L’Opéra de Rennes, un carrefour de créations

En l’espace de seulement deux semaines durant ce mois de novembre 2022, l’Opéra de Rennes présente une création mondiale et une toute nouvelle production d’un opéra contemporain : L’Annonce faite à Marie avec Angers Nantes dont nous parle son compositeur Philippe Leroux et Les Enfants terribles avec la co[opéra]tive dont nous parle la metteuse en scène Phia Ménard, le tout en compagnie du Directeur Matthieu Rietzler.

Genèses croisées

L’Annonce faite à Marie sur le texte de Paul Claudel, création mondiale du premier opéra composé par Philippe Leroux, dans une mise en scène de Célie Pauthe est à l’affiche à l’Opéra de Rennes les 6, 8 et 9 novembre, juste avant Les Enfants terribles de Jean Cocteau, musique Philip Glass, mis en scène par Phia Ménard avec la co[opéra]tive, du 14 au 20 novembre. Deux productions qui conjuguent l’art lyrique au présent avec un volontarisme que revendique le Directeur Matthieu Rietzler : “Nous sommes une maison d’opéras au pluriel d’aujourd’hui. Nous avons l’idée d’un opéra hospitalier, pour les spectateurs et les spectatrices comme pour les artistes (des liens entre chacun se créent dans cette joyeuse circulation : c’est la diversité d’une programmation qui contribue aussi à la diversité d’un public). La création et les musiques de création peuvent parler à toutes et à chacun. Nous en produisons très régulièrement, avec chaque année au moins un ouvrage du XXe et un ouvrage du XXIe siècle, en parallèle aux œuvres du “grand répertoire”, du baroque et de la période classique. Ces choix de programmation s’appuient aussi sur notre envie d’accompagner des parcours d’artistes, de les présenter au public, en saisissant des opportunités et des occasions de création qui s’adressent à nous. C’est le cas de ces deux projets.”

Cette volonté a en fait suscité les opportunités à saisir. Le compositeur et la metteuse en scène nous expliquant, chacun séparément, qu’ils cherchaient depuis longtemps une telle occasion et qu’ils l’ont enfin trouvée ici : “Nous continuions à chercher un projet d’opéra depuis plusieurs années avec la co[opéra]tive, se remémore Phia Ménard, mais je ne me sentais pas à l’endroit des différents livrets. À un moment, notamment via Matthieu Rietzler, nous sommes arrivés aux Enfants terribles de Cocteau sur la musique de Philip Glass. Je me suis replongée dans le livre, j’y ai trouvé matière à travailler et matière à développer avec cette musique.”

Phia Ménard (© Éric Feferberg – AFP)

“Je souhaitais faire un opéra depuis très longtemps, depuis des dizaines d’années, témoigne pour sa part Philippe Leroux. Il fallait laisser passer du temps, acquérir du métier mais ensuite le problème est que je ne trouvais pas le texte qui me convenait pour me lancer dans cette aventure. Des textes qu’on me proposait pouvaient faire de très beaux opéras mais je n’avais pas envie de vivre avec eux pendant trois ans. Dans le théâtre de Claudel, c’est ce texte en particulier qui m’a donné tous les ingrédients dont j’ai besoin : de la passion, des sentiments humains forts (de la jalousie qui va jusqu’au meurtre), une écriture magnifique et très poétique, une dramaturgie incroyablement forte. Plus j’assistais aux répétitions, plus le réseau dramatique construit par Claudel apparaissait dans sa solidité, sa cohérence, avec un aspect métaphysique et spirituel qui m’intéresse aussi. Il y avait vraiment tous les ingrédients.”

   Créations collaboratives

Deux projets qui conjuguent l’opéra au présent mais donc aussi au pluriel, chacun d’entre eux étant le fruit d’une collaboration essentielle pour la maison : Les Enfants terribles avec la co[opéra]tive que l’Opéra de Rennes a rejointe suite à la nomination de Matthieu Rietzler comme Directeur, tandis que L’Annonce faite à Marie est une co-production avec Angers Nantes Opéra (dont Alain Surrans a pris la direction après son propre mandat à Rennes).

