En 1998, Michel Galabru dans “Télérama” : “Jouer peut devenir une griserie”

DANS LES ARCHIVES DE “TÉLÉRAMA” – Il y a près de 100 ans, le 27 octobre 1922, naissait l’acteur Michel Galabru. En 1998, alors qu’il jouait Marcel Pagnol, “Télérama” l’avait interrogé sur sa longue et riche carrière, entre nanars et films d’auteurs.

Sur la scène de la Comédie des Champs-Élysées, il éructe de désespoir, mugit, roule un œil torve, se lance dans d’incompréhensibles grognements de bête fauve mortellement blessée. Puis, tout à coup, on ne sait pourquoi, se met à esquisser avec la légèreté d’un oiseau quelques fragiles et irrésistibles entrechats… Un acteur imprévisible, à la fois terrible et tendre, pesant et aérien, capable de jouer si fin en jouant si gros… Dans La Femme du boulanger, de Marcel Pagnol, où il se met lui-même en scène, Michel Galabru est un cocu shakespearien, espèce d’ogre malheureux dont on ne sait plus s’il est tragique ou comique, tant il parvient à faire rire et pleurer.

Dans Les Marchands de gloire, toujours de Pagnol, qu’il créa voilà quelques mois dans le même théâtre, il était encore avec la même démesure ce député matois et combinard, d’une cruauté tellement naïve qu’elle en devenait presque enfantine et suppliante… Quel diable d’acteur ! Capable d’« en faire trop » comme personne, avec cette générosité, ce coffre, cette présence enfin, dont bien peu de comédiens français semblent être doués aujourd’hui. Et qui le rattacheraient plutôt aux Raimu d’antan, aux Michel Simon, aux Harry Baur… Pourtant l’homme Galabru, 69 ans, n’a pas toujours eu la carrière qu’il mérite. Au cinéma comme au théâtre. Peut-être l’homme n’est-il pas si facile…

Vous aviez d’abord refusé à Marcel Pagnol d’interpréter Les Marchands de gloire et La Femme du boulanger, qu’il vous avait proposés…
Hélas oui ! En 1961, il m’avait envoyé un vieux manuscrit en me demandant de le lire. Je l’ai lu. Mais je crois que je ne sais pas lire. J’ai une telle paresse d’esprit, je suis si lent, je rêvasse entre chaque mot, je n’enregistre pas le sens de ce que je vois… Alors j’avais bêtement trouvé démodée cette histoire fondée sur les magouilles et les marchandages politiques après la guerre 14-18. Je l’avais dit à Pagnol, qui n’avait pas insisté, m’avait simplement répondu : « Vous avez raison »…

Quel homme bizarre ! Dans la vie si discret, si réservé, si pudique, presque « étouffé », une espèce d’Anglais… Quand on dînait avec lui, il ne cherchait ni à briller ni à faire l’intéressant, il était même carrément banal ; longtemps, je me suis demandé si c’était pour se mettre à mon niveau… Et dire que je lui ai refusé aussi d’interpréter La Femme du boulanger, la pièce qu’il avait tirée de son film tourné avec Raimu, d’après une nouvelle de Giono. Mais comment succéder à Raimu, éviter les comparaisons douloureuses ! J’avais peur, bien sûr, je me suis écrié : « Mais je ne suis que l’orteil de Raimu ! » Et puis encore : « On ne refait pas un Rembrandt ! » Une fois de plus, Pagnol n’a pas insisté.

Vous admiriez beaucoup Raimu ?
Malgré son immense talent, ce n’était pas du tout ma tasse de thé. Jeune comédien, je rêvais, moi, d’être à la scène brillant, spirituel, raffiné, à la manière d’un Sacha Guitry, que je vénérais. Mais il a bien fallu se rendre à l’évidence. Que je porte le plus beau des costumes – et Dieu sait que j’ai fait des efforts vestimentaires ! -, et le pantalon ressemble tout de suite à un tire-bouchon, la veste est immédiatement fripée : j’ai l’air négligé. Que j’aille au restaurant, une tache passe, et elle est pour moi ! C’est mon destin : je fais sale, c’est comme ça. Prenez les chaussures – et les pieds, c’est quand même ce que j’ai de mieux ! -, que j’achète les plus belles, les plus chères, et sur moi, elles sont tout de suite déformées…

“On confie toujours Cyrano à de jeunes premiers ravissants, alors que pour le jouer l’expérience de la laideur est essentielle.”

