L’entreprise, maillon critique de la souveraineté

L’expérience s’est avérée concluante, de par la qualité des éclairages apportés : la place de la logistique dans la réindustrialisation, l’accès aux minerais en tant que ressources stratégiques, etc. ; à la confluence de la géoéconomie d’Edward Luttwak et de la géopolitique de Joseph Nye, le sujet s’imposait presque naturellement parmi les thèmes de prédilection des organisateurs ; pour autant, associer souveraineté et entreprise n’allait pas de soi, pas plus que l’usage que les entrepreneurs « schumpetériens » pourront faire de cette réflexion dans leur propre communauté professionnelle afin de conférer aux travaux auxquels ils participent une portée dépassant le simple exercice intellectuel.

En effet, si la dimension économique de la souveraineté s’impose comme une évidence aux décideurs politiques en ces temps de crise énergétique, sa déclinaison européenne peine à émerger de la confrontation des intérêts nationaux et au sein des entreprises, le lien entre la logique entrepreneuriale et l’intérêt national n’est pas clairement perçu.

Comment mettre en perspective le lien entre souveraineté et entreprise ?

La définition communément admise de la souveraineté, inspirée par « Les six livres de la République » de Jean Bodin, a été énoncée par Louis le Fur à la fin du XIXe siècle, comme étant « la qualité de l’Etat de n’être obligé ou déterminé que par sa propre volonté, dans les limites des principes supérieurs du droit et conformément au but collectif qu’il est appelé à réaliser ». Il existe donc une double acception du concept de souveraineté : à l’intérieur, une puissance légitime non concurrencée ; à l’extérieur, l’absence de toute sujétion vis-à-vis d’une autre puissance souveraine.

Deux observations fondamentales découlent de cette définition : la souveraineté est une caractéristique essentielle de l’Etat, et elle s’inscrit originellement dans le champ juridique.

À ce titre, il est utile de mentionner l’opinion de grands juristes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle qui se sont penchés sur le concept d’Etat pour en spécifier le contenu.

Le premier est Raymond Carré de Malberg qui développe une vision fonctionnaliste et unitaire de l’Etat à travers les critères de « puissance publique » ; ce qui caractérise l’Etat, c’est précisément le monopole de la « puissance étatique » dont il jouit et qui résulte de sa légitimité politique particulière, à savoir la souveraineté. Bien qu’en sa qualité d’Alsacien passionnément attaché à la France, il s’en défende, il n’est finalement pas si éloigné de la thèse de Georg Jellinek qui définit la souveraineté de l’Etat comme le privilège d’exercice de « la compétence des compétences ».

Tout grand penseur ne peut donner sa pleine mesure qu’en regard d’un grand contradicteur : Léon Duguit fut celui de Carré de Malberg et il introduisit, face au critère de la puissance publique, celui du service public.

De quoi s’agissait-il ? Le juriste strasbourgeois longtemps exilé à Nancy tendait d’abord à conforter l’Etat républicain, face au IIe Reich d’Outre-Rhin ; en regard des préoccupations patriotiques de Carré, celles de Duguit sont essentiellement démocratiques : puisque l’action publique, au-delà des principes, envahit dès le début du XXe siècle les multiples canaux de l’interventionnisme communal, il s’agit d’élargir à due concurrence la capacité d’objection, voire d’opposition, du citoyen-usager ; mais en filigrane, le message est très fort : au-delà des principes, c’est l’action concrète de la « puissance publique », ou son inefficacité, qui sont désormais susceptibles d’être mises en cause devant le juge administratif.

C’est finalement le Doyen Maurice Hauriou qui fait œuvre de conciliation en opérant une tentative de synthèse entre une réalité organique et fonctionnelle, l’Etat, et son fondement historique et politique, la Nation : l’Etat n’est pas, finalement, qu’une projection juridique de la Nation, qui n’est pas subsumée dans sa représentation étatique, quelle qu’en puisse être l’utilité incontestable.

Ce rappel historique est essentiel pour appréhender l’état des lieux actuel : René Capitant, disciple de Carré, a écrit un projet de Constitution pour la Ve République qui relève d’une conception fondée sur la « puissance publique » et sur la dimension nationale de la légitimation démocratique. En témoigne l’article 3 du texte constitutionnel :

« La souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ».