“Nous avions très envie de travailler avec Phia Ménard avec mes collègues de la co[opéra]tive, poursuit Matthieu Rietzler. C’est aujourd’hui une figure majeure de l’in-discipline : inclassable performeuse chorégraphe, l’une des plus grandes artistes à l’échelle européenne. Elle avait très envie d’opéra, nous avions très envie de lui confier un opéra. Les Enfants terribles sont apparus comme une évidence dans l’échange avec elle : l’œuvre de Glass l’intéresse beaucoup et nous intéresse beaucoup. Il ne faut pas oublier que Rennes est la ville des musiques actuelles (entre les Trans Musicales, les festivals Mythos, Maintenant et Autres Mesures avec lesquels nous travaillons très bien). Or, les musiques minimalistes sont un vrai point de jonction entre les modernités et le public : ces musiques minimalistes, parfois proches de l’électro par exemple, peuvent toucher des spectateurs sensibles à la musique dite contemporaine mais aussi ceux des musiques dites actuelles. Ce projet et ces musiques permettent donc des rencontres entre public et répertoires, nous avons ainsi fait plusieurs projets autour des musiques répétitives ces dernières saisons (Drumming In Motion avec l’Ensemble Links l’année dernière déployait une superbe énergie au plateau, ou encore les pièces pour piano du compositeur américain injustement oublié Julius Eastman). L’idée d’aller plus loin, vers un opéra au plateau était donc une grande envie et une suite logique.”

“C’est une première collaboration avec l’Opéra de Rennes, mais qui poursuit mon histoire avec Rennes (des liens forts, en tant qu’artiste associée au Théâtre National de Bretagne) enchaîne naturellement Phia Ménard. La rencontre avec Matthieu Rietzler a été un moment fort, c’est aussi cette rencontre qui m’a décidée à travailler sur ce projet. La relation avec la maison est très belle (aussi du fait qu’ils connaissent mon travail au TNB : cela tisse des accointances et des liens). D’autant que cet endroit, ce petit opéra, très joli, a des équipes très actives.”

 

La création de projets est ainsi l’occasion de concrétiser des liens avec la maison et la ville, exactement comme c’est le cas aussi pour L’Annonce faite à Marie, comme le confie le compositeur Philippe Leroux : “Je connais Matthieu Rietzler depuis le lancement de ce projet, il est coproducteur et nous nous sommes rencontrés de nombreuses fois depuis le début de cette aventure. Il a un enthousiasme incroyable, il est venu à plusieurs répétitions avec une attente exigeante. C’est fantastique que l’œuvre puisse ainsi circuler, dans des lieux différents, toucher des publics différents : plus il y a de représentations, plus un artiste est heureux. Chaque représentation est un moment à part et l’Opéra de Rennes permet à cet opus d’être créé en Bretagne. Or, j’ai du sang breton, ‘Leroux’ est un patronyme bien répandu en Bretagne, souvent en deux mots.”

Ces deux projets sont à la fois des aboutissements et de nouvelles étapes dans les collaborations artistiques rennaises : “Dans son parcours, poursuit le Directeur de Rennes, la co[opéra]tive a travaillé le répertoire baroque, le répertoire d’opéra-comique, une ouverture aussi vers un XXe siècle mais bel canto (avec Gianni Schicchi). Les Enfants terribles plongent donc la co[opéra]tive dans le XXe siècle, avant le XXIe siècle : le prochain projet sera une création d’Othman Louati adaptant à l’opéra Les Ailes du désir de Wim Wenders.

Quant à la coopération avec Angers-Nantes, L’Annonce faite à Marie est une belle idée de mon collègue Alain Surrans, qui a tout de suite trouvé sa place dans notre travail ensemble : le premier opéra de Philippe Leroux sur un texte aussi mythique/mystique de Claudel devient ainsi un projet commun marquant. Pour notre maison, je trouve extrêmement intéressant ce dialogue entre les deux œuvres.

C’est un grand événement, d’actualité culturelle que d’accompagner le premier opéra de Philippe Leroux qui est une immense personnalité de la musique en France. C’est un bonheur et un honneur : que l’on puisse entendre son premier opéra à Angers, Nantes et Rennes (où nous avons aussi présenté les Trois Contes de Gérard Pesson, et L’Inondation de Francesco Filidei, accueillant ainsi avec succès sur ces 3 dernières saisons 3 œuvres considérées comme très importantes pour la création lyrique).”