Seriez-vous un homme complexé ?
Je l’ai été longtemps. Et très timide aussi. Vous croyez que c’est drôle quand on vous parle sans arrêt – entre autres… – de votre nez ou, pire, de votre « pif ». Ça va un moment ; on sourit gentiment ; après on souffre. D’autant que le mien s’est enlaidi progressivement pour cause d’acné déformante. Quand j’étais gamin, il était normal, presque beau. J’ai assisté, impuissant, à sa lente dégradation. Mais, au moins, je devenais l’acteur idéal pour interpréter Cyrano, un de mes personnages préférés ! Eh bien pensez-vous : on confie toujours Cyrano à de jeunes premiers ravissants, alors que pour le jouer l’expérience de la laideur est essentielle.

Vous l’avez faite ?
Ah ça, personne ne me l’a épargnée. Même les gens intelligents. Je me souviens d’un film de Jean Marbœuf avec Alice Sapritch, où il était question des amours d’un boxeur raté et d’une danseuse au rancart. Ça s’appelait Corentin. Un jour, Marbœuf nous impose une scène au plumard. Je lui dis en rigolant, croyant plaisanter : « Tu nous mets au lit, parce que tu nous trouves laids, c’est plus drôle ? » Il m’a répondu oui. Simplement. Ça nous a fait froid dans le dos à Sapritch et à moi… Et souvenez-vous du strip-tease qu’elle a eu le courage de faire dans La Folie des grandeurs ! Toute la France se gondolait… Quel cran il faut pour accepter de jouer ça ! C’est avec elle que j’ai joué, je crois, mon pire nanar au cinéma : Adam et Ève, avec nous deux dans les rôles-titres… Pauvre humanité ! Enfin, faire rire permet au moins de se cacher : on trouve un gag, une grimace pour dissimuler sa gêne.

Les nanars, hélas, ça vous connaît…
J’ai toujours eu beaucoup de frais ! À partir du moment où vous vous mariez, vous ne contrôlez plus rien… Ma première femme n’aimait pas les punaises, ni les cafards ; il lui fallait un bel appartement. Puis un enfant, donc un appartement plus grand. Et d’autres enfants encore, donc un appartement encore plus grand, avec plein de travaux à faire dedans… Quand je n’ai plus tenu le cap dans ce circuit infernal, il a encore fallu verser une pension alimentaire…

Comme je ne suis pas un saint, comme je suis même lâche et peureux, chaque fois qu’on m’a proposé un petit chèque, pour un petit film, j’en avais tellement marre de ces problèmes d’argent que je signais tous les contrats. N’importe quoi. Deux-trois jours par-ci, par-là, à faire l’imbécile dans des films insipides dont je ne connaissais pas toujours l’histoire.

Sur le tournage, on se rendait bien compte des inepties qu’on tournait, on en rigolait entre partenaires habitués du genre – sauf Francis Blanche, qui faisait la gueule et se prenait au sérieux ! Et puis, devant de telles conneries, on se disait que le film était trop nul, qu’il ne sortirait jamais. Eh bien, ces films-là sortent toujours. Et il y a toujours des copains qui les voient… Enfin, il faut reconnaître que ces navets m’ont permis de durer, de subsister, d’attendre qu’on me propose quelque chose de mieux. Qui est rarement venu… Il faut avouer aussi qu’après le Conservatoire, après sept années des plus obscures de Comédie-Française, j’avais une telle fringale de grand écran que tout m’était bon…

Comment est née votre vocation ?
Mais simplement en jouant enfant ! Vous avez déjà vu des petits garçons s’amuser avec leurs petites autos : ils sont hors du monde, ils font vroum, vroum, vroum, ils se prennent pour l’auto ! À 10 ans, j’étais donc déjà chauffeur de bus, je vivais dans mon monde, j’avais ma femme, je rentrais fatigué du boulot. Tellement fatigué que j’ai décidé de me transformer en joueur de football professionnel.

Je m’étais inventé un nom que je trouvais chic : Michel Zeller. Pendant les matchs, je jouais tous les rôles, même la foule. Le pire, c’est que je les jouais en classe aussi… Je n’écoutais rien. J’ai fait un nombre incalculable de sixièmes, je me suis longuement attardé en quatrième. Et je passais toujours un temps fou à falsifier mes notes pour retarder les disputes paternelles.

