Par une chaude après-midi d’été, Tina Taniguchi est penchée au sol en grattant la terre. Ses cheveux bruns dépassent de son chapeau en feuilles de cocotier. Des taches de boue collent à son tee-shirt et barbouillent son visage souriant.
Tina Taniguchi sourit beaucoup lorsqu’elle travaille dans son coin de la saline de Hanapepe, à l’ouest de Kauai, une parcelle de terre cuite de la taille d’un terrain de football, parsemée de saumure cristallisée dans des lits d’argile.
C’est un travail difficile, mais pour moi, c’est aussi un jeu
, lance-t-elle, ajoutant en riant : Je joue dans la boue toute la journée.
La famille Taniguchi est l’une des 22 familles qui, depuis des générations, se consacrent à la pratique culturelle et spirituelle du paakai
, le mot hawaïen qui signifie sel
. Il s’agit de l’une des dernières parcelles de sel de l’archipel.
D’ailleurs, son sel sacré peut être échangé ou donné, mais ne doit jamais être vendu. Les Hawaïens l’utilisent pour la cuisine, la guérison, les rituels et la protection.
La famille de Tina Taniguchi est l’une des 22 familles qui, au fil des générations, se sont consacrées à la pratique culturelle et spirituelle du « paakai », ou sel hawaïen.
Photo : Associated Press / Jessie Wardarski
Au cours de la dernière décennie, cette région a été constamment menacée par le développement, la pollution provenant d’un aérodrome voisin, l’érosion du sable due à la circulation des véhicules et les déchets jetés par les visiteurs de la plage adjacente.
En outre, le changement climatique menace de faire disparaître cette pratique en raison de la hausse du niveau de la mer et de la modification des conditions météorologiques. Cette année, la saison de salage a duré à peine trois mois, de juillet à septembre, en raison de précipitations supérieures à la moyenne.
Au cours d’une bonne année, le travail commence généralement en mai et se termine en novembre. Mme Taniguchi fait environ une heure de route pour venir ici. Pour elle, c’est le moment où elle entretient un lien spirituel avec la terre.
Il s’agit d’une pratique religieuse pour moi, c’est certain. Mon père nous a élevés en nous disant que ces montagnes sont son église et que l’océan est l’endroit où l’on se purifie.
Les lits de sel sont lissés à l’aide de pierres de rivière. Ils sont ensuite recouverts de cette riche argile noire.
Photo : Associated Press / Jessie Wardarski
Des terres confisquées
Le grand-père de Malia Nobrega-Olivera a joué un rôle déterminant dans la formation du groupe de familles productrices de sel appelé Hui Hana Paakai. Malia Nobrega-Olivera est également une éducatrice et une militante qui s’efforce de préserver cette tradition séculaire.
L’objectif de l’organisation, dit-elle, est de parler d’une voix collective lorsqu’il s’agit de communiquer avec le propriétaire foncier, l’État d’Hawaï, à chaque fois que des problèmes se posent.
Elle explique que la parcelle de sel fait partie des terres qui ont été confisquées aux Autochtones hawaïens après le renversement de la monarchie d’Hawaï, soutenu par les États-Unis, en 1893.
Indépendamment de ce que peut dire un morceau de papier, nous sommes les gardiens de la région et cette terre est notre “kupuna” (aîné)
, souligne-t-elle.
Mme Nobrega-Olivera regarde avec tendresse les photos en noir et blanc de ses grands-parents, de ses oncles et de ses tantes d’il y a une cinquantaine d’années, debout près de monticules de sel scintillant. À l’époque, ils distribuaient des seaux de 5 gallons. Aujourd’hui, ils distribuent le sel dans des sacs à sandwich.
Malia Nobrega-Olivera tient une photo de ses grands-parents en train de fabriquer du sel hawaïen, ou « paakai ».
Photo : Associated Press / Jessie Wardarski
L’échange de sel contre d’autres articles se poursuit encore à ce jour, précise-t-elle, notant que son père, aujourd’hui décédé, a un jour échangé du sel avec un homme qui vendait des porcelets sur la plateforme Craigslist.
Né de la nécessité de conserver le poisson et d’autres viandes, le processus de transformation de l’eau de mer en sel peut être lent et éreintant. La saison commence lorsque les pluies cessent et que les eaux se retirent, exposant les lits de sel.
L’eau de mer circule sous terre et pénètre dans les puits. Chaque famille possède son propre puits, appelé puna
. Au fur et à mesure que l’eau pénètre dans le puits, de minuscules crevettes saumâtres rouges font de même, ce qui donne au sel de Hanapepe sa douceur unique, indique la militante.
L’eau des puits est ensuite acheminée vers les lits de sel, qui ont été nettoyés et recouverts d’une riche argile noire. Des couches de cristaux de sel s’y forment.
En général, la couche supérieure, la plus blanche, est utilisée comme sel de table. La couche intermédiaire, rosée, est utilisée pour la cuisine, tandis que la couche inférieure, d’un rouge profond, est utilisée pour les bénédictions et les rituels.
Un élément important de cette pratique culturelle et spirituelle est que ce sel ne peut être qu’échangé ou donné, et non vendu.
Photo : Associated Press / Jessie Wardarski
Après les incendies qui ont ravagé Maui en août et qui ont coûté la vie à une centaine de personnes, les praticiens spirituels ont demandé à Mme Nobrega-Olivera de leur fournir du sel blanc de Hanapepe afin de bénir et de calmer
l’île traumatisée, en particulier les zones où se trouvaient des morgues improvisées.
