 1976, reprise le 9 novembre 2016 

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