Elles étaient féroces ?
Mon père était un brillant ingénieur des Ponts et Chaussées. Il n’admettait pas d’avoir des fils médiocres, comme mon frère aîné et moi. Je me souviens qu’un jour ce frère-là a volé je ne sais comment une pièce d’or, un napoléon. Mon père est allé le dénoncer publiquement… C’était la rigueur même. Il avait fait Verdun, et son propre père lui avait fendu l’oreille avec sa canne un jour qu’il n’était pas à la hauteur. Avant de mourir, il n’y a pas longtemps, à l’âge de 97 ans, il a dit à mon propos : j’ai été dur avec ce petit, je le regrette…

Pas dur au point de vous empêcher de faire du théâtre ?
Il m’a juste coupé les vivres quand j’ai quitté la maison ; en me regardant partir, il a soulevé sa canne en l’air sans un mot. Moi, j’étais décidé à devenir un nouveau Sacha Guitry.

Comment l’aviez-vous découvert, Sacha Guitry ?
Chez ma tante maternelle, qui possédait tous ses disques, des 78-tours cassables, qu’il fallait manipuler avec infiniment de soin. Quand je l’ai entendu dans L’Amour masqué avec Yvonne Printemps, quand j’ai découvert dans un de ses livres qu’il avait fait comme moi pas mal de sixièmes, ça a été l’embrasement !

Adieu le footballeur Michel Zeller, je devenais Michel Livry, émule de Guitry. Et je tâchais d’imiter le maître en tout, je me suis mis à dévorer ses pièces, j’aimais les artistes qu’il aimait, je portais de grosses bagues comme lui. D’ailleurs, je m’en achète toujours en douce ; mais il faut bien reconnaître que sur mes gros doigts boudinés elles font, au pire, maquereau, au mieux, marchand de cacahuètes…

Vous avez essayé de le rencontrer ?
Oui, bien sûr, mais un ami m’avait prévenu qu’il observait à la dérobée ses invités tandis qu’ils montaient les escaliers de son hôtel particulier. J’avais si peu confiance en moi que je n’ai pas osé me rendre au rendez-vous que j’avais obtenu : je suis resté sur un banc, face à sa maison, des heures durant.

Et vous voilà enfin admis au Conservatoire d’art dramatique…
Là encore, je l’ai tenté et raté pas mal de fois… Je n’avais pour toute formation que les disques de ma tante ! Mme Segond-Weber dans l’Agrippine de Britannicus, un Barbier de Séville, des Guitry… J’avais été obligé de tout vendre pour monter, sans le sou, de Lyon à Paris. Mais je les avais gardés dans l’oreille. J’ai toujours pensé que c’est en tâchant d’imiter tel ou tel acteur admiré dans un rôle qu’on trouve les clés du rôle.

Comment ça ?
Eh bien, je me demande souvent comment Guitry aurait joué ça, ou Jouvet ou Fresnay. Je les imite à ma façon ; ça me donne une attitude, un esprit, une distance ; ça me débloque ; ça m’aide. C’est très curieux l’imitation… Je me souviens qu’au Conservatoire, si Jeanne Moreau avait ébloui tout le monde dès sa première audition, notre professeur Denys d’Inès m’avait trouvé, moi, sans intérêt : « Que faites-vous en dehors du théâtre ? », m’avait-il demandé. « Du droit », avais-je répondu. « Eh bien, surtout ne lâchez pas ! » C’est vrai que dans les scènes de grosses farces auxquelles mon physique me condamnait déjà, je ne faisais rire personne. Pourtant, entre les cours, je faisais rigoler tout le monde.

Un ami proche m’a conseillé d’imiter mon père, qui n’était pas un gai luron, mais savait amuser son petit monde. Je l’ai imité, j’ai pris ses tics en passant ma scène des Plaideurs, et les élèves étaient tout à coup écroulés ! Même Denys d’Inès n’en croyait pas ses yeux. Incrédule, il m’a fait repasser la même scène le lendemain. Même triomphe… J’avais découvert pour la première fois qu’être acteur c’est être vrai.

