Le « bon monsieur Vincent de Paul » 1581

Rencontre avec la franc-maçonnerie ou différence fondamentale entre charité et solidarité ?

« Depuis trente-cinq ans, je crève d’orgueil, c’est ma façon de mourir de honte »

Jean-Paul Sartre (Le Diable et le Bon Dieu)

« Tout être cossu qui se respecte, mâle ou femelle dit : « J’ai mes pauvres » Ainsi qu’il dirait : « J’ai mes esclaves, mes choses, mes guenilles humaines, sur lesquelles je puis étaler le clinquant de ma charité »

Georges Darien  (Le Pour et le Contre)

 

Un vent nouveau souffle sur les « planches » maçonniques. Vous ne trouvez pas ? Cela se traduit par un regain de références religieuses, de figures un peu passées de mode, que même les croyants avaient enfouies, loin dans l’oubli, comme on entasse les vieux objets dans les caves ou greniers et que l’on ressort pour une braderie et que l’on achète par curiosité, dans l’esprit du « ça peut toujours servir » ! Ainsi, l’un de nos Frères me demandait récemment si n’apparaissait pas un parallélisme entre la charité d’un Vincent de Paul et notre vision de la solidarité. J’en fus étonné dois-je avouer ! Bon, tentons le coup des comparaisons pour y répondre…

A tort sans doute, nous ne voyons la personne de St. Vincent de Paul (1581-1660) qu’à-travers les institutions charitables. Nous en serions excusables : qui ne connaît les « Lazaristes » (1) et « Les Filles de la charité » (2), créés avec Louise de Marillac (1591-1660), pour venir en aide aux pauvres. Mais c’est aussi un homme qui va traverser la vie comme une aventure humaine et spirituelle. Il est né au village de Pouy, près de Dax, dans un milieu paysan pauvre : il se définit lui-même comme « un misérable porcher, fils d’un laboureur », connaît bien la pauvreté en milieu rural, ami aussi les solidarités villageoises. La première des résiliences sera pour lui l’éducation qui le mènera à la prêtrise. Il va même connaître l’esclavage : capturé par les barbaresques, il passera plusieurs années en Afrique du nord, d’où il s’échappera par la Tunisie. Durant cette période, il aura même un maître alchimiste ! Cet épisode lui vaudra d’être nommé aumônier des galères. Celui dont le corps est encore exposé à la maison des Lazaristes, 95 rue de Sèvres, sera canonisé le 16 juin 1737, par le Pape Clément XII, et nommé, en 1885, par le Pape Léon XIII : « Patron de toutes les œuvres charitables ».

Mais un autre aspect de sa pensée doit attirer notre attention : sa réflexion théologique, dans ce 17ème siècle, dénommé « Le siècle des Saints », époque d’une grande effervescence religieuse, où la violence d’état intervient dans des controverses qui devaient lui rester étrangères :

– Pour les Jansénistes, proches du Protestantisme, la grâce vient d’une foi qui est donnée par la prédestination. C’est donc un salut qui ne peut venir que « d’en-haut ».

– Les Quiétistes pensent que la rencontre avec Dieu ne peut s’effectuer que dans l’intimité du silence, hors structures cléricales, dans l’abandon à un Dieu qui est le seul roi et maître. Ce que défendent Madame Guyon et Fénelon.

– Pour Bossuet, en revanche, grand ennemi des Quiétistes, le salut ne peut passer que par la structure ecclésiale associée à la structure royale. Point de vue défendu par le pouvoir, bien entendu !

Nous percevons là, dans ces théologies, des perspectives horizontales ou verticales qui ne peuvent se rencontrer au centre de la Croix, car leur mouvement dynamique rejette tout mouvement contraire. St. Vincent de Paul, au lieu de l’impossible croisée des perspectives, va choisir la figure géométrique du triangle pour expliquer sa conception : je n’atteins Dieu que par le prochain, le frère. Toute rencontre avec le Principe suppose cette démarche trinitaire.

I- le grand architecte de l’univers et « mon prochain » sont-ils des concepts ou des êtres incarnés ?

Cette mathématique entre immanence et transcendance ne nous épargne pas un constat : que je le veuille ou non, je ne peux me passer de l’autre et de dépendre de lui.