La référence première est relative à la souveraineté nationale, déléguée au peuple, c’est-à-dire exercée selon un principe démocratique, sans pour autant que soit mentionnée, à quelque moment que ce soit, l’idée de souveraineté populaire. Il en résulte que la souveraineté est conçue dans un cadre élargi, associant les « forces vives » de la Nation, ce dont témoigne le rôle du Conseil économique, social et environnemental (ce qui paraît indiquer que la matière environnementale n’est ni de nature économique, ni de nature sociale…), assemblée potentiellement associée au fonctionnement du Parlement dans son rôle de législateur.
En conclusion, aussi bien en termes de doctrine qu’au niveau du droit constitutionnel positif, la notion de souveraineté revêt une dimension nationale qui déborde des limites de la compétence de l’Etat, au sens strict.

Cette approche concrète de la souveraineté soulève d’emblée la question de la relation entre les sphères politique et économique

À l’origine, l’interaction entre le pouvoir politique de l’Etat et le tissu économique, c’est-à-dire « sociétal », est exclusivement limitée à la fiscalité. C’est Montchrestien et les mercantilistes qui théorisent, sous diverses formes, la dimension économique de l’intérêt public. La relation entre politique et économie dans ce schéma intellectuel, est toujours univoque : l’Etat décide des fins, l’économie n’est qu’un moyen.

Au milieu du XIXe siècle, le développement du capitalisme confère à l’accumulation du capital un rôle central dans le développement social. L’optimisation de ce processus, dans la perspective libérale, échappe de plus en plus à l’Etat pour obéir aux lois du marché. C’est ce constat qui conduit Karl Polanyi, dans la « Grande transformation » qu’il publie en 1944, à conclure que l’économie de marché a engendré une société de marché, de telle sorte qu’à l’« encastrement » de l’économie dans les relations sociales succède l’« encastrement » du politique dans l’économie. De son point de vue, les totalitarismes du XXe siècle ne sont qu’une réaction primitive et barbare du pouvoir politique à l’égard de ce processus historique.

  • Qu’en est-il aujourd’hui ?

À bien des égards, la prophétie de Polanyi s’est réalisée, par exemple à travers l’institutionnalisation du GATT sous la forme de l’OMC. Pour autant, le retour en force de la géopolitique dans la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine, le conflit en Ukraine, les sanctions économiques à l’encontre de l’Iran et de la Russie ont paru arbitrer en faveur de Joseph Nye la première manche de la rencontre qui l’oppose à Edward Luttwak. L’économique et le politique n’ont jamais été aussi intimement combinés, comme en témoigne la lutte contre le terrorisme, voire contre les séparatismes, qui passe principalement à travers la surveillance des flux financiers. Par voie de conséquence, il n’est pas de souveraineté étatique, aujourd’hui, qui ne s’appuie sur une authentique souveraineté économique, ce qui soulève bien sûr la question de la nature de la construction européenne.

Il en résulte que les entreprises se trouvent en première ligne de cette confrontation universelle. Il reste à concevoir la manière de mobiliser les communautés professionnelles qui en constituent le tissu social.

  • Comment mobiliser les communautés entrepreneuriales ?

Puisque le cadre politico-juridique est celui de l’Etat-Nation et que c’est à travers la Nation que l’entreprise, acteur éminent de l’économie, s’affirme en tant que partie prenante de la souveraineté, nous devons nécessairement en revenir à la Nation. En effet, c’est bien elle qui, en tant qu’universalité, réinscrit l’économie dans le champ du politique et procure ainsi à l’Etat un de ses leviers d’action majeurs.

  • Comment parler de la Nation ?

Il n’est que de citer Ernest Renan, à l’occasion de sa conférence en Sorbonne donnée le 11 mars 1882, dans le débat l’opposant à l’historien allemand Mommsen au lendemain de la défaite de 1870 et de l’annexion par le IIe Reich bismarckien de l’Alsace et d’une partie de la Lorraine.

  • Qu’est-ce qu’une Nation ?

« Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n’en font qu’une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis ».

« En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l’effort en commun ».

« L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours ».


« Un héritage reçu indivis… » voilà le véritable fondement de la souveraineté et de l’obligation de défendre la souveraineté de la nation.