   Seul on va plus vite, ensemble on va plus loin

Ces deux collaborations montrent deux visages de la modernité musicale et dans le même temps les deux grands partenariats artistiques de la maison, le tout au service de la diffusion de ces productions : “Travailler avec la co[opéra]tive et avec Angers Nantes, poursuit le Directeur de Rennes, permet aux productions de trouver leur place dans les maisons d’opéra mais aussi dans le réseau artistique pluri-disciplinaire comme les scènes nationales. La question de la diffusion des productions constitue un enjeu pour l’opéra : nous répondons ainsi pleinement à cette problématique. Rien que cette saison, 24 dates sont ainsi programmées pour ces Enfants terribles (Quimper, Rennes, Tourcoing, Dunkerque, Compiègne, Besançon, Clermont-Ferrand, Grenoble, Bruxelles, Bobigny). C’est réjouissant et vertigineux. J’espère tout autant que la musique de Philippe Leroux, sublime, utilisant toute la palette pour la voix, continuera de vivre, mais dès cette saison, cette création mondiale va jouer huit fois dans trois villes (ce qui est rarissime).”

Pour Phia Ménard, une telle diffusion “change toute la relation avec l’opéra : ce sera la première tournée de plusieurs artistes de cette production. Avec du recul, c’est incroyable que tant de productions ne soient données que deux ou trois fois. Jouer une production en différents lieux la nourrit. La tournée permet de continuer à travailler une œuvre, à l’approfondir et à la partager.”

“Le modèle de la co[opéra]tive permet aux productions de se déployer sur des dizaines de représentations (sans doute une quarantaine sur deux saisons pour Les Enfants terribles), poursuit Matthieu Rietzler. C’est important bien sûr pour la diffusion de ces ouvrages et pour les partager avec de nombreux spectateurs et spectatrices, mais aussi pour optimiser les ressources investies dans les productions. 

La collaboration avec Angers Nantes est un équilibre fondé sur beaucoup de valeurs communes et d’envie de partage. Nos deux maisons déploient ainsi, sur leurs territoires respectifs, leur identité artistique qui est différente, à partir d’un socle commun très ambitieux, mais aussi avec des projets qui sont propres à chacune. Ces échanges artistiques sont féconds : je n’aurais sans doute pas eu l’idée de L’Annonce faite à Marie de Philippe Leroux sans Alain Surrans et il n’aurait sans doute pas travaillé avec Louise Vignaud sur Zaïde, ou joué la première mise en scène de Mathieu Bauer pour The Rake’s Progress sans moi). Les projets s’enrichissent sans nullement affaiblir chaque maison, au contraire, en les rendant plus ambitieuses comme en témoigne The Rake’s Progress production récompensée la saison dernière par le Prix de la Critique. C’est aussi une manière d’atteindre un seuil d’ambitions qui mène d’autres maisons à se joindre à nous (par exemple, l’Opéra National de Lorraine nous a rejoints comme co-producteur de L’Elixir d’amour de Donizetti que nous confions à David Lescot).”

  Créer, Rêver

Le lien entre ces productions se fait aussi via le thème de la saison 2022/2023 rennaise : L’Opéra Rêve. “Ce n’est pas une thématique contraignante, précise le Directeur, mais une adresse au spectateur pour donner une couleur, car des fils naissent et se tissent entre les œuvres. Le rêve est très présent dans ce côté mystique et mystérieux de L’Annonce faite à Marie, mais aussi dans Les Enfants terribles ou encore Zaïde. Le rêve traduit la dimension onirique de ces productions mais aussi le besoin de rêver pour le public.” 

La dimension onirique de l’opéra basé sur le texte de Cocteau sera notamment représentée par la scénographie dont nous parle Phia Ménard : “Glass compose cette œuvre comme un opéra-ballet avec Susan Marshall, en travaillant chant et danse en même temps. La danse a une grande place mais nous n’avions pas dans l’idée de former des chanteurs à la danse ou des danseurs au chant. C’est donc la chorégraphie qui va faire danser l’œuvre, en donnant aussi les relations avec la matière et avec les paradis artificiels. J’ai dessiné une scénographie avec trois anneaux concentriques, sur un plateau avec les acteurs, chanteurs et pianistes : ils vont tourner dans des sens différents, avec des vitesses différentes, traduisant la dimension hallucinatoire et questionnant ce que le spectateur verra.

J’ai tout de suite décidé d’avoir les pianos et pianistes sur scène : ils sont omniprésents (car l’œuvre offre aussi une partition particulière, qui ne s’arrête jamais), aussi car on a envie de voir ces pianistes, de les voir jouer, de voir leurs mains. Philip Glass précise d’ailleurs qu’il est possible d’utiliser soit des pianos acoustiques soit des pianos numériques. Ceux-ci nous permettent de leur faire traverser les lieux, de les montrer en permanence, de les mettre en contact direct et constant avec les chanteurs.”