Les saliculteurs continuent d’envoyer leur sel aux survivants qui reconstruisent leur vie, afin qu’ils puissent rendre leur nourriture délicieuse et apporter un peu de cette joie dans leur vie
, poursuit-elle.
La militante pense que le sel de Hanapepe a le pouvoir d’éloigner les mauvaises énergies. Lorsque j’aborde une réunion difficile, je mets un cristal de sel sur ma langue pour me rappeler de faire attention à ce que je dis.
Des saliniers se réunissent pour un repas après avoir travaillé dans la saline de Hanapepe.
Photo : Associated Press / Jessie Wardarski
De nombreuses familles de saliniers sont chrétiennes. Mme Nobrega-Olivera explique qu’il peut être difficile de concilier leur foi chrétienne et leur spiritualité en tant qu’Autochtones hawaïens, mais que cela se fait de manière organique.
Lors de certains rassemblements, nous honorons nos divinités. D’autres occasions peuvent nécessiter une prière chrétienne en hawaïen ou en anglais, ou les deux. Vous faites ce qui vous semble bon.
Mme Nobrega-Olivera pense que la science occidentale et le savoir autochtone peuvent se combiner pour lutter contre les effets du changement climatique et sauver la saline. Il s’agit notamment de renforcer les bords des puits afin d’éviter que l’eau n’inonde la zone en cas d’élévation du niveau de la mer.
Autre mesure importante : empêcher l’érosion des dunes de sable due à la circulation des véhicules sur la plage, qui provoque la crête des vagues et l’inondation de la parcelle.
Certains nous demandent pourquoi nous ne pouvons pas déplacer cette pratique dans un autre endroit. C’est impossible, car notre pratique culturelle est propre à ce territoire
, dit-elle.
Il y a ici des éléments qui rendent ce lieu spécial pour la fabrication de ce type de sel. On ne peut trouver cela nulle part ailleurs.
Les personnes qui travaillent sur les parcelles de sel entrent dans les lieux avec révérence. Mme Nobrega-Olivera précise que les femmes en période de menstruation ne viennent généralement pas et que les vêtements rouges sont évités.
De son côté, Kanani Santos dit qu’il enlève ses chaussures avant d’entrer parce qu’il aime être connecté au sol
. Il aime s’y promener au coucher du soleil, lorsque la parcelle de terre rouge brique semble baignée d’or et que les cristaux de sel scintillent comme de la poussière magique.
Je fais une petite prière, je demande la bénédiction d’avoir une bonne récolte, d’avoir l’âme tranquille et de profiter de l’instant présent.
Le Hawaïen Kanani Santos se fait photographier près des lits de sel de sa famille situés Hanapepe.
Photo : Associated Press / Jessie Wardarski
Kurt Kuali’i, un chef dont la famille fabrique du sel depuis dix générations, raconte que son kuleana
signifie responsabilité. J’ai des moments de silence ici, comme à l’église. Je crois en akua (dieu), une puissance supérieure.
C’est ici que je viens me connecter à cette force supérieure, enseigner aux enfants et être en famille. Il y a une bonne énergie ici.
Même lorsque la pluie perturbe une journée entière de travail, Kurt Kuali’i sait que c’est Dieu qui nous dit qu’il n’est pas encore temps, qu’il faut ralentir
.
La meilleure partie de la fabrication du sel est de tout donner, narre-t-il. Le partage est hawaïen. C’est quelque chose que l’on fait avec ses mains. Je ne suis peut-être pas le meilleur dans tous les domaines, mais je peux faire du sel hawaïen.
Un savoir ancestral
Kane Turalde vient à la saline depuis l’âge de 7 ans. Il a aujourd’hui 68 ans et partage son temps comme éducateur et entraîneur de canoë-kayak. Il a manifesté par le passé pour empêcher la construction de maisons de luxe et d’autres projets à proximité de la saline, qui, selon lui, auraient augmenté le trafic et la pollution.
Je viens toujours ici dans l’esprit de l’akua. Avant de quitter ma maison, j’appelle mes ancêtres pour qu’à mon arrivée, ils soient là
, déclare-t-il.
Une fois les lits de sel, utilisés pour fabriquer le sel hawaïen, sont aplanis à l’aide de pierres de rivière, ils sont ensuite recouverts de cette riche argile noire et laissés à sécher.
Photo : Associated Press / Jessie Wardarski
Dans la maison familiale, la grand-mère de M. Turalde gardait un bol de sel près de la porte. Tout le monde en prenait une pincée et faisait une prière avant de sortir, pour se protéger, se souvient-il.
Avec la résurgence de la culture et de la langue hawaïennes dans les îles, Mme Nobrega-Olivera a déclaré qu’elle réfléchissait désormais à la manière de transmettre les connaissances aux jeunes générations.
L’une des façons pour elle de rendre hommage à la saline de Hanapepe est de composer des mele
, c’est-à-dire des chansons et des chants hawaïens.
La militante a récemment enseigné à des écoliers l’un de ces chants dont le refrain est aloha aina
, ce qui signifie amour de la terre
. Ses yeux se sont écarquillés lorsqu’elle a vu leur enthousiasme à apprendre le mele
.
Aloha aina reflète notre philosophie, la raison pour laquelle nous faisons cela. Vous prenez soin de la terre, et la terre prend soin de vous
, conclut-elle.
La récolte de sel, une tradition sacrée que les Autochtones d’Hawaï tentent de protéger