«Hommes», le grand roman de la rentrée littéraire 2022 (et sept autres livres à ne pas rater)

Une fois encore, plusieurs centaines de romans sont propulsés les uns après les autres au cœur d’une arène impitoyable. Seuls les plus miraculeux ou les plus fédérateurs survivront, ainsi que ceux qui bénéficieront de la renommée précédemment acquise par leur auteur ou leur autrice –à ce titre, on ne se fait de souci ni pour Virginie Despentes, ni pour Amélie Nothomb.

Livres Hebdo fait cependant remarquer que le nombre de sorties de cette rentrée est le plus bas depuis une vingtaine d’années: cette année, il y en a seulement 490, contre 521 en 2021, par exemple. Après en avoir lu environ 12% (c’est beaucoup et peu à la fois), j’ai sélectionné pour vous le meilleur de ce que j’ai pu découvrir.

Dans cet article, le premier d’une série de trois, vous trouverez huit recommandations de livres francophones; d’ici peu, on évoquera une douzaine de premiers romans, eux aussi écrits en français; enfin, on terminera avec une bonne liste de romans étrangers parus eux aussi entre août et octobre dans leur version française.

Mais autant commencer par ce qui est sans nul doute le meilleur roman de l’année. En 2022, il y a Emmanuelle Richard, et puis il y a les autres.

«Hommes», le monde d’après

De même que tous les livres et films américains un tant soit peu politiques ont été étiquetés «post-11-Septembre» pendant des années, chaque œuvre traitant de rapports hommes-femmes et de questions de genre est qualifiée de «post-#MeToo». Ce qui a fini par vider de son sens l’expression en question, mais aussi le mouvement en lui-même. Emmanuelle Richard n’y échappera sans doute pas. Pourtant, son nouveau roman démarre en 2018, avant de basculer en 2038. Dans l’histoire de Lena Moss, la narratrice, #MeToo n’a donc rien d’un événement charnière.

À travers deux hommes qui ont, chacun à leur manière, marqué son existence, Emmanuelle Richard raconte le parcours bicéphale de son héroïne, dans lequel les informations et sensations recueillies dans l’instant présent nourrissent ensuite une analyse rétrospective puissante, faite d’incompréhensions, d’instants de nostalgie et d’épiphanies tardives.

Tout commence alors que Lena, après avoir connu la banqueroute à Paris, devient «woofeuse» pour la propriétaire d’un domaine situé au pays de Galles. Elle y rencontre Aiden, grand Texan mal foutu, avec qui se noue une relation complexe dans laquelle le rejet se mêle à l’attraction. Jusqu’au jour où la violence s’installe dans leurs échanges. Vingt ans plus tard, la désormais quinquagénaire apprend avec effarement, devant la télévision, qu’Interpol recherche Aiden en raison de ce qu’il a fait subir à plusieurs femmes.

La stupéfaction de Lena lui donne l’occasion de se retourner sur une histoire qu’elle avait préféré oublier, comme on se débarrasse d’un vêtement souillé ou d’un objet encombrant. Mais Hommes prend une direction moins programmatique que cela avec l’évocation de Gwyn, un autre travailleur rencontré cette fois en Irlande, et de sa façon différente d’exprimer sa masculinité –dans la vie quotidienne comme dans les choses du sexe.

Passionnant de part en part, se nourrissant de nos doutes et de nos paradoxes, Hommes opère un long crescendo final qui laisse totalement pantois, concrétisant les réflexions souvent théoriques d’essayistes ayant travaillé sur le désir et la sexualité, de Tal Madesta (Désirer à tout prix) à Martin Page (Au-delà de la pénétration), en passant par Juliet Drouar (Sortir de l’hétérosexualité). Le télescopage de neurones provoqué par le livre n’a d’égal que sa façon de nous faire des brûlures dans le bas-ventre. Un très grand livre, assurément.