 

   Les opposés se retrouvent

Pourtant, tout ou presque semblerait distinguer ces deux projets, diamétralement opposés dans leurs visions esthétiques du XXe siècle, mais c’est justement ce qui fait la richesse de la proposition commune, avec même des passerelles tendues par Matthieu Rietzler : “Difficile apparemment d’avoir deux œuvres contemporaines et écritures plus opposées plongeant dans deux mondes si différents : entre deux immenses auteurs français du XXe siècle mais avec d’un côté le texte mystique de Claudel et de l’autre celui de Cocteau dans la transgression. Le lien se fera par les musiques et par les propositions théâtrales, entre deux grandes femmes du théâtre français d’aujourd’hui avec Célie Pauthe qui dirige le CDN de Besançon, et Phia Ménard. Avoir ces deux regards sur la même scène durant le même mois de novembre est passionnant. Nous avons volontairement choisi de (re)programmer ces deux œuvres ensemble, créant une porosité, un lien entre les deux avec un vrai parcours pour le public. C’est un mois de novembre Création Contemporaine à l’Opéra de Rennes.”

Matthieu Rietzler ©DR

C’est vraiment un autre univers qui est proposé avec Philip Glass, constate Philippe Leroux, mais en même temps quand j’étais étudiant au Conservatoire de Paris, un concert m’a énormément marqué et m’a tout à fait inspiré dans mon travail (dans les années 1979-1980) : un concert de musiques répétitives américaines avec Glass, Reich, et d’autres. Je ne travaille pas du tout sur ce principe de faire tourner des notes et accords avec des micro-décalages, mais le fait de créer ainsi des textures sonores de déphasage et “rephasage” a été très important pour moi dans les années 1990-2000 : je travaillais énormément sur les processus de transformation continue permettant à l’auditeur de suivre le déroulement.”

   Deux visions de la modernité

Tout le travail de ces deux projets, dans leur détail, revient à en souligner la modernité, une modernité plus que littérale dans la vision de Phia Ménard pour Les Enfants terribles, comme elle nous l’explique en levant le voile sur son projet pour cet opéra : “L’idée est de revenir à la racine même qu’est le roman de Cocteau de 1929. La lecture du livret de l’opéra est pleine de vides, dans la lignée du film de Melville qui se coupait aussi du roman en ôtant des éléments qui permettent de vraiment comprendre l’œuvre. J’ai donc fait des allers-retours entre livret, film et livre. Le roman permet aussi de comprendre ce qui a poussé Cocteau à l’écrire : cette relation, cet amour fraternel passionnel entre chaque protagoniste est très bien écrit, et permet aussi de comprendre une époque qui finalement se projette sur nos jours assez facilement. C’est ce chemin qui m’a guidée et continue de me guider dans la mise en scène.

Ce roman est écrit en 1929 à la veille de la grande dépression et aujourd’hui, où je relis cette œuvre à l’âge que j’ai, j’y regarde l’adolescence avec distance et en même temps je suis confrontée dans ma vie à la vieillesse de proches. Je vois que la vieillesse est aussi un retour de l’adolescence : des sujets de l’adolescence se rebasculent dans la vieillesse et résonnent avec l’œuvre. Ces enfants terribles (Élisabeth, Paul, Gérard et Agathe Dargelos) sont aussi vieux. Dans le vieillissement, la différence des genres a tendance à diminuer. L’adolescence et la vieillesse sont aussi des moments de refus face au monde. C’est ce qui anime mon regard sur cette œuvre. Les personnages sont ici vieillis, ils ont 80 ans, ils sont de ma génération mais projetés : ce sont nous dans 30 ans. J’explore le rapport au corps et son évolution (que deviendra le botox, le monde virtuel…). Élisabeth incarnée par Mélanie Boisvert sera une vieille dame mais qui a peut-être trop abusé du botox, rendant son âge difficile à évaluer. Elle a voulu rester jeune et belle et masque aussi mentalement son état. Gérard, amoureux d’Elisabeth s’est laissé guider, il a sans doute accompagné Élisabeth chez le chirurgien et elle l’a convaincu de faire un peu comme elle. Quelle personne âgée serons-nous, notre génération qui a un tel attachement au corps ? Voilà mon questionnement dans cette production.”

