Transmigration 2.0 : hypnose, transhumanisme et avatars de l’Âme

« Ainsi, je travaille à me rendre voyant. Vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. » Arthur Rimbaud, Lettre à Georges Izambard.

Cette étude débute par un préambule en 2017, à Dharamsala, durant un congrès du Mind and Life Institute. Il réunissait alors le Dalaï-Lama, installé dans la ville du nord de l’Inde depuis son exil forcé du Tibet, des grosses têtes de la Silicon Valley, et des curieux et autres experts en méditation, dont l’auteur Emmanuel Grimaud. Le sujet : la transmigration électronique grâce à internet. L’idée : un jour, on aurait tous nos avatars, comme si on ajoutait une nouvelle sphère aux neufs précédentes.

Un chercheur est par exemple venu soutenir que les ordinateurs connectés les uns aux autres forment un genre de samsära matérialisé, dont les règles seraient enfouies dans les tréfonds des cartes mères de nos ordinateurs, et qu’une fois effectuée, la transmigration des données viendrait celle des personnes.

En général, ces transhumanistes cherchent les clés de l’immortalité, une technologie de l’immortalité. Un « transhumanisme transcendantal ». Le bouddhisme devient une solution techno-compatible, grâce à son ontologie du vide, sa mécanique des flux cosmiques ou ses doctrines de la métempsychose et métensomatose.

Une affaire fondamentalement bien compliquée, dans cet air indien des nuances spirituelles. Un exemple : « Si les écoles yogiques font la différence entre le Vide (śūnya), le Super-Vide (atiśūnya), le Grand Vide (mahāśūnya) et le Vide absolu (sarvaśūnya), il était difficile de savoir dans lequel il se trouvait. »

Et si la réincarnation n’était qu’un problème de pure ingénierie susceptible, une fois résolu, de redéployer la transmigration à partir de machines et d’algorithmes ? Quel lien établir alors entre le réseau, « forme balbutiante de métempsycose électronique généralisée », sécularisée et re-territorialisée dans l’enceinte de data centers, et les formes plus anciennes de « réincarnation-nisme » ? Le même lien qui unit une chose morte à une chose vivante, une copie à l’original, la version bêta d’un logiciel à sa version alpha, ou encore une vidéo piratée à un film en haute résolution ?

Vivrons-nous un jour une transmigration 2.0, un simulacre de samsära, artificiel et sécularisé ? Peut-être sommes-nous déjà dans un simulacre, lui-même imbriqué dans un autre simulacre etc. ? À condition de considérer que l’« âme » n’est au fond que de l’information. 

La philosophie brahmanique, avec ses distinctions entre champ « subtil » et champ « grossier » et sa gradation entre « sept couches » de corps astral, offrait selon lui de nombreux appuis pour penser le Web avec ses strates, le surface Web constitué des données indexées par les moteurs de recherche, le deep Web comportant les données non indexées (environ 80 % du volume des données échangées) et le dark Web (la « Toile clandestine »). 

Un sujet baroque, lointain pour ceux qui n’ont jamais entendu parler de Hermès Trismegiste, de Grand ou Petit Véhicule, ou des Sept sermons aux morts, mais pas celui d’Emmanuel Grimaud, car durant ce congrès, il rencontra l’hypnothérapeute Trupti Jayin, qui pratique l’hypnose « régressive ». Soit faire revivre à ses patients des épisodes de leurs vies antérieures à partir de procédés et techniques, plus ou moins efficaces, pour produire des « états de réceptivité ». Le tout dans une optique de soin.

L’anthropologue en a tiré un documentaire terminé en 2019, Black Hole: Why I Have Never Been a Rose, réalisé avec Arnaud Deshayes, grâce à la collaboration de l’Indienne et une vingtaine de ses patients, qui ont tenté de relâcher leur conscience. Impossible de tout exprimer en une heure, alors il a approfondi la question dans cet ouvrage paru à la Découverte, qui décrit et analyse, quand le long-métrage montre.

Des séances auxquelles il a pu assister, Emmanuel Grimaud en a tiré le concept de Cinéma intérieur, le « meilleur lieu pour faire la grammaire de nos vertiges dans toutes leurs variantes ». Une technique, utilisée par Trupti Jayin, où les images, les mots, les métaphores sont censés nous sortir du néant. Mr. Som en 1852, Siddharth en 1758, un attentat contre un général anglais en 1896, sur la planète Mars en 2071, au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, au cœur de la transmigration, non de Timothy Archer, mais d’un autre sacré zig, Joy Mukherjee…

Des voyages mentaux des plus spectaculaires, tributaires des capacités de visualisations et facultés « hallucinatoires » de chaque psychonaute.

Celui qui fut le commissaire de l’exposition du Musée du Quai Branly, Persona, étrangement humain,  observe les mécanismes de l’imagination profonde activés dans notre cerveau et notre corps. Il analyse les visions générées comme autant de productions cinématographiques hypnotiques amateurs, et se demande, l’hypnothérapeute s’adresse-t-elle à notre « faculté d’excentricité » ?

En tout cas, plus qu’une aventure de l’oreille qui entend les paroles de l’hypnotiseur, c’est une expérience de l’œil que met en lumière l’anthropologue. L’hypnose régressive, qu’il définit finalement comme « une transmigration pirate », face à « l’absolutisme de la réalité ».

À LIRE – Hypnose, réincarnation, vies antérieures, que nous dit la science ?

Des notions à découvrir, comme « Le temps profond » ou « La profondeur la plus profonde », et plus globalement, une plongée fascinante, pointue, méthodique, dans notre fonctionnement et les croyances à l’âge informatique.

Transmigration 2.0 : hypnose, transhumanisme et avatars de l’Âme