Les livres anciens se racontent en Alsace

La salle aux voûtes sur croisées d’ogives est éclairée par une lumière douce : six manuscrits médiévaux de grand format offrent au regard leurs splendides pages enluminées. Sur l’un d’eux, des notes de musique de forme carrée dansent au-dessus d’un texte en latin dont les lettrines sont décorées de bleu vif, de rouge carmin et d’or. Ces œuvres d’art sur parchemin, appelés hymnaires, graduels et antiphonaires, servaient aux chantres de l’office entre les XIIe et XIVe siècles. En fond sonore, l’harmonie des chants grégoriens ajoute au caractère sacré du lieu.

Bienvenue à Colmar, aux Dominicains, bibliothèque municipale patrimoniale dont le bâtiment rénové a été inauguré en juin dernier, après 4 ans de travaux. Lieu de prêt et d’études, l’ancien couvent restauré expose en permanence une centaine d’ouvrages et de documents graphiques antérieurs au XXe siècle, dont ces manuscrits. Avec ses 400 000 pièces, parmi lesquelles 400 manuscrits médiévaux, 2 300 incunables – ouvrages des tout débuts de l’imprimerie – et nombre d’impressions de la Renaissance, ce fonds est digne d’une métropole régionale. L’établissement fait d’ailleurs partie des bibliothèques municipales classées (BMC) par l’État.

500 m2 de parcours gratuit

« Cette collection n’a pas de rivale en Alsace, résume Rémy Casin, conservateur et responsable des fonds anciens et patrimoniaux de la Ville. Cela s’explique beaucoup par la chance : elle a survécu aux multiples aléas du temps. La bibliothèque de Strasbourg, elle, a été détruite par les flammes en 1870, lors de la guerre contre les Prussiens. C’est ainsi que Colmar est devenue seule détentrice de la mémoire écrite ancienne de la région. »

Jusqu’à présent, cet héritage inestimable était connu surtout des spécialistes. Le parcours muséal gratuit vient y remédier, en proposant au public une traversée, sur 500 m2, des étapes marquantes de l’histoire du livre, en remontant le temps à partir du Moyen Âge. Le visiteur peut y scruter de près des planches de la fameuse Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, et, assis à un pupitre de moine copiste, consulter des fac-similés de manuscrits enluminés.

La salle qui sert d’écrin aux manuscrits du Moyen Âge, le « clou » de l’exposition, est le vestige de la sacristie de l’église gothique accolée au couvent. Ce dernier date de 1300, période où l’ordre fondé par saint Dominique pour lutter contre l’hérésie s’établit dans le Rhin supérieur. L’édifice, qui s’élève sur deux niveaux, forme un ensemble architectural exceptionnel avec deux couvents de moniales, tout proches – l’un d’eux abrite le musée Unterlinden.

Dans ces monastères dominicains, les livres tiennent alors une place essentielle. Les Frères prêcheurs se consacrent en effet également à l’étude, s’organisant en une véritable université parallèle. La vallée rhénane accueillera d’ailleurs d’éminents savant dominicains, tels Albert le Grand et Maître Eckhart. Les moines et moniales de Colmar entretiennent des liens privilégiés avec les couvents et l’université de Bâle, notamment par des échanges de manuscrits qu’ils copient dans leurs ateliers. Certains de ces ouvrages trônent aujourd’hui dans le lieu même où ils furent produits jadis.

En 1460, le premier livre imprimé à Strasbourg

Dans la tranquillité du cloître agrémenté d’une charmante prairie fleurie, les Colmariens viennent découvrir le nouveau visage de ce qui fut leur bibliothèque municipale jusqu’en 2012, année de construction du pôle Média-Culture Edmond-Gerrer. Dans l’une des galeries se dresse une presse à bras, réplique de celle utilisée par Johannes Gutenberg pour imprimer à Mayence, en 1455, la bible qui sera le premier livre de l’histoire occidentale. La machine en bois rappelle que le Rhin supérieur, qui s’étendait alors du nord de la Suisse jusqu’à la Sarre allemande, fut le foyer d’où rayonnèrent vers toute l’Europe typographes et imprimeurs.

Cette Bible latine de 1460 est le premier livre qui fut imprimé à Strasbourg, par Johannes Mentelin (v. 1410-1478).