Si L’Annonce faite à Marie rendra littéralement sa voix en salle à Paul Claudel par la magie de l’informatique musicale, ce questionnement sur Les Enfants terribles se fera devant les yeux de Jean Cocteau, par la magie du maquillage : “Dans l’opéra-ballet de Philip Glass, le rôle du narrateur était donné à Gérard. Avec le Directeur musical Emmanuel Olivier, nous avons décidé de sortir ce rôle et de le mettre entre les mains d’une cinquième personne : un narrateur (Jonathan Drillet) qui va jouer le rôle de Cocteau. Cocteau directeur d’école, Cocteau infirmer (car la mise en scène se situe dans un EHPAD), Cocteau thérapeute, Cocteau maître de maison, Cocteau toujours présent pour nous raconter. Physiquement, avec Cécile Kretschmar qui fait tout le travail de maquillage, nous travaillons à retrouver un Cocteau de cet âge, de 40 ans.”

Quant à Philippe Leroux, il fera d’une certaine manière le chemin inverse (mais qui est donc le même chemin dans l’autre sens), celui de redonner vie, jeunesse et même voix -littéralement- à Paul Claudel dans son opéra dont il nous relate le concept fondamental : “J’ai tout de suite contacté la librettiste Raphaèle Fleury, spécialiste de Claudel et qui a aussi travaillé sur Le Soulier de Satin pour l’Opéra de Paris. Mais si vous avez vu Le Soulier de Satin, mon travail est aux antithèses. Il est complètement dans le texte, j’y suis aussi mais en le prenant à bras-le-corps, par moments en faisant glisser des voix, en multipliant les techniques vocales : bel canto, nasal, saturé, chevrotement glottique, empruntant aussi des techniques vocales extra-Occidentales, sur des voix fry (comme celle de Louis Armstrong). Mais le texte est respecté à 100%.

Tout de suite j’ai eu l’idée de faire intervenir Claudel dans son propre texte, dans son opéra de fait. J’en ai parlé à l’IRCAM qui a accepté cette gageure de resynthétiser la voix de Claudel. Peu d’enregistrements existent de lui, et ils sont de mauvaise qualité (et il a un parler particulier). Nous avons donc utilisé les réseaux neuronaux avec apprentissage profond et j’ai aussi décidé d’utiliser l’écriture manuscrite de Claudel, en m’appuyant sur sa calligraphie, en partant des lettres telles qu’écrites dans le manuscrit de L’Annonce faite à Marie, pour générer des profils mélodiques en analogie avec les tracés des lettres, l’intensité de pression du crayon, la vitesse induite d’écriture. J’avais déjà fait ce travail de graphologie musicale (notamment dans Voi(Rex) ainsi que dans Quid sit Musicus ? sur l’écriture musicale d’un manuscrit de Guillaume de Machaut) avec des outils de composition assistée par ordinateur que je développe depuis plusieurs années.

Beaucoup d’éléments au niveau de la conception de cet opéra sont ainsi partis de cette idée de faire intervenir Claudel dans son propre texte. Certains moments sont des archives existantes : extraits audio d’interviews de Claudel (le début de l’opéra, les trois derniers mots ainsi que deux moments dans l’opéra où il chante même une petite chanson enregistrée). Dans les moments où sa voix est synthétisée, il dit des passages de son texte, souvent juste un mot. Ce sont donc des périodes de récitatifs, dialoguant avec les chanteurs, les incitant à dire quelque chose, ou en train d’écrire son propre texte, ou réagissant aux chanteurs.”

“Le fait qu’il y ait déjà comme une musique dans ce texte avec la parole de Claudel est une bénédiction, se réjouit Philippe Leroux : je me suis laissé porter, dans l’écriture, par le texte. Claudel dit que ce texte est un opéra de paroles, dans le sens où c’est du théâtre en prose, mais en vers, par la puissance cohérente de la dramaturgie et en même temps d’une poésie. La façon dont Claudel coupe les vers (le sens ne vient pas de la syntaxe mais du vers) et revient à la ligne montre à la fois le sens rationnel de la phrase et un autre sens. J’ai énormément joué là-dessus : l’opéra est sans cesse entre la pure narration permettant de suivre l’action et de tout comprendre, ainsi que des moments de signifiance plus générale, fondés sur l’inconscient avec ces mots, parfois un ou deux qui résument la phrase et introduisent un autre sens. Claudel travaille beaucoup sur les consonnes, j’ai donc joué sur les passages onomatopéiques en découpant les syllabes, en jouant avec (surtout pour les premiers moments de joie, qui deviennent plus dramatiques par la suite).