Dès lors, même le doute de l’action d’une « Puissance Supérieure » ne lève pas l’obligation du passage par l’autre, d’autant que la transcendance est mise en question et qu’il ne reste plus qu’un « effet-miroir » en regardant le prochain comme une finalité, sous peine de disparaître soi-même dans un monde qui ne renverrait pas mon semblant de reflet. Avec le risque, cependant, que l’absence de Dieu débouche sur la déification de l’homme, telle que l’ont souvent proposé les différentes formes de l’humanisme athée. Pour illustrer ce questionnement, nous ferons appel à un romancier allemand contemporain dont le « héros » paradoxal est un prêtre catholique qui doute de sa propre foi, et qui attend de l’un de ses amis d’enfance, prêtre lui aussi, de lui révéler une « porte de sortie » à sa problématique. Daniel Kehlmann, donnant l’explication souhaitée de cet ami, écrit (3) : « Dieu est un concept qui se réalise Lui-même, une causa sui, parce qu’elle est concevable. Je peux penser Dieu, et parce qu’Il est concevable, il existe nécessairement, le reste ne serait qu’une contradiction, donc je sais qu’Il existe, même si je ne crois pas en Lui. C’est pourquoi je suis croyant. Et n’oublie pas, nous réalisons Son existence par l’amour agissant que nous portons à l’humanité. Nous faisons notre travail. C’est à-travers nous qu’Il devient réel, mais nous ne pouvons le rendre réel que parce qu’Il existe nécessairement. Comment aimer les hommes si on ne voit pas en eux les créatures de Dieu, mais quelque chose d’aléatoire : des lichens qui ont fait carrière, des mammifères ayant un système digestif et des problèmes de dos ? Comment aimer le monde s’il n’est pas voulu par celui qui incarne la bonne volonté ? ». Admirable développement de ce que St. Vincent de Paul combat ! En effet, si Dieu n’est qu’un concept, à quoi sert l’incarnation où il s’est confronté à la nature humaine pour la sauver, « ces lichens et ces mammifères ayant un système digestif et des problèmes de dos ». Comme si un concept était nécessaire pour aimer son insupportable prochain, dans lequel on ne veut se reconnaître en abyme avec les mêmes fragilités et insuffisances. Je n’aime pas l’autre, car il est le reflet de ma propre faiblesse. Je ne l’accepte que s’il est dépendant de moi et présente une misère que je peux alors prendre en charge, en tant que supérieur à lui

et missionné par le fameux Principe dont j’attends la reconnaissance. Je n’attends pas que « mes frères me reconnaissent comme tel », mais que je sois choisi, prédestiné, pour l’accomplissement d’une mission dictée par une Puissance Supérieure qui, du fait de cette mission, m’ennoblit ! Je ne tolère mon prochain que comme dépendant de moi où, selon la très douteuse et très datée pensée d’Albert Schweitzer à propos des noirs gabonais : « Ils sont mes frères, mais je suis leur frère aîné ! ».

St. Vincent de Paul nous montre le danger d’un logos qui aurait remplacé l’ethos, « in verbo Dei » peut être une manière d’éliminer le prochain, vivant et limité, par une abstraction qui donnerait l’idée du partage de la puissance et de la supériorité avec ce Principe. D’une certaine manière, c’est la non acceptation de la figure géométrique du triangle, où « tout se tient », de façon vivante et incarnée : le Grand Architecte de l’Univers, moi et mon prochain. Si l’un des éléments manque, l’édifice s’écroule. Comme en psychanalyse, où nous savons que l’équilibre, toujours précaire, tient dans le balancement entre réel, symbolique et imaginaire.

Ii- aimer son prochain ou lui survivre ?!

