[Entretien] Laurent Dandrieu : « L’Église de demain saura épouser l’âme des peuples »

À l’occasion de la publication de son dernier ouvrage, Rome ou Babel. Pour un christianisme universaliste et enraciné (Artège), le journaliste Laurent Dandrieu livre un regard lucide sur la crise que traverse l’Église mais voit dans la nouvelle génération de prêtres et de jeunes fidèles des signes de renaissance.

Marc Eynaud : Nous célébrons les soixante ans du concile Vatican II. Quel regard portez-vous sur ce concile qui a, pour les uns, permis à l’Église de rester dans son siècle et, pour d’autres, l’a au contraire dissoute dans le siècle ?

Laurent Dandrieu : Le Christ lui-même nous demande de juger un arbre à ses fruits : « Un bon arbre ne peut porter de mauvais fruits […] Tout arbre qui ne donne pas un bon fruit, on le coupe et on le jette au feu. » Conçu pour réconcilier l’Église avec l’homme « de l’époque moderne », Vatican II a visiblement échoué à remplir l’objectif qu’il s’était donné à lui-même. Dans Comment notre monde a cessé d’être chrétien (Seuil), Guillaume Cuchet montre que, en France, le décrochage de la pratique religieuse se situe précisément en 1965, soit durant l’année de la fin du concile. Soutenir, comme le font fréquemment ceux qui veulent continuer à faire de Vatican II la boussole indépassable de l’Église universelle, que ce décrochage aurait été pire si le concile n’avait pas eu lieu tient de l’acte de foi, aucunement de l’analyse rationnelle. Il serait bon, aujourd’hui, de tourner la page d’un concile qui a visiblement échoué à entrer en résonance avec « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps », pour reprendre les premiers mots de Gaudium et spes.

Jacques Maritain, dans Le Paysan de la Garonne (Desclée de Brouwer), déplorait que le dialogue de l’Église avec le monde tourne trop souvent à un « agenouillement devant le monde ». Cet agenouillement est en germe dans les textes de Vatican II. Ils proposent une théologie qui se préoccupe un peu trop de l’homme et pas assez de Dieu, un peu trop de son épanouissement et pas assez de sa condition de pécheur, un peu trop de sa situation dans le monde et pas assez de sa destinée éternelle. À lire certains textes conciliaires, on a parfois l’impression d’une Église qui professe une foi naïve dans l’homme. Un homme qui, une fois qu’il aura progressé moralement, fera entrer l’humanité dans un âge nouveau – enfin débarrassé du péché originel.

Cet âge nouveau ressemble fort, par moments, à l’utopie d’une « mondialisation heureuse » où les nations se dépasseraient elles-mêmes pour arriver à « une certaine forme de communauté universelle », où se réalisera enfin, concrètement, l’unité du genre humain : « Plus le monde s’unifie et plus il est manifeste que les obligations de l’homme dépassent les groupes particuliers pour s’étendre peu à peu à l’univers entier (toujours Gaudium et spes). Ce qui ne peut se faire que si les individus et les groupes cultivent en eux les valeurs morales et sociales et les répandent autour d’eux. Alors, avec le nécessaire secours de la grâce divine, surgiront des hommes vraiment nouveaux, artisans de l’humanité nouvelle. » Il me semble qu’avec la prophétie de cette humanité nouvelle, on est plus dans une forme de millénarisme mondialiste qui caricature l’espérance chrétienne en militance politique que dans le respect de l’universalisme chrétien tel que le concevait la théologie traditionnelle.

M. E. : Maurice Clavel disait des catholiques des années 70 « qu’ils avaient tellement peur d’être les derniers chrétiens qu’ils seront les derniers marxistes ». Prophétie avérée ou réfutée ?

L. D. : Les prophéties s’accomplissent souvent sous une forme légèrement différente de ce que les « prophètes » avaient prévu. Plus que le ralliement au marxisme, qui fut dans l’Église une forme de mode – elle a laissé des traces et n’a pas complètement disparu mais ne me semble plus être le problème majeur de la théologie catholique aujourd’hui -, ce que pointait Maurice Clavel, c’était la course éperdue de certaines intelligences catholiques, et souvent de la hiérarchie de l’Église, derrière l’esprit du temps : sous prétexte de ne pas être déconnecté du monde, on court en réalité derrière lui, et on se laisse d’autant plus influencer par lui qu’on ne connaît plus à fond la foi qu’on est censé professer et qu’on a renoncé au principe de non-contradiction.

