Cartels, la chronique de Nanarland


Au détour d’une rue, Steven Seagal croise une vieille connaissance qu’il avait perdue de vue.

– Hé mais c’est ce bon vieux Steven ! Ça fait une paye qu’on s’était pas vus !

– Ah, mais c’est Sens artistique ! Tiens donc, mais où t’étais passé ? Tu rentres à la maison ?

– Oh tu sais, j’allais de ci de là. J’ai senti le besoin de voyager un peu dans les années 2000 ; ta carrière est-européenne tournait au marécage cinématographique. Trop de pression face à toute cette indigence de moyens et de jeu d’acteur, la fatigue s’accumule tandis que le plaisir s’estompe, et puis un jour, c’est l’épuisement. Une sorte de burn-out de l’âme, quoi.

– Il est évident que tout le monde n’a pas les même nerfs d’airain que moi pour parvenir à sublimer par ma puissance innée n’importe quelle condition de tournage.

– Ah oui, j’avais oublié que Sens de l’estime de soi ne t’avait pas quitté, lui. C’est pas pour rien qu’on l’avait surnommé, entre copains, Melon bouffi.

– Et qu’est-ce qui te ramène ainsi au berceau de l’Art ?

– J’ai récemment vu par hasard un étonnant gif de toi où tu t’agites de manière assez drôlatique au milieu de jeunes femmes en tenues traditionnelles slaves. Je n’arrivais pas à déterminer s’il s’agissait d’une démonstration d’arts martiaux, de danse ou d’une nouvelle méthode pour chasser les moustiques. En fait, ça m’a beaucoup amusé, au point de me faire penser à un nom pour ce pas de danse : la choré de Huntington. Sans e.

– …

 – Ah oui, j’oubliais que Sens de l’humour était mort il y a très longtemps…

– Sache que je rendais hommage à la noble culture tchétchène chez mon très bon ami Ramzan Kadyrov.

– … mort dans le même accident vasculaire que Sens de l’éthique.

– Continue à tenter de me psychanalyser sauvagement et je te pète tes articulations. Ne crois pas que ton absence d’existence matérielle représenterait un obstacle à un homme d’un tel niveau de spiritualité que moi. L’aikido métacognitif, ça te parle ? Bon, qu’est-ce que tu me veux ?

– Et bien la découverte de ce gif m’a donné envie de reprendre de tes nouvelles, de voir où tu en étais sur le plan professionnel. Je ressentais une pointe de culpabilité à t’avoir laissé gérer seul tes choix de carrière. J’ai donc regardé une de tes dernières productions : Cartels, réalisé par Keoni Waxman.

Aussi connu sous le titre Killing Salazar. Aucun dictateur portugais n’a été blessé durant le tournage.

– Un chef-d’oeuvre parmi tous les autres que j’ai sanctifié de ma présence.

– Ah, c’est pas le terme que j’aurais retenu, mais le plaisir que j’ai pris en le visionnant m’a convaincu que ça valait la peine d’en parler. Je n’ai pas été surpris de voir que tu incarnais encore et toujours un super agent gouvernemental. C’est pas un peu paradoxal pour un complotiste anti-deep state comme toi ?

– C’est parce que j’ai une maîtrise absolue des rouages internes de l’état fédéral – où mon totem est vénéré par toutes les générations de grands pontes – que j’ai pu voir le réel et le dénoncer pour que lui soit substitué le nouveau monde forgé à mon image.

– Heu, je te rappelle que ce sont des rôles que tu interprètes dans des films, pas des idées de la caverne de Platon. En l’occurrence, Cartels traite d’une opération militaire de transport d’un narcotrafiquant qui vire à la catastrophe. Narcotrafiquant que tu as bien évidemment toi-même arrêté dans sa villa bourgeoise d’Odessa.

Joseph Salazar, dit El Tiburon, mafieux mi-colombien mi-russe pour 2 fois plus d’ignominie. Le film insiste sans cesse sur son appartenance au Bratsi Krug, un cercle criminel d’Europe de l’est, sans que cela n’aboutisse jamais à rien.

– Un magnifique moment d’action, non dénué d’une pointe de sophistication. Ma marque de fabrique.

– Tu fais référence à la partie d’échec ? A croire que ce jeu a pour vocation à être martyrisé dans tous les films qui le mettent en scène. Je reconnais être une bille en la matière, mais je sais qu’on ne peut pas faire un mat avec son roi.