On vous reproche pourtant d’être vrai avec quelques “excès”, d’en faire, comme on dit, “beaucoup”…
Ne confondez pas la vérité et la vraisemblance ! On peut en faire des tonnes, n’être pas vraisemblable peut-être, mais être vrai. Et puis vous croyez, vous, que les sentiments exprimés chez Corneille, chez Racine ne sont pas énormes ? Lorsque je joue, c’est ma tête comme malgré moi qui mugit, c’est mon œil comme malgré moi qui s’exorbite ; à l’intérieur de ma tête, ma pensée, elle, reste très fine, très subtile…

Ça veut dire que vous ne contrôlez pas votre corps ?
Ça veut dire d’abord que le comédien a besoin d’expectorer une extraordinaire force vitale qui est en lui. Ça veut dire ensuite que jouer peut devenir une griserie. Communiquer avec les gens donne un tel sentiment de puissance qu’on peut se laisser aller et avoir un vrai moment de folie qui vous entraîne loin.

J’appelle ça le quart d’heure de la folie du chat. Vous savez, les chats peuvent rester tranquilles toute une longue journée, et puis soudain, brutalement, ils grimpent partout, redescendent à toute vitesse, s’accrochent à tout, comme s’ils déliraient. Sur scène, ça m’arrive aussi. Tout à trac. Je suis là, bonasse, plan-plan, presque fatigué ; et puis soudain, je sens le public, son attente, ses rires. Alors je plonge ; et dans ces moments-là, je suis capable du meilleur comme du pire. Je ne peux plus résister.

“Il n’y a pas besoin d’être intelligent pour être comédien.”

Qu’est-ce qu’un grand acteur ?
Quelle différence entre un pianiste génial et un bon pianiste ? Une histoire de toucher le plus souvent, et quoi de plus infinitésimal que le toucher… Enfin, de toute façon, j’ai l’impression qu’il n’y a plus en France de grands acteurs qu’on puisse comparer à Harry Baur, Jules Berry ou Michel Simon. D’ailleurs, il n’y a plus non plus de grands orateurs, de grands tribuns politiques. Est-ce un hasard ? Nos vies à tous se sont sans doute étriquées. Nous sommes devenus de petits acteurs-plombiers…

Je me souviens avoir tourné avec Michel Simon dans L’Ibis rouge, de Jean-Pierre Mocky ; il devait avoir 80 ans… Il arrive sur le plateau et me salue avec une immense gentillesse, comme s’il me connaissait. Et puis, devant l’empressement servile que lui témoignait toute l’équipe, il se met à gueuler : « Mais on s’emmerde ici ! Ça manque de femmes ici !  » Il était tellement vrai et énorme qu’on ne savait plus si c’était dans le rôle ou pas. On était pétrifiés. Moi d’autant plus qu’il devait m’étrangler à la fin de la scène. Quand j’ai vu ses pognes, j’ai cru m’évanouir de trouille ! Et s’il allait m’étrangler vraiment sans le faire exprès…

On joue la scène ; en nage, je le vois s’approcher… et murmurer : « Je ne suis pas un étrangleur, moi… Faites-le donc mourir d’une crise cardiaque… » J’en étais proche en effet… On a tourné deux fois la scène ; à la fin, Mocky lui demande respectueusement : « Quelle prise préférez-vous ? » Et Simon de gueuler à nouveau : « Je les emmerde toutes les deux ! » Quel acteur ! Il nous écrasait tous. Il avait un tel instinct du jeu, une telle intuition, quasi animale…

Il n’y a pas besoin d’être intelligent pour être comédien. Qui était plus borné, par exemple, plus primaire que Fernandel ? Je me souviens lui avoir conseillé d’aller chercher des rôles dans le répertoire du grand auteur de théâtre napolitain Eduardo De Filippo ; ça me semblait taillé pour lui. Mais il me répond avec hauteur : « Moi, je préfère L’Homme à la Buick.  » Pourtant, quel génial comédien…

J’ai souvent dit aussi à Louis de Funès, tandis que nous tournions nos inénarrables « gendarmes », qu’il était mal utilisé, qu’il pourrait faire tellement mieux. Mais il était bizarrement si timide, il n’avait pas du tout la grosse tête ; à cette époque, quand il avait des interviews à la télé qui l’angoissaient, il me disait : « Dépêche-toi, mets donc ton costume et accompagne-moi. » Et je faisais le planton dans son dos pour lui donner confiance face à Jean-Claude Bourret…

Revenons à l’intelligence du comédien, et à la vôtre en particulier…
Je vais peut-être vous étonner, mais il m’arrive souvent d’aller au théâtre et d’être tellement fasciné par le jeu d’un comédien que je n’écoute plus la pièce : je ne regarde que l’acteur, j’essaie de comprendre pourquoi il est si bien. Et je ne sais même pas ce que l’histoire racontait quand c’est fini… Il m’est arrivé aussi d’apprendre un texte, Pieds nus dans le parc, de Neil Simon, sans en comprendre un traître mot ! Mais il y a par ailleurs beaucoup de comédiens, et non des moindres, qui n’apprennent que leurs répliques, sans jamais lire en entier la pièce ou le scénario.

