Russell Banks est mort : nous l’avions rencontré il y a 25 ans dans un cadre digne de “Fargo”

Le romancier américain Russell Banks, auteur de “De beaux lendemains” et d’“Affliction”, est décédé le samedi 7 janvier à l’âge de 82 ans. “Télérama” avait rencontré cet écrivain progressiste et anticonformiste chez lui en 1997, à l’occasion de la sortie de “De beaux lendemains”, le film d’Atom Egoyan adapté de son roman.

Article initialement publié en octobre 1997

« Route 10 », avait-il écrit. Passé la frontière canadienne, la Route 10 deviendrait l’US Interstate 87. C’était simple. Depuis l’aéroport de Montréal, ça prendrait deux heures quarante-cinq. Mais il avait fallu rebrousser chemin, contourner le lac Champlain, et la nuit était tombée… Hallucination ? Des feux de Bengale rouges posés au milieu d’une petite route de montagne baignent d’étranges lueurs un uniforme de shérif. D’une trogne inexpressive sortent quelques onomatopées inarticulées : nom, prénom, date et lieu de naissance ? « On recherche une femme », finit par concéder le shérif, manifestement échappé de Fargole film des frères Coen. Ce doit être ça, l’Amérique : on croit toucher le pays réel, alors qu’on est toujours au cinéma.

Un peu plus tard, le rire de Russell Banks. À la fois retenu et généreux, presque affectueux, prolongement naturel d’une voix pleine de résonances chaudes. Il n’avait pas parlé de son rire. Pour le reste, son autoportrait était d’une ironique perfection : « Des cheveux courts absolument blancs, une barbe, des sourcils et des cils de neige, des yeux bleu pâle, une peau rose, on aurait cru qu’il avait une maladie, un manque de pigmentation », écrivait Bone, l’un de ses personnages, son double de jeunesse dans Sous le règne de Bone

« Mon pauvre ami. Quinze heures de voyage et se retrouver dans Fargo  ! J’aime ces gens. Je les connais bien. Ce sont les membres de ma famille. Mon oncle est le chef de la police d’une petite ville du New Hampshire, ma tante est employée municipale. Je pourrais sûrement dénicher parmi eux un vendeur de voitures. Hollywood montre des Américains qui sont bien à leur place dans la société. Les frères Coen, eux, ont compris que la plupart des gens sont incompétents. Même les voleurs. Même les meurtriers. Pas très bons dans leur boulot. Ils n’y arrivent pas. Avec les Coen, on comprend que la vie nous échappe. Et c’est merveilleux. »

Son regard se pose très loin, de l’autre côté de l’immense baie vitrée, sur les sommets arrondis de l’Adirondacks, noyés dans la brume. La maison n’est pas la caricature décrite dans Sous le règne de Bone – « des hectares de pelouse, une piscine couverte, un court de tennis, des garages, des petits chalets pour les invités… ». Non, une vaste mais simple maison de bois, à l’écart du village de Keene, à flanc de colline, perdue au milieu des forêts. En contrebas, près du torrent, le petit chalet est bien là, mais pas pour les invités. « Une simple cabane à sucre. On y brûlait la sève d’érable dans de grandes cuves pour en faire du sirop. Elle a plus de 100 ans. J’y ai mis un peu de confort. C’est là que j’ai écrit tous mes livres ces dix dernières années. »

Russell Banks tire sur sa pipe, le regard ne quitte toujours pas le lointain, et c’est un autre visage qui apparaît alors. Le visage des gens d’ici, celui des frères Whitehouse, de tous ses frères d’Affliction : « Notre figure est sculptée par des millénaires passés à scruter la lumière des feux, les brouillards glacés qui s’élèvent sur les marais salés, les eaux profondes où nagent d’énormes esturgeons.  » Les mots de Russell ruissellent, se fraient tranquillement leur chemin, portés par des inflexions chantantes : « J’aime profondément ces paysages. Mes racines sont vraiment là. On est au nord de l’Etat de New York et on se croirait dans le Wyoming. J’en parlais récemment à Jim Harrison : il y a une sorte de ceinture le long de la frontière canadienne qui part du Maine et du New Hampshire, traverse le Michigan et, ainsi, jusqu’au Pacifique. Je crois que tous les écrivains qui viennent de ces régions, Raymond Carver à l’ouest, Richard Ford dans le Montana, Jim Harrison dans le Michigan et moi le plus à l’est, nous partageons un peu la même vision du monde. »

“Hemingway était un mythe. Aldren était une vraie personne, auprès de laquelle je pouvais apprendre et grandir”

Tous, un jour, ont voulu descendre vers le sud. « Harrison a passé pas mal de temps à Key West ; Ford, à La Nouvelle-Orléans. Mais c’est moi qui ai tenté de m’enfuir le plus loin, puisque j’ai atteint la Jamaïque. » Les échappées du petit Russell avaient débuté beaucoup plus tôt : « Vers 5 ou 6 ans, j’ai commencé à raconter des histoires à mon frère jusque tard dans la nuit, uniquement pour ne pas entendre mes parents se disputer en bas. L’éternel cauchemar de leur vie. Pour échapper à ça et pour mettre un peu d’ordre dans un monde qui semblait si dangereux, si près de sombrer dans le chaos, je racontais ces histoires qui sécurisent les enfants depuis la nuit des temps. J’avais la chance d’avoir ce frère qui partageait mon lit. On fixait tous les deux le plafond dans le noir, et je pouvais commencer. Deux petits garçons dans la forêt… »