Qui dit héritage dit patrimoine et donc mémoire ; et qui dit mémoire dit histoire. Et donc la souveraineté ne peut qu’être fondée sur la culture historique, au sens large : juridique, économique, géopolitique… Mais aussi littéraire et artistique. Car ces disciplines dans leur profondeur historique, sont les composantes de l’« héritage reçu indivis »…
Il ne peut exister de souveraineté sans nation, ni de nation sans mémoire. C’est la culture historique qui constitue le socle de la mémoire et donc de la souveraineté nationale.

Cet axiome, valable au niveau national, l’est-il au niveau de l’entreprise ?

Entreprise et culture

La France de la Troisième République, reconstitua ses forces dans la célébration des « Petites Patries », la France des territoires dont la diversité illustrait, en quelque sorte, la plénitude de l’ensemble. Ainsi, Vidal de la Blache proclamait :

« La France a une richesse de gammes que l’on ne retrouve pas ailleurs », tandis qu’Ernest Lavisse louait un « nouveau pays de Canaan » offert par la Nature, autant dire par la Providence :

« Nous, Français, sommes très fiers de notre pays, de cette terre privilégiée, baignée par trois mers, flanquée des deux plus hautes chaînes de montagnes d’Europe, arrosée par de beaux fleuves, jouissant de toutes les nuances d’un climat tempéré, produisant tous les fruits de la Terre, ornée de toutes les fleurs. »

Il est essentiel de souligner que cette diversité des provinces n’avait pour objet que d’illustrer l’unité du pays, notamment à l’occasion des expositions universelles :

« L’Exposition de 1937 présentera aux yeux des visiteurs la France des métiers et des arts, la France des paysages. Et ainsi, tout en servant la cause de la province, elle symbolisera l’union de tous les Français ».

Enfin, en 1911, le Ministre de l’Instruction, Maurice Faure, écrivait dans une circulaire aux recteurs d’académie :

« On est d’autant plus attaché à son pays qu’on a de plus nombreuses raisons de l’aimer, de s’y sentir en quelque sorte solidaire des générations disparues, et l’amour du sol natal est le plus solide fondement de l’amour de la patrie ».

L’Église elle-même préconise l’approche locale en vue de l’édification des fidèles à l’universel, en des temps de déchristianisation :

« L’histoire locale peut et doit devenir un moyen d’apostolat ».

Les « Petites Patries » d’aujourd’hui, ce sont aussi, et peut-être d’abord, nos entreprises que nous devons ancrer dans leur profonde culture historique, afin de rappeler leur rôle social dans la construction de la souveraineté nationale, fondée sur la sécurisation du territoire et l’accès aux ressources stratégiques : énergies, matières premières, données numériques, droit supranational, mais aussi, et surtout, ressources culturelles, historiques, qui puissent garantir l’atteinte simultanée d’un double objectif : la contribution à la souveraineté nationale et l’édification d’une identité d’entreprise, c’est-à-dire d’une fierté patriotique au sens de « Petite Patrie entrepreneuriale », à savoir ce qui manque parfois, de nos jours, dans le monde de l’entreprise : le sens de l’effort individuel et collectif, véritable ressort de l’engagement patriotique.

La conséquence de cette prise de conscience prend la forme aujourd’hui de la « responsabilité sociale de l’entreprise » qui figure désormais parmi les critères de « bonne gouvernance » régulièrement évoqués au sein des conseils d’administration et de surveillance et exposés dans maintes communications internes et externes ; autrement dit, par des voies quelque peu technocratiques, institutionnelles et désincarnées.

En dépit des modes de communication « publicitaires » de nos démocrates d’opinion, la seule approche du corps social qui produise des effets durables demeure, quoiqu’on en ait, fondamentalement culturelle. C’est la raison pour laquelle l’entreprise doit être organisée comme un lieu de culture, et notamment d’histoire en tant que processus d’accumulation d’un patrimoine immatériel. L’aménagement de l’espace à l’image de la Cité, avec ses avenues et ses places publiques, l’affectation d’adresses individuelles pour chaque collaborateur  Vous me trouverez avenue de Suffren… »), la conception de l’Agora, dont les murs, couverts de citations, doivent transmettre les grandes idées et les grandes actions de leurs auteurs, voilà, éloquemment illustrée dans les étages du « Galaxie » (33, avenue Pierre Mendès-France, Paris 13e), une conception de l’entreprise en résonance avec le rôle qui lui échoit dans un monde en pleine recomposition.

En tant que démonstrateur de l’entreprise du XXIe siècle, ce lieu original mérite une visite…