Hommes

d’Emmanuelle Richard

L’Olivier

256 pages

19 euros

Parution: 19 août 2022

«L’Heure des oiseaux», la jeune fille enfermée

Purement fictionnel mais sacrément documenté, le nouveau livre de Maud Simonnot fait froid dans le dos. Ses courts chapitres alternent entre l’époque actuelle, avec l’enquête menée par la narratrice autour d’un orphelinat de Jersey, et l’année 1959, avec le récit de la détresse de Lily, pensionnaire au moins aussi maltraitée que ses congénères. Là où d’autres auraient brodé un récit policier de 600 pages, l’écrivaine va droit au but: les faits les plus atroces sont souvent rapportés avec une pudique concision.

Cela n’empêche pas L’Heure des oiseaux d’atteindre sa cible, bien au contraire. L’autrice de L’Enfant céleste décrit le cauchemar éveillé vécu par Lily et le petit garçon qu’elle prend sous son aile, et l’inexcusable attitude de services dits de protection de l’enfance, coupables d’avoir brisé tant de vies. Celle-là en particulier. Lily a beau se réfugier dans l’amour des oiseaux, elle ne peut oublier le double enfermement qu’elle subit.

Un seul être aura tenté de prendre soin de ces enfants perdus: un homme vivant en ermite au fond de la forêt voisine, géant marginalisé et accusé de tous les maux parce qu’il refuse tout simplement de vivre dans une société dont il se sentirait complice. Pas d’indignation de bas étage dans L’Heure des oiseaux, mais simplement l’expression d’une profonde tristesse. Un roman terriblement actuel.

«Le Tumulte», une histoire libanaise

Pas tout à fait autobiographique (quelques dates divergent), Le Tumulte est cependant empreint du vécu de son auteur, Selim Nassib, natif de Beyrouth qui travailla un temps pour la presse française –il couvrit notamment l’opération «Paix en Galilée». Ce livre beau et dense est composé de trois tableaux (démarrant respectivement en 1956, 1968 et 1982). Le premier raconte l’enfance de Youssef, le narrateur, de sa scolarité truffée de déboires à sa fascination croissante pour les nombreuses femmes gravitant autour de lui –ou autour desquelles il gravite.

Le deuxième est construit autour de Mai 68, lorsque notre héros découvre avec un brin de naïveté que les combats militants et politiques ne sont pas de longs fleuves tranquilles. Le troisième, d’une rare force, concerne le siège de la capitale libanaise. Selim Nassib a le sens du détail, de l’anecdote qui tue, de la description qui fait mouche. Le tout forme non seulement une petite histoire du Liban de ces soixante-dix dernières années, mais aussi une réflexion fluide et concrète sur l’identité.

Car Youssef, à l’image de l’auteur, vient d’une famille juive libanaise –d’ailleurs la partie concernant sa bar-mitsva, qui prend une tournure inattendue, est un grand moment. C’est notamment à travers son amitié avec son compatriote musulman Fouad, laquelle démarre par une gifle pour finalement prendre une forme plus apaisée, que Le Tumulte prend toute sa dimension. Celle d’un livre plein de remous, de sagesse et de vécu de la part d’un auteur de 76 ans à la plume merveilleusement alerte.

Le Tumulte

de Sélim Nassib

L’Olivier

416 pages

21,50 euros

Parution: 26 août 2022

«L’Évaporée», à tordre la raison

Si les projets sublimes donnaient systématiquement des œuvres sublimes, ça se saurait. C’est pourtant ce qui se produit avec cette Évaporée, roman co-écrit par deux autrices qui ne s’étaient rencontrées qu’une seule fois, lors d’un salon du livre en 2018. Au printemps 2021, Fanny Chiarello (Dans son propre rôle) recontacte Wendy Delorme (Viendra le temps du feu) pour lui confier son désarroi: fraîchement quittée sans grande explication par la femme avec laquelle elle pensait passer le reste de ses jours, c’est à elle qu’elle a ressenti le besoin de parler.

De là est rapidement né ce qui a fini par devenir L’Évaporée: un roman écrit à deux, chacune un chapitre à son tour, Fanny Chiarello racontant les choses de son point de vue –celui de la femme quittée–, et Wendy Delorme imaginant tout de l’autre point de vue –celui de celle qui a quitté. Le tout forme un livre d’une grande cohésion, mais aussi d’une grande précision, sur la manière dont le sentiment amoureux s’enfuit sans prévenir, sur la possibilité ou non de colmater les brèches, sur la façon dont la vie prévue s’efface soudain pour laisser place à une existence improvisée, que personne n’avait prévu de mener.