Un jour, Russell avait 11 ans, le père est parti, lui et ses crises de démence éthylique. Mais la violence était ancrée dans la tête des frères Banks. Steve, le benjamin, est revenu déglingué du Vietnam. Chris, l’aîné, a parcouru l’Amérique en hobo, planqué dans des trains de marchandise. Jusqu’au jour du mauvais convoi : une coulée de boue près de Santa Barbara, le train a déraillé, Chris est mort brûlé vif. « Moi, je suis descendu en stop vers la Floride. C’était en novembre 1958, j’avais 19 ans et je rêvais de Castro, dont la presse américaine faisait encore un portrait héroïque. C’était le bon père. Il était grand, austère, mais humain et beau. Quand je suis arrivé aux Florida Keys, il avait déjà marché sur La Havane. Comme il n’avait plus besoin de moi pour la révolution, et que je m’étais rendu compte que je ne parlais pas espagnol, je suis rentré chez moi. »

Trois ans plus tard, Russell était de retour en Floride : « Cette fois, mon père, c’était Hemingway. Grâce à lui, tous les jeunes écrivains apprenaient à construire une phrase, un paragraphe, une scène. J’ai loué une caravane, travaillé dans une station-service et écrit mes petites histoires. Je suis même descendu à Key West, mais Hemingway vivait alors à Cuba.  » Son père spirituel, Russell finira par le trouver : l’écrivain Nelson Aldren, l’auteur de L’Homme au bras d’or : « Hemingway était un mythe. Aldren était une vraie personne, auprès de laquelle je pouvais apprendre et grandir. »

On connaît mieux la suite : l’incessante traque littéraire de son vrai père, cette fois, qui le mènera du très abrupt Hamilton Stark au bouleversant Affliction, « l’histoire de la transmission de la violence d’une génération d’hommes à une autre », le plus désespéré mais aussi le plus beau témoignage d’amour d’un fils à son père.

Entre-temps, loin des « petits Blancs » du New Hampshire, il y aura eu la découverte de l’« autre », de l’homme noir, là-bas, vers le sud et jusqu’en Jamaïque et à Haïti : « Quand j’ai découvert que l’esclavage avait non seulement existé mais duré des centaines d’années, je me souviens m’être dit : “Ce n’est pas possible, ce n’est pas vrai.” Pareil avec l’Holocauste. La même profonde incrédulité : “Les hommes qui ont fait ça n’étaient pas des hommes.” On commence toujours par se dissocier. Et puis, peu à peu, on apprend que la dissociation est impossible. Que le mal est insidieux. C’est cela, je crois, dont parlent Le Livre de la Jamaïque et Continents à la dérive. »

La violence, donc, plus seulement familiale mais de la société tout entière. « Tout le monde n’est pas capable de tuer de sang-froid. Mais nous sommes tous capables de tuer à petites doses.  » Russell Banks parle de cet État de New York, « qui tue régulièrement », d’une nation qui a emprisonné un million et demi de personnes, « soit une ville comme Boston ou Philadelphie », des gens très jeunes pour la plupart. Car, sa quête du père enfin apaisée, Banks s’est tourné vers les enfants de l’Amérique. Pour découvrir l’étendue du désastre : « C’est en visitant une fois par semaine des prisonniers pour un petit atelier d’écriture que j’ai eu l’idée d’écrire Sous le règne de Bone. »

Juste avant cette équipée infernale d’un adolescent en perdition, il y avait eu De beaux lendemains et le constat du grand échec de l’Amérique : son incapacité absolue à protéger ses enfants. Nous avons perdu nos enfants, dit l’avocat Mitchell. Nous les avons abandonnés, dit en écho l’écrivain. « Ce ne sont pas les films de Hollywood qui sont en cause. La plupart ne sont pas des films et n’essaient même pas de l’être, ce sont des parcs d’attractions, mais ils ne contribuent pas plus à la violence que ne le faisaient les comic books de mon adolescence. Mes parents m’interdisaient de les lire, me disant qu’ils me rendraient violent, ils m’interdisaient de regarder Elvis Presley parce qu’il ferait de moi un détraqué sexuel. On continue de s’en prendre aux images, et l’on pense qu’en les “nettoyant” tout ira bien. Alors que la vraie raison qui mène notre civilisation à sa perte, c’est l’objectivation des hommes. Lorsqu’on transforme l’humanité en simple machine à consommer, la violence ne peut que suivre. »