Vous travaillez beaucoup un rôle ?
J’apprends juste le texte, parce que j’ai la hantise du trou de mémoire. Pour le reste, je suis incapable de travailler en répétition : j’y rêvasse, des vapeurs m’envahissent, les choses les plus simples me semblent incompréhensibles. Je ne trouve d’inspiration que dans l’urgence, devant le public.

Comme le public n’est jamais le même, vous ne jouez jamais de la même façon ?
Jamais exactement pareil en effet, et on me l’a beaucoup reproché pendant mes sept ans de Comédie-Française, de 1950 à 1957. C’est même sans doute pour cela que je n’ai jamais été nommé sociétaire. Mais dans ce métier, on ne fait pas comme on veut, on fait comme on peut. Et Verlaine lui-même n’inventait pas tous les jours « Mon cœur est par-dessus le toit… ».

En plus, les réactions du public sont si bizarres ! Au Français, nous avions fait un triomphe dans Le Dindon, de Feydeau. Toute la troupe part jouer la pièce à Enghien : le bide… À un soir près, ni Ledoux, ni Charon, ni Hirsch, ni Seigner… ni moi, ne faisions plus rire. Ledoux en était si dégoûté qu’il s’est mis à réciter Le Cid au beau milieu de la pièce. Et pas un spectateur ne s’en est aperçu !

“On est fumier dans ce métier, on est cabot, on est faible, on est écorché.”

Quel coup d’œil rétrospectif jetez-vous aujourd’hui sur votre carrière ?
Ma carrière au cinéma en tout cas ne m’étonne pas. Je me suis débrouillé comme j’ai pu, avec des hauts, des bas. J’ai fait le maximum. Et j’ai toujours été lucide sur mes capacités. Qui dépendent grandement de celui qui dirige. Vous savez, sous la houlette de Vittorio De Sica, le voleur de bicyclette est bien meilleur que n’importe quel Gabin… Car c’est beaucoup plus facile d’arranger le jeu d’un acteur grâce au montage que de l’améliorer sur une scène de théâtre, en direct, face au public.

Chaque fois que j’ai tourné avec un bon metteur en scène, dans un bon film, j’ai obtenu un césar : dans Le Juge et l’Assassin, de Tavernier ; dans Subway, de Luc Besson ; et dans Uranus, de Claude Berri… Mais évidemment, les grands cinéastes ne m’ont jamais couru après… Pourtant, je peux vous assurer que dès que l’un d’entre eux me fait le moindre clin d’œil, je fonce, j’abandonne tous les tournages alimentaires… Sans doute je ne sais pas y faire ; je ne sais pas me présenter, me proposer…

Je me souviens que j’avais demandé à Jean Carmet, à un moment où il était au chômage, comment il comptait relancer la machine. Il m’avait dit : « C’est tout simple, dès que je vois un bon film au cinéma, j’envoie un petit mot au metteur en scène pour le féliciter. Ça flatte son homme, ça marche toujours. » Moi, je ne sais pas faire ça : ou j’en fais trop et ça pèse des tonnes, ou pas assez et ça ne sert à rien.

Vous n’êtes pas non plus un ange. Dans “Les Marchands de gloire”, vous n’avez pas hésité, au moment des répétitions, à ravir le rôle de votre partenaire.
Eh oui ! Je suis allé vers la facilité, vers le rôle de crapule nationaliste qui fait immédiatement le plus d’effet. Quand vous pouvez donner un grand coup de cymbale, c’est dur de préférer un petit coup de flûte. On est fumier dans ce métier, on est cabot, on est faible, on est écorché. Au Conservatoire, je me souviens que Jeanne Moreau, notre vedette, répétait à tous ses soupirants qu’elle n’aimait pas les comédiens parce qu’ils étaient trop féminins. C’était vrai. C’est toujours vrai. Je suis sans doute trop féminin. D’ailleurs, je n’ai jamais été moi, je n’en finis pas de m’évader. C’est pour ça sûrement que je ne plais qu’aux mauvais…

Arcticle paru dans le Télérama n°2521 du 6 mai 1998.

En 1998, Michel Galabru dans “Télérama” : “Jouer peut devenir une griserie”