Dans l’une des préfaces (tout est bicéphale dans ce livre), Wendy Delorme raconte que lors de leur première rencontre, à l’occasion d’une table ronde sur la littérature queer, Fanny Chiarello avait expliqué que ce genre littéraire n’était pas qu’une affaire de personnages, mais qu’il existait aussi par sa façon de tordre les mots, les phrases, la forme, pour envisager l’existence et l’écriture autrement, loin des modèles préétablis. C’est ce que l’on ressent du début à la fin de L’Évaporée, récit qui, bien que réaliste, semble se dérouler dans un autre monde, plus libre et plus beau, malgré les souffrances.

L’Évaporée

de Fanny Chiarello & Wendy Delorme

Cambourakis

184 pages

18 euros

Parution: 17 août 2022

«La Petite Menteuse», les regrets

En matière de viol, une étude fréquemment citée estime que le taux de faux témoignages se situe entre 3% et 8%, même si les estimations sont variables. Lisa Charvet, l’un des deux personnages principaux de La Petite Menteuse, contribue à alimenter cette statistique. Lorsqu’elle était en classe de troisième, elle a accusé Marco Lange, plâtrier de son état, de l’avoir violée. Un procès a eu lieu, l’homme a été condamné à dix ans d’emprisonnement –citons là aussi les chiffres: en France, seul un viol déclaré sur cent aboutit à une condamnation.

Mais quelques années plus tard, Lisa Charvet se ravise. Elle va raconter toute son histoire à Alice Keridreux, avocate spécialisée dans la défense des mineures victimes de viols et d’agressions sexuelles. L’inconfort et l’incompréhension priment. Pourquoi la collégienne d’alors a-t-elle menti? Chroniqueuse judiciaire au Monde depuis deux décennies, Pascale Robert-Diard s’intéresse à un cas de figure trop rarement étudié, tant il suscite le malaise. La fausse accusation est un sujet délicat: demandez plutôt à André Téchiné, excellent cinéaste qui a réalisé un très mauvais film sur le sujet.

La Petite Menteuse est idéalement nuancé: oui, ce qu’a fait la jeune fille est très grave, non, les accusations proférées ne viennent pas de nulle part; oui, un homme a passé cinq ans derrière les barreaux pour rien, non, la société actuelle ne condamne pas des hommes innocents à tour de bras. Aucune généralité ici, juste une histoire, celle de Lisa et de son avocate, qui va tenter de défendre jusqu’au bout sa cliente, d’aller au-delà de l’indignation pour tenter d’expliquer ce qui s’est produit. Histoire que l’affaire Lisa Charvet, ce gigantesque gâchis, nous aide aussi à avancer.

La Petite Menteuse

de Pascale Robert-Diard

L’Iconoclaste

288 pages

20 euros

Parution: 18 août 2022

«Je suis le fils de ma peine», mémoires de nos pères

Il s’appelle Vincent Chanaleilles, mais son nom est aussi trompeur que son passing. Ce patronyme est le fruit d’un changement d’état civil destiné à marquer son éloignement vis-à-vis d’un père violent. Surnommé «Le Capitaine» par l’ensemble de ses collègues flics, il se noie un peu plus chaque jour dans l’horreur de son métier et réalise qu’il est en train d’échouer dans son objectif de ne pas reproduire les erreurs jadis commises par feu son géniteur.

Cadavres amochés, proxénétisme, sordide à tous les coins de rue: toute la panoplie est réunie pour composer un roman policier suprêmement glauque, mais la quête de Thomas Sands est ailleurs. Je suis le fils de ma peine parle avant tout de transmission, de ce que nous laissent ceux et celles qui nous conçoivent, de la façon dont notre ADN et notre environnement se télescopent pour faire de nous qui nous sommes. C’est noir et c’est beau à la fois.