Les beaux lendemains ne chantent plus dans les foyers américains, si l’on en croit Russell Banks. « Jusqu’au milieu des années 50, la maison était le dernier lieu où l’économie marchande n’entrait pas. On pouvait protéger les enfants de cette immoralité en refermant la porte sur les démarcheurs. Quand la télévision s’est installée avec nous dans le living-room, c’est comme si on avait invité un démarcheur à demeure. Et puis on a transformé le démarcheur en baby-sitter. Elle reste là, dans le living-room, pendant qu’on va travailler pour gagner l’argent qui nous permettra d’acheter tout ce qu’elle est en train de vendre à nos enfants. »

Ce ton prophétique commence à porter dans le pays. Des cinéastes, en tout cas, ont découvert un romancier d’une rare puissance épique. Il y a eu Atom Egoyan, le premier, avec lequel Russell Banks a travaillé « dans cette maison, de longs week-ends », et qu’il semble aimer comme un fils. Paul Schrader, ensuite, qui a bataillé pour pouvoir réaliser Affliction. « Son film est noir, va droit devant. Bien sûr, il n’a pas la grâce, la subtilité ni l’élégance du film d’Atom. Mais c’est comme un train qui fonce dans la nuit, et c’est fascinant.  » Et puis il y a Sous le règne de Bone, dont il a vendu les droits, à son grand regret, à un studio de Hollywood : « J’ai lu un premier script, c’est terrifiant. Une caricature. Je ne m’éloignerai plus jamais du cinéma indépendant. »

Le soir venu, invité à dîner par de charmants voisins – artistes – dans une sorte de maison de Blanche-Neige perdue au fond des bois, Russell Banks tombait sur une assemblée sortie d’un film de Woody Allen. Des intellos compassés de la côte Est lui posaient des questions passionnantes. Par exemple, qu’est-ce que le cinéma allait changer dans sa vie ? Exaspéré, il avait fini par quitter la table et se réfugier au salon, au milieu des peaux de bêtes et des ronds de fumée de sa pipe.

“Si l’on continue de pousser les gens à bout, alors que la Bourse atteint des sommets, que les riches ne cessent d’être plus riches, plus gros, plus blancs, je suis sûr que dans les cinq ans à venir, les Etats-Unis vont connaître une terrible explosion sociale”

Plus tard, encore, cette fois dans le fameux chalet, en contrebas, au bord du torrent : « Je vais vous dire ce qui va changer dans ma vie, c’est que, grâce à cet argent, je vais pouvoir arrêter d’enseigner à Princeton. Je ne supporte plus ces soi-disant progressistes, tout entiers absorbés par le politiquement correct et les querelles académiques. Je me sens proche de la vie des gens d’ici. Là-bas, je suis seul…  » Dans le chalet, les « gens d’ici » le regardent : des dizaines de portraits en noir et blanc, alignés sur un fil, autant de regards saisis par un photographe du coin, que Banks a choisi de commenter : « Ma famille…  » Ce sera son prochain ouvrage, après la publication du monumental roman historique qu’il vient d’achever sur John Brown, « héros abolitionniste qui fut aussi le premier vrai terroriste sur la terre américaine ».

La compassion pour les « gens d’ici ». Et la colère contre les autres : « On ne veut pas voir, on ne veut pas entendre. Si l’on continue de pousser les gens à bout, alors que la Bourse atteint des sommets, que les riches ne cessent d’être plus riches, plus gros, plus blancs, je suis sûr que dans les cinq ans à venir, les Etats-Unis vont connaître une terrible explosion sociale. Ça ne se limitera pas à quelques blocs de South Central Los Angeles. Et n’oubliez pas que, lorsque les ghettos se sont enflammés, vers la fin des années 60, les émeutiers n’avaient pas d’armes… »

Il a fallu quitter Keene, ses pimpantes maisons de bois posées sur le gazon, sa «  public library built by the public of Keene, 1904  », son église méthodiste immaculée et son taxidermiste kitsch. « Vous verrez, cela commence à quelques kilomètres d’ici », avait-il prévenu. Bien avant l’Interstate 87, bien avant Plattsburgh, commençait l’image tranquille de la désolation : des motels minables, des cabanes de bois et les inévitables mobile homes. « Acheter un morceau de terre, planter une caravane, installer un poêle au kérosène. Construire un barbecue. Les parcs à mobile homes, ce sont les convois de chariots des temps modernes. Sauf qu’ils ne vont nulle part. Mais il y a toujours cette illusion qu’on partira un jour… »

La route filait maintenant droit au milieu des bois parsemés de violentes taches rouges. Les érables commençaient à flamber. Bientôt, guère plus de deux mois, la neige recouvrirait les carcasses de voitures, les balançoires abandonnées. « Les nuits sont si longues ; le froid, si terrible. Les gens sombrent dans la dépression, le suicide, l’alcoolisme.  » Les premiers flocons recouvriraient tout cela, et ce serait le moment où tous les Billy Ansell et toutes les Dolorès Driscoll des environs prendraient la route, au volant de leur pickup ou de leur autobus. Aujourd’hui, le bus de ramassage scolaire, tache jaune sur le bitume qui filait droit vers Plattsburgh, ne dépassait pas la vitesse réglementaire.

Russell Banks est mort : nous l’avions rencontré il y a 25 ans dans un cadre digne de “Fargo”