Pour évoquer la question de notre relation au prochain, il convient d’aborder la question de l’innocence du sujet. Pour ce faire, nous feront appel à St Augustin. Dans ses fameuses « Confessions », il tord le cou à l’innocence de l’enfance pour en démontrer la caducité, ce que reprendront de nombreux philosophes comme Schopenhauer par exemple et la psychanalyse. Niant à l’avance la pensée rousseauiste que l’homme naît bon et que c’est la société qui le rend mauvais, St Augustin, lui, pense que la société est mauvaise parce que l’homme est mauvais par nature ! La haine, la jalousie et la volonté de puissance sont présentes dès la plus « tendre enfance ». Il décrit l’insupportable jalousie d’un enfant voyant son jeune frère dans les bras de sa mère (En fait, nous savons que c’est St. Augustin lui-même qui se décrit). Il écrit (4) : « Ainsi la faiblesse du corps est innocente chez l’enfant, mais non pas son âme. J’ai vu et observé un petit enfant jaloux : il ne parlait pas encore et il regardait, tout pâle et l’oeil mauvais, son frère de lait » Et il ajoute : « Que si « j’ai été conçu dans l’iniquité », si « c’est dans le péché que ma mère m’a porté », où donc, je vous prie, mon Dieu, où, Seigneur, moi, votre Serviteur, Où et quand ai-je été innocent ? Mais je laisse ce temps-là : qu’est-il pour moi, puisque je n’en ai gardé aucun vestige ? ». Saint Augustin s’inscrit dans l’analyse terrible de St. Paul (Epître aux Romains 7, 15-20) : « Car je ne sais pas ce que je fais : je ne fais point ce que je veux, et je fais ce que je hais. Or, si je fais ce que je ne veux pas, je reconnais par-là que la loi est bonne. Et maintenant ce n’est plus moi qui le fais, mais c’est le péché qui habite en moi. Ce qui est bon, je le sais, n’habite pas en moi, c’est-à-dire dans ma chair : j’ai la volonté mais non le pouvoir de faire le bien. Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas. Et si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui le fais, c’est le péché qui habite en moi ». Prodigieuse reconnaissance chez Paul, de ce que nous appellerons plus tard l’inconscient, ce fameux « çà », dont l’unique préoccupation est le plaisir personnel y compris au détriment d’autrui. Devant la force des pulsions et la lutte continue pour s’y opposer ou les contrôler, la charité n’apparaîtrait-elle pas « contre nature » ? Mais, contrairement à l’animal qui vit ses pulsions en direct, l’homme a inséré en lui, fort heureusement, la dimension du symbolique qui fait barrage à l’animalité, dans le meilleur des cas. La Maçonnerie, a donné cette importance capitale aux rites symboliques, précisément pour transformer les « Triebe », les pulsions, en sublimations, où l’autre n’apparaît plus comme un adversaire ou une proie, mais comme un interlocuteur, voire comme un frère possible. Paul Ricoeur, dans « Histoire et Liberté » (5) réfute la vieille opposition entre le « socius » et le prochain. Le socius est celui que j’atteins à-travers sa fonction sociale, car je n’ai pas de prochain, dit Ricoeur, je me fais le prochain de quelqu’un ! Le prochain, c’est la double exigence du proche et du lointain. Nous devons comprendre ensemble le socius et le prochain comme les deux dimensions de la même histoire, les deux faces de la même charité.

Iii- conclusions

Le franc-maçon s’inscrit-il dans une « visée lazariste » ?

La lecture de notre rituel nous éclaire, en dehors de toute interprétation purement théologique, sur la dimension triangulaire que développe St. Vincent de Paul, en allant vers une dimension cosmique, à-travers l’autre : elle procède de la notion de l’unité du cosmos à laquelle la voix initiatique nous a sensibilisé. Elle nous porte par l’amour au Grand Œuvre, et par le coeur à la grande cause du renouvellement universel.

 Faire la charité à un SDF est très bien mais est à la portée de n’importe qui faisant preuve de bonne volonté et d’un minimum d’humanisme ! Mais il est demandé beaucoup plus au Maçon : donner un sens métaphysique à son destin, de façon à devenir le soutien d’une dynamique qui nous préserve du chaos, où chacun se croirait maître du monde et son prochain objet de son pouvoir. La triangulation, postulée par St. Vincent de Paul, n’est pas uniquement répondre à une intuition d’un danger social et d’en faire une sorte de prophylaxie (Doucement la Révolution de 1789 se met en place, déjà à l’époque de St. Vincent de Paul, à-travers les contestations religieuses, les jacqueries et le pouvoir grandissant d’une bourgeoisie entrepreneuriale), mais de replacer la fraternité comme acte libérateur de la peur de l’altérité de l’autre, de l’illusion de sa propre imagination sur sa « toute-puissance » et de l’aboutissement vers une dimension qui nous dépasse et nous interroge sans cesse…

Dans le flot contradictoire de nos pensées, la fraternité est là pour que nous gardions le cap.

 NOTES

– (1) Les Lazaristes : Congrégation de la mission. Société de vie apostolique, de droit pontifical, créée en 1625. Ses règles sont inspirées du fonctionnement des Jésuites. Leur nom (1632) vient de leur installation dans l’ « Enclos St. Lazare », ancienne léproserie. Ils auront une forte influence en Chine où ils remplaceront, peu à peu, les Jésuites qui ne sont plus en « odeur de sainteté » auprès du Vatican, à la suite de la « querelle des rites ».

– (2) Les Filles de la charité : Société de vie apostolique. Création le 29 novembre 1633 par St. Vincent de Paul qui confie la formation de celles-ci à Louise de Marillac. Elles échappent à la « règle de clôture » qui était en général, appliquée au femmes et elles peuvent aller en ville pour s’occuper des pauvres. De façon anecdotique, il est intéressant de signaler que la première sœur sera une ancienne vachère, suivant en cela le destin du fondateur !

– (3) : Kehlmann Daniel : Les Friedland. Paris. Ed. Babel. 2015. (Page 109)

– (4) Saint-Augustin : Les Confessions. Paris. Ed. Flammarion. 1964. (Pages 22 et 23)

– (5) Ricoeur Paul : Histoire et Liberté. Paris. Ed. Du Seuil. 1995

Le « bon monsieur Vincent de Paul » 1581-1660 ou l’accès à la spiritualité par la charité  – Journal de la Franc-maçonnerie 450.fm