– Pas selon ma réécriture officielle des règles de ce jeu. Désormais le roi est un grand maître d’aikido et il a été formé par la CIA dans sa jeunesse.

– Ah, j’avoue que là, y’a matière à creuser un script car je serais curieux d’en voir l’adaptation ciné. Mais pour en revenir à Cartels, l’arrestation de ton baron de la drogue requiert une extradition dont on peine à comprendre ce qui justifie une telle complexité, entre des militaires du JAPTS à l’air si pénétré que le balai du patriotisme fervent doit leur avoir été enfoncé bien profond, des agents de la DEA tellement suspects qu’ils doivent avoir TRAITRES de tatoué sur les dents…

– Hein ?

Allez, souris et montre-nous tes dents tatouées, sale rond-de-cuir fédéral corrompu qu’on devine immédiatement que tu es !

– Bah si, tu mets 1 lettre sur chaque incisive, T-R-A-I en haut et T-R-E-S en bas…

– Ca fait Trétrè, non ? Pas terrible pour un soit-disant Sens artistique.

– Heu oui, enfin je reste Sens artistique de Steven Seagal, hein ! Toujours est-il qu’on comprend rapidement que tout va merder, ce qui ne loupe pas. Faut dire que faire une étape en Roumanie, garder le prisonnier dans un hôtel de tourisme qui lui appartient, et éparpiller l’équipe de 5 marshalls un peu partout dans les couloirs, ça n’a jamais été une idée jojo. Surtout en justifiant ces contraintes aberrantes par le fait que transférer Salazar dans une base militaire US locale, située à 200 mètres du lieu d’échange, nécessiterait “trop de paperasse” ! Et de fait, tu te retrouves vite à jouer le super-interrogateur qui cuisine le témoin principal, seul survivant de ce bordel, afin de reconstituer le déroulé de l’intrigue.

Allégorie d’une mission au bord de l’effondrement.

La consigne de la troupe étant d’être le plus discret possible, il est logique d’aller acheter ses sandwichs en tenue militaire.

– Seules mes exceptionnelles capacités perceptives chamaniques peuvent relever les subtils indices qui alimenteront mon processeur cognitif capable de traiter en quelques heures autant de data que le Consortium International des Journalistes d’Investigation rame à le faire en 6 mois. Je suis le prisme indispensable à la révélation de la Vérité. 

– Oui, y’a pas besoin d’être à l’ICIJ pour capter que le scénario s’inspirait très librement de Usual Suspects. L’interrogatoire d’un mec qui boit sans fin dans sa tasse Ikea, un récit en flashbacks et d’inévitables twists finaux, mh ? Et carrément une petite référence à Keyser Söze ! Tu nous as refait le coup de Attack Force où tu avais tenté de faire changer le script parce que tu venais de voir Predator 2 ?

– Je n’ai pas besoin d’user de telles manœuvres, il me suffit d’être pour que mes géniales intuitions irradient avec menace sur toute personne alentour, réalisateur et scénariste compris.

Cette jeune assistante est fascinante de mutisme et d’inutilité. A croire qu’elle était sur le plateau pour d’autres fonctions interpersonnelles.

– Sauf que là, les flashbacks comprennent de très nombreuses séquences où ton soldat n’était même pas présent ! Ça n’a aucun sens ! Et les retournements de situation de dernière minute s’enchaînent de manière incompréhensible, donnant une impression de vaine esbroufe. Pire, ça a surtout pour effet de nullifier un peu plus les glorieuses forces spéciales en leur prêtant une méthodologie DRH à la ramasse ! Et même, ça nique carrément ton image de super as de l’interrogatoire qui semble surtout se faire rouler dans la farine. Bon, je dis “semble” parce qu’en vrai, c’est pas très clair.

– Bien sûr que c’est clair. C’est moi qui mène la danse, comme chez Kadyrov. J’ai déjà toutes les informations avant que le mec me les donne, je gère les happenings avec l’entrée en scène de collègues supposés morts, et à la fin, je suis évidemment de connivence.

– Mais de connivence avec quoi, la conclusion est incompréhensible ! Et le collègue mort-mais-en-fait-non n’apporte aucune information supplémentaire, si ce n’est créer des incohérences en plus ! Moi ça m’a surtout donné l’impression que cette fonction d’interrogateur justifie que tu restes assis le cul sur ta chaise les 3/4 du film, comme le premier Bruce Willis venu.