Cet opéra est aussi une synthèse de tout ce que j’ai expérimenté sur le plan vocal, de toutes les expériences que j’ai menées. J’ai écrit beaucoup de pièces pour la voix, je suis donc vraiment dans mon élément. J’ai utilisé les pistes de Claudel mais dans mon langage. Je suis un amateur d’opéra et je connais le public de l’opéra, je ne voulais donc pas m’éloigner de ses attentes. La forme suit la narration en permanence. La metteuse en scène Célie Pauthe, que j’ai très vite rencontrée, a complètement suivi la thématique de cette idée d’introduire la voix de Claudel : elle est allée filmer des lieux d’enfance de Claudel qui sont très importants dans l’écriture. Le décor est un peu le bureau de Claudel ouvert sur son environnement, renforçant l’aspect biographique. Le chant suit ainsi tous les affects de Claudel et de son univers, les émotions, les relations entre les personnages, creusant leur psychologie. La mise en scène fait exactement la même chose avec ses outils : la présence des corps, les regards, les gestes, les lumières. C’est une très belle collaboration.”

L’Annonce faite à Marie de Philippe Leroux (© Martin Argyroglo – Angers Nantes Opera)

Enfin, il fallait incarner ces deux spectacles, et là encore les choix de casting résonnent pleinement avec l’identité et le travail de Rennes, comme l’explique Matthieu Rietzler en conclusion : “La partition des Enfants terribles est très exigeante mais a priori écrite par Glass pour des adolescents. Le chef Emmanuel Olivier et Phia Ménard nous ont plutôt demandé de choisir des artistes confirmés, qui aient déjà l’expérience de la scène. L’idée de base de ce projet consiste à montrer que les Enfants terribles du XXI siècle peuvent aussi être nos aînés. Phia voulait donc des artistes qui aient cette capacité de distanciation avec une maturité personnelle : celle d’avoir traversé des épreuves. Ils sont donc très avancés dans leurs carrières. François Piolino (qui incarnera Paul) était notamment dans La Chauve-Souris chez nous. Je suis très content également du retour d’Ingrid Perruche (Dargelos/Agathe) à l’Opéra de Rennes, elle qui est professeure au Conservatoire de la ville, et une artiste d’exception, tout comme Olivier Naveau et Mélanie Boisvert. Nous aimons beaucoup Emmanuel Olivier, un immense chef de chant (il en a une classe au Conservatoire de Paris, et nous engageons d’ailleurs certains de ses élèves). Là encore ce sont des fils qui se tissent, dynamisant le territoire et la région bretonne.

L’Annonce faite à Marie met aussi à l’honneur, entre autres, Marc Scoffoni, artiste en résidence à Angers Nantes Opéra. Il a cette capacité très intéressante et impressionnante à sortir de ses emplois. Il a beaucoup impressionné dans Butterfly où il n’était pas attendu dans un rôle aussi massif. C’est important d’accompagner ainsi les jalons des carrières d’artistes. La distribution de cette œuvre prend vraiment bien avec cette association d’artistes spécialisés dans la grande exigence métrique de la musique contemporaine et d’autre part des artistes plus “généralistes” de l’opéra. C’est là aussi un équilibre de cette distribution, faisant la richesse du plateau et de notre proposition.

Tous ces projets créatifs sont rendus possibles par le travail d’éducation artistique et culturelle mené par l’Opéra de Rennes toute la saison, projets qui rayonnent à travers la ville : “L’Annonce faite à Marie crée des liens naturels avec le Musée des beaux-arts (avec des visites de ses collections organisées sur le fait religieux à travers un roman, un opéra et en peinture). Avec ces deux œuvres, nous travaillons également avec les bibliothèques et librairies autour de ces deux grands textes de la littérature française de Cocteau et Claudel, avec le cinéma L’Arvor qui fait une programmation de films dédiés, avec le festival TNB bien sûr, mais aussi avec le réseau rennais des musiques actuelles et les artistes réunis par le festival Autres Mesures. C’est un point important du projet de l’Opéra de Rennes, un marqueur de la politique publique et culturelle à Rennes : cette porosité entre les différents acteurs qui, d’ailleurs, est éminente lorsque nous collaborons avec l’Orchestre National de Bretagne, avec Le Banquet Céleste, avec le Chœur de chambre Mélisme(s). La vitalité d’une maison d’opéra se traduit par l’ouverture physique de ses murs mais aussi par cette porosité et cette hospitalité.”

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