Aujourd’hui, ce « marxisme » catholique réside moins dans une analyse des rapports sociaux-économiques conforme aux analyses de Marx que dans la caricature de l’universalisme en un internationalisme repeint aux couleurs du personnalisme et de la charité : peu importent les caractères nationaux, les cultures particulières et les droits des peuples à la continuité historique, puisque nous sommes tous des personnes égales en dignité et semblables en humanité ; et peu importent aussi les cadres politiques nationaux, les frontières, les identités nationales, puisqu’ils nous empêchent de sacrifier à cette version idolâtrée de la charité qu’est l’accueil inconditionnel de l’autre. En réalité, cet universalisme caricaturé en mondialisme est une profonde perversion du catholicisme, religion qui a toujours profondément respecté la diversité des peuples et des cultures, et qui y a même vu la condition même de la civilisation.

M. E. : À vous entendre, non seulement l’Église ne doit pas « céder au mondialisme acculturé » mais elle peut en plus devenir un rempart, comme une sorte de troisième voie entre le communautarisme et l’acculturation. Comment ?

L. D. : En liant ensemble ces deux vérités : que l’enracinement est « un besoin vital de l’âme », selon les mots de la philosophe Simone Weil, et que notre commune condition de fils de Dieu nous enjoint de voir tout homme comme un frère. Bossuet voyait le génie du christianisme dans sa capacité à « tenir les deux bouts de la chaîne » entre des vérités qui semblent contradictoires, mais qu’il faut bien tenir ensemble puisqu’elles sont toutes deux des vérités. On peut compléter Bossuet par Chesterton en s’avisant à sa suite que si « le monde est plein de vertus chrétiennes devenues folles », elles le sont devenues « pour avoir été isolées les unes des autres ». Séparez l’enracinement de l’universalisme, il tourne à l’idolâtrie de la communauté naturelle, qui peut prendre des formes aussi extrêmes que le nazisme génocidaire. Séparez l’universalisme de l’enracinement, vous aurez un mondialisme déshumanisant qui asphyxie l’âme de l’homme en oubliant ce besoin vital.

L’universalisme catholique, dans sa version traditionnelle authentique, c’est le parfait équilibrage de deux vertus l’une par l’autre : la reconnaissance de ce que l’homme puise dans son enracinement « la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle » (Simone Weil), et la reconnaissance qu’il partage avec l’homme qui lui est le plus étranger et le plus lointain une commune paternité divine et une commune destinée spirituelle.

C’est cette commune destinée spirituelle qui fait l’unité du genre humain. Il n’est pas utile d’en chercher une autre, humaine ou politique. C’est même nocif, car le mondialisme est nécessairement, comme j’en apporte la démonstration dans le chapitre 2 de Rome ou Babel, destructeur des enracinements et donc un facteur de déshumanisation et de décivilisation.

M. E. : Dans l’un de vos derniers ouvrages, Église et immigration. Le grand malaise (Presses de la Renaissance), vous aviez déjà exploré cet angle mort intellectuel d’une Église coincée entre charité et besoin de préservation (continuité historique) : on a l’impression que le pape François a fait son choix. Est-ce votre avis ?

L. D. : La première chose, c’est que la charité telle qu’elle est défendue aujourd’hui par un certain discours ecclésial sur les questions migratoires me semble moins une charité véritable qu’une caricature, un impératif moral qui se soucie plus de cocher une case dans un cahier des charges que du bien réel des immigrés qu’il prétend défendre (je précise bien que je parle ici de discours ecclésial, non des gens qui se préoccupent concrètement de nourrir ou de loger des migrants) ; c’est ce que les Italiens appellent le « bonisme », une posture morale de bienveillance affichée qui ne se soucie pas des effets réels qu’elle produit. Il me semble qu’aujourd’hui, encourager le déracinement de populations extra-européennes pour les plonger dans des sociétés qui leur sont étrangères culturellement et qui n’ont pas les moyens réels, ni d’ailleurs l’envie, de les intégrer ne rend service à personne, ni à eux, ni à nous. Comme l’écrivait Victor Hugo, « le jour où la misère de tous saisit la richesse de quelques-uns, la nuit se fait, il n’y a plus rien. Plus rien pour personne. »

Aujourd’hui, le discours de l’Église semble avoir très largement oublié les notions élémentaires de bien commun et ne plus raisonner qu’en termes de bien des personnes, ce qui lui interdit de penser les implications politiques – et même religieuses – des migrations de masse et de s’interroger sur la façon dont elles remettent en cause le droit des peuples à leur continuité historique.