– La société est désormais devenue trop fragile pour supporter 90 minutes d’action non-stop à mon niveau d’excellence.

– C’est donc pour ça que tu ne daignes participer qu’à deux petites scènes de lever de jambe ? Je reconnais que j’ai eu de la peine pour toi quand je t’ai vu monter cet escalier : tu n’arrives mêmes plus à tenir ton arme des deux mains, ton bras droit semble paralysé que si ç’avait été le gauche, j’aurais cru que tu faisais un infarctus. On te sent tellement concentré à ne pas t’effondrer que ça te donne un air blasé alors que tu abats des dizaines de méchants qui se jettent sur tes balles comme si c’était des bonbons.

Faut-il comprendre que Steven Seagal n’a pas besoin d’avoir un bras droit ?

– Il est évident que c’est le but de toute une vie pour un simple sbire que de mourir de ma main. C’est la garantie d’une avancée plus rapide dans le cycle des réincarnations.

– Mais tu es toujours bouddhiste, alors ? Avec Sens religieux qui souffre de TDI, on n’a jamais réussi à en être sûr. En tout cas, arrête de t’identifier autant aux représentations iconographiques de Siddharta. Je ne voudrais pas verser dans la grossophobie mais merde, même quand tu marches vers ton adversaire avec ta tenue militaire, tu donnes l’impression d’être engoncé dans le costume de Casimir, au point d’obliger le réalisateur à faire des plans très courts pour cacher la misère. Tu n’as pas à avoir l’obésité honteuse mais cesse de vivre dans le déni et de continuer à te vendre comme une super star du cinéma d’action alors que tu es de plus en plus proche d’un mauvais copycat de Bud Spencer. Certes, ce contraste est hilarant à l’écran, mais il vire aussi un peu au gênant.

More and more Seagal.

Allez, ne soyons pas trop vachard car lors du combat final, Steevy assure lui-même quelques passes d’arme. Et il accepte même de se prendre un (unique) pain.

– Tu confonds un peu tout. Tu fais un amalgame entre le poids et la puissance. Ma force intérieure a fini par modeler mon corps qui se développe désormais dans des proportions quantiques qui débordent cet espace-temps. C’est ce qui donne cette illusion d’optique à laquelle vous succombez, pauvres êtres inférieurs. La preuve, lorsque je frappe, ma corpulence se transforme.

– Non, ça c’est ta doublure.

 

Difficile de trouver un stuntman de la même corpulence que Steven.

– L’unicité absolue de Steven Seagal en ce monde empêche l’existence de toute doublure.

– Et ta moumoute, c’est pas une doublure peut-être ? En plus, le film utilise systématiquement des champs/contre-champs lors de tes échanges avec Luke Goss, souvent agrémentés d’un plan de dos dans l’ombre, qui laissent fortement suspecter que vous n’avez jamais tourné une seule scène ensemble. J’avoue avoir douté car la doublure crâne de Goss est vraiment l’élément le plus réussi du film. 

 

Doublure dos de Steven Seagal contre doublure crâne de Luke Goss.

Surtout que le réalisateur Keoni Waxman pousse le vice jusqu’à montrer son skull double de 3/4 dos puis carrément de profil ! Dans le fil de l’action, ça passe crème, et j’ai vraiment dû y zyeuter à plusieurs reprises pour découvrir la supercherie. C’est l’attitude figée de l’acteur qui regarde fixement devant lui et l’obstination de la caméra à ne jamais le montrer plein visage qui ont fini de me convaincre. Mais un tel niveau de roublardise en devient exquis pour qui y prête attention.

A ce niveau, c’est de l’art.

– Le réalisateur a su être vigilant quant aux risques d’incident mortel qu’entraînerait la confrontation sur le plateau de la tête d’affiche et de son faire-valoir.

– Heu, tu as beau être en gros sur l’affiche (hem), à l’écran on voit surtout Luke Goss qui fait tout le boulot. Cela dit, le mec a l’air formé à ton école d’acteur : mono-expression quelle que soit la situation, regard fixe et pénétré du constipé qui regarde par-delà l’horizon, genre grand maître zen… qui résout les koans au pistolet-mitrailleur.