• VILLE DE COLMAR

La bibliothèque des Dominicains peut s’enorgueillir de posséder le premier livre imprimé à Strasbourg : la bible à 49 lignes, œuvre de Johannes Mentelin, en 1460. Un trésor rare – seuls trois exemplaires en subsistent dans nos bibliothèques. Le volume que l’on peut ici observer de près témoigne de la perfection technique des pionniers de l’imprimerie : si le papier de chiffon est légèrement gris, la page est rigoureusement composée et l’impression, remarquablement nette, avec des caractères d’un noir profond.

Non loin se trouve un autre joyau de la collection des incunables – la deuxième en importance après celle de la Bibliothèque nationale, à Paris : le Pèlerinage en Terre sainte.

Le pèlerinage en Terre Sainte (1486), à l’étonnant format panoramique : « Une véritable innovation technique pour l’époque », précise Rémy Casin, responsable des fonds.

• STUDIO K / CHRISTIAN KEMPF / VILLE DE COLMAR

Cet ouvrage publié pour la première fois en 1486 raconte le périple entrepris, de Venise à Jérusalem, par des dignitaires de Mayence. Il doit son succès à ses gravures sur bois qui, en se dépliant, révèlent des paysages au format panoramique : « C’est une véritable innovation technique pour l’époque, précise Rémy Casin. Ce livre peut être considéré comme le premier guide de voyage illustré. »

Best-seller avant l’heure

Un peu plus loin, la Chronique de Nuremberg (1493) s’ouvre sur l’une de ses nombreuses gravures (elle en contient 1 800 environ). Pour la première fois, l’image se trouve systématiquement associée au texte, ce qui contribua à faire de cette « histoire du monde illustrée » un best-seller avant l’heure, et aujourd’hui le plus célèbre des incunables.

Des pièces représentatives de l’histoire de la région sont restées en réserve, tels les textes emblématiques de l’humanisme rhénan ou les pamphlets et brochures reflétant les controverses religieuses ayant accompagné la Réforme.

« Notre ambition est de faire prendre conscience que le livre est un médium indépassable, explique Rémy Casin. Pour paraphraser Umberto Eco, c’est un outil parfaitement adapté à sa fonction qu’il est inutile de chercher à améliorer, comme la roue ! Le livre stocke et restitue de l’information vérifiée, solide, dont les responsables sont identifiés, en l’occurrence l’auteur et l’éditeur. Une information à hauteur humaine, en quelque sorte. Le contraire du Net, qui offre une information démultipliée, massive, devenue impossible à vérifier. »

Chapitres ourlés de couleurs pastel

En plus de nous transmettre la pensée des générations du passé, le livre exprime aussi leur goût et leur sensibilité, au travers de la typographie, des gravures ou de la reliure. Comment ne pas être touché face au manuscrit de Collationes Patrum (« Conférence des pères ») datant du temps de Charlemagne ?

Ce guide spirituel vieux de 1 200 ans est sobrement décoré et, pourtant, de ses titres de chapitre ourlés de couleurs pastel se dégage une grande délicatesse. Il reprend un texte de Jean Cassien, moine oriental du IVe siècle, initiateur du mode de vie monastique en Occident. Cette merveille provient de l’abbaye de Murbach (Haut-Rhin), qui possédait l’une des bibliothèques les plus considérables d’Europe. Des 300 volumes qu’elle renfermait au IXe siècle, une douzaine seulement ont survécu, dont cinq se trouvent à Colmar.

Le parcours muséal le rappelle : comme pour la majorité des bibliothèques françaises, le fonds de celle de Colmar est née de la confiscation, à la Révolution, des biens de la noblesse et du clergé par l’État. En 1803, un décret confiait ces collections aux municipalités, posant les bases d’une politique de lecture publique. En raison d’un manque de moyens, ce fut néanmoins un faux départ, et les bibliothèques municipales ne se développèrent véritablement que un siècle plus tard.

« Le projet révolutionnaire de mettre à la disposition de la population le patrimoine qui lui appartient n’a pas pris une ride, note Rémy Casin. En rendant publique une partie des livres qui constituent cet héritage, la bibliothèque des Dominicains s’inscrit dans la continuité de cette vision. »

À savoir
Bibliothèque des Dominicains
1 place des Martyrs de la Résistance, 68000 Colmar.
Tél. : 03 89 24 48 18.
https://dominicains.colmar.fr
Entrée libre. Visite guidée avec l’office de tourisme.

À lire
Trésors des bibliothèques et archives d’Alsace, de R. Casin, J.-L. Eichenlaub, B. Litschgi et C. Lorentz, Place des Victoires/La Nuée Bleue (2017).

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