Plus le livre avance, plus le personnage principal avance sur la piste de ce père dysfonctionnel, à qui il ne pardonnera jamais ses actes, mais qu’il aimerait tout de même essayer de comprendre. Je suis le fils de ma peine s’enrichit d’une couche supplémentaire de complexité lorsque Vincent Chanaleilles réalise qu’il est aussi le fils d’un héros. Le roman de Thomas Sands interroge la façon dont les hommes, qu’ils soient étiquetés bons ou mauvais, voient un jour remonter leur part de violence et de sauvagerie. Le résultat est intense et glaçant.

«Roman fleuve», trois hommes dans un bateau

Les romans à vocation drolatique ne courent pas les rues. A fortiori, les romans vraiment drôles sont extrêmement rares. Roman fleuve fait partie de ces spécimens si peu fréquents qu’ils en deviennent déconcertants. Son auteur, Philibert Humm, semble venir d’une France qui n’existe plus, celle qui vénérait Pierre Dac après avoir été biberonnée aux Pieds nickelés –d’ailleurs, c’est Alphonse Allais qui est cité en exergue, ce qui colle bien à l’univers de l’ensemble.

Pourtant, l’écrivain n’a que 31 ans, ce qui contribue sans doute à ajouter au charme de ce récit totalement anachronique –dès les premières pages, on a l’impression de graviter dans les années 1950 ou 1960, mais Humm nous parle de l’improbable métier de «chief happiness officer» et cite la marque Auchan. Le livre part de l’envie d’un aventurier autoproclamé, principal narrateur des nombreux événements et non-événements qui le jalonneront, de réaliser un périple en canoë.

Ils seront finalement trois à prendre le départ, à bord d’une embarcation ayant jadis appartenu à Véronique Sanson. Absurde, burlesque, non-sens: Roman fleuve mêle les tonalités humoristiques avec une grande dextérité et un sens de la formule, sans jamais s’essouffler. Le lectorat, lui, a parfois besoin de reprendre son souffle, parce qu’avec Philibert Humm, ça ne cesse jamais de fuser, comme avec ces gens très drôles mais dont le seul défaut est de ne jamais s’arrêter. Mais qui pourrait reprocher à un auteur aussi spirituel d’avoir envie d’en faire profiter l’assemblée?

Roman fleuve

de Philibert Humm

Éditions des Équateurs

284 pages

18 euros

Parution: 24 août 2022

«Monsieur Sénégal», le racisme souriant

«Il pensait que sourire était la meilleure façon de se faire accepter.» Amadou Lo n’est pas sénégalais, mais pourquoi diable les Blancs s’embêteraient-ils à nommer correctement les gens comme lui? Démobilisé après la fin de la Première Guerre mondiale, celui qu’on qualifie de «tirailleur sénégalais» est embauché bon gré mal gré par le médecin-major qui, un jour, lui sauva la vie. Lui qui se voyait regagner sa Guinée atterrit alors en Franche-Comté, où il est engagé en qualité de chauffeur.

Satisfait de sa condition, bien que sa terre natale et sa famille lui manquent, Amadou est exploité par la famille qui l’emploie et méprisé par tous, bourgeois francs-comtois comme membres des personnels de service. C’est ce racisme dit bienveillant qu’Antoine Rault, auteur de théâtre à succès, entend mettre en lumière: Amadou a beau être mieux traité que s’il était officiellement un esclave, il est à peine mieux considéré qu’un animal.

Examiné comme une bête de foire, considéré avec la plus grande condescendance par toutes et par tous (y compris celles et ceux qui jouent les white saviors en tâchant de faire son éducation), Amadou Lo est le dindon de la farce, un prisonnier semi-volontaire qui accomplit sa tâche avec un sourire teinté de gratitude. La force de Monsieur Sénégal, c’est que sous la douceur apparente du récit –l’auteur adopte le point de vue d’Amadou, longtemps dépourvu d’esprit critique ou de sentiment de révolte– se cache une peinture de la veulerie de l’être humain, toujours ravi d’exprimer sa prétendue supériorité de la façon la plus ostentatoire possible.

«Hommes», le grand roman de la rentrée littéraire 2022 (et sept autres livres à ne pas rater)