Quant au pape François, s’il reconnaît, notamment dans l’encyclique Fratelli tutti, les droits des peuples à protéger leur identité, il semble le réserver dans la pratique aux pays les plus pauvres : s’il y a des traces de marxisme dans sa pensée, c’est sans doute dans le fait qu’il semble transposer la lutte des classes à l’échelle des peuples, qu’il divise entre opprimés, toujours victimes, et oppresseurs, toujours coupables. De fait, de par leur statut d’oppresseurs « systémiques », les pays occidentaux ne sauraient être menacés dans leur identité par l’immigration de masse, selon lui. De toute façon, le migrant est aujourd’hui tellement sanctifié dans la pensée de l’Église que tout doit s’effacer devant son désir d’une vie meilleure, à commencer par les frontières, qui « ne peuvent pas s’opposer » à ce que les migrants jouissent des « possibilités d’une vie digne et de développement » (Fratelli tutti).

M. E. : Au fond, cette église de la tolérance, béate et « citoyenne du monde » n’a-t-elle pas tout simplement disparu ? Faute d’avoir réussi à transmettre son héritage intellectuel, voire la foi tout simplement ?

L. D. : En tout cas, il semble qu’elle soit entrée dans une spirale d’autodestruction, acharnée à organiser sa propre disparition : d’une part en refusant obstinément de réfléchir sur son impuissance à transmettre la foi, ne serait-ce que par un catéchisme aujourd’hui gravement défaillant mais étrangement absent des ordres du jour ; et en ne réfléchissant pas davantage sur les conséquences d’une réforme liturgique qui a fait fuir les fidèles en chassant des églises les formes visibles du sacré. L’Église organise aussi sa propre disparition en méprisant ouvertement des « catholiques culturels » qui constituent pourtant, selon le mot de Patrick Buisson, son « armée de réserve », et qui sont aujourd’hui le principal vivier de la nouvelle évangélisation ; de même que l’attachement de Français qui n’ont plus la foi à leur clocher ou à la crèche est un formidable terreau d’évangélisation, quand un certain discours ecclésial persiste à n’y voir qu’une « instrumentalisation politique et identitaire de la foi ».

Mais cette Église-là n’a pas disparu : c’est elle qui est aujourd’hui aux commandes de l’Église universelle. Ce sont les tenants d’une Église désincarnée, détachée de tous ses ancrages culturels, populaires et nationaux, une Église hors-sol et même « apatride », comme le dénonçait déjà dans les années 1970 le père Serge Bonnet, qui sont aujourd’hui aux manettes. Ce sont eux qui méprisent les jeunes chrétiens qui, en plein confinement, se battaient pour sauver la messe ; ce sont eux qui préfèrent lutter contre les catholiques traditionalistes que contre l’athéisme, le matérialisme ou le wokisme. Ce sont eux qui président à la progressive transformation de l’universalisme en mondialisme.

Mais, à la base, chez les prêtres des nouvelles générations et chez les jeunes fidèles, il existe une autre Église, que je crois majoritaire. Cette Église-là ne confond pas Rome avec Babel, elle sait se souvenir que le catholicisme est une religion de l’incarnation, et que « catholique » veut dire aussi « qui s’adresse à tout l’homme », jusque dans ses dimensions les plus enracinées. Cette Église-là, c’est l’Église de demain, c’est son avenir, pas seulement parce qu’elle a les jeunes générations de son côté, mais plus fondamentalement parce qu’elle est fidèle à la nature même du catholicisme, à sa tradition, à ce catholicisme authentique qui sait épouser l’âme des peuples et qui bénit, comme le dit le catéchisme de l’Église catholique, ceux qui pratiquent « l’amour et le service de la patrie ».

[Entretien] Laurent Dandrieu : « L’Église de demain saura épouser l’âme des peuples »