Luke Goss a démarré sa carrière à la fin des années 1980 dans le groupe Bros, un proto-boys band (Bros Band ?) qu’il formait avec son frère jumeau Matt, avant de se tourner vers le cinéma. Après quelques rôles dans des films de belle stature (Blade 2, Hellboy 2), sa filmo sombre dans le direct-to-poubelle qui remplit les fonds de catalogue des plateformes de streaming. Il suffit d’aller voir les OSFA du site comme Dead Drop ou April Rain.

– Luke ? Je suis… un peu… comme… un… PERE !… Pour lui. Voilà, riez maintenant, mortels.

– Arrête, tu enterres une seconde fois Sens de l’humour. Heureusement qu’il y a Georges Saint-Pierre dans le rôle du méchant sbire trahi par Salazar. Il cherche sans doute à compenser vos paralysies faciales en adoptant une composition cabotine au possible : ça vire au Mixed Martial Acting. Mais c’est toujours agréable de voir un bad guy à donf les ballons. On se demande bien comment on peut passer de l’octogone à ce genre de film.

– Ah, tu veux la vérité ? Es-tu même seulement prêt à la recevoir ? Georges Saint-Pierre a proposé de tourner gratuitement dans le film , à condition que je lui enseigne le front kick qui a rendu célèbre Anderson Silva lors de sa victoire contre Vitor Belfort [NdA : anecdote glânée sur IMDb et difficilement vérifiable, mais tel Mulder, I want to believe].

Georges Saint-Pierre, alias GSP, est en effet une star canadienne de MMA, un talent qu’il met à profit pour effectuer des projections dans les tables basses. En étudiant sa fiche IMDb, on découvre qu’il avait déjà tourné dans quelques actioners dont certains semblent avoir été des productions UFC car ils ont à leur casting d’autres combattants de cette écurie. 

Aaaand now, this is the moment the UFC fan watching around the world have been waiting for… Iiiiiiit’s tiiiiiiiime !

– Attends, tu fais référence à ce buzz douteux que tu avais lancé suite à ce match, en t’attribuant la paternité de cette technique ?

– Je t’avais prévenu que la vérité était inaccessible à ton intellect.

– Et ça vient de ton intellect, cette idée de prononcer toutes les heures affichées à l’écran en précisant les minutes, pourtant systématiquement nulles ? Genre “neuf heures zéro zéro” ou “quatorze heures zéro zéro”. Tu avais aussi regardé Double Zéro avec Eric et Ramzy ?

– C’est parce que la précision atomique de ma fréquence neuronale a fait de moi l’horloge parlante la plus perfectionnée de l’univers.

– Je… Je… J’avoue que je ne sais plus quoi dire face à tant de mauvaise foi confite dans le narcissisme à 95°. Steven, regarde la vérité en face, tes films ne font plus bander personne. Le mieux qu’on peut en espérer, c’est qu’ils amusent un peu tes derniers contemplateurs, comme c’est le cas de Cartels. Oh, c’est pas non plus la folie de l’année, mais vu la nullité du niveau à laquelle tu nous as, et tu t’es, habitué(s), même un petit nanar, on prend. Les personnages sont glorifiés comme l’élite de la nation alors qu’ils retiennent systématiquement l’idée la plus con, au point que c’est Salazar qui finit par prendre le leadership ; les fusillades sont imbitables tant elles semblent avoir lieu dans des espaces non-euclidiens ; les twists s’entre-dévorent, avec même l’utilisation last minute d’un plan tatoué à la Prison Break, sans aucune utilité ; et chacune de tes apparitions sur le terrain réveille l’enfant qui sommeille en nous tous… un enfant ricaneur, oui, mais avec des yeux émerveillés. Assume Steven, tu peux le faire. Quitte ce personnage-forteresse dans lequel tu t’es réfugié, abandonne tes amitiés dégueulasses à qui tu sers de caution pop en échange d’un dernier zeste de pseudo-gloire. Fais ce pas vers la rédemption, tu te sentiras mieux. Allez, reviens parmi nous.

– Parmi vous ? Mais je n’ai pas le temps pour ça, je dois d’abord aller faire la lumière sur le bombardement d’Olenivka par Zelensky lui-même. Allez, repasse me voir après, Sens artistique, on reparlera du bon temps autour d’une carotte crue.

– Adieu, Steven.

Un film financé par le lobby des lunettes de soleil.

Cartels, la chronique de Nanarland