Terreur rouge : la Chine de Xi Jinping

À l’heure du XXe congrès du Parti communiste chinois, le président a retrouvé la main de fer de Mao pour diriger l’empire du Milieu.

C’est un coin de Chine sans charme, où l’extrême laideur rivalise avec l’ennui. Les hivers y sont rudes et sans fin, l’été n’y est que touffeur. Liangjiahe, lieu-dit du Shaanxi, à 900 kilomètres au sud-ouest de Pékin, ourlé de mamelons ocre et pelés où, çà et là, pointe un boqueteau de résineux, a, sur le papier, un potentiel touristique compris entre le zéro absolu et le néant.


visite à sa famille à Pékin, en 1972. il a 19 ans et subit un programme de “rééducation politique” dans la province du Shaanxi.


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ABC/Andia.fr

Chaque jour, pourtant, ils sont une dizaine de milliers à payer 60 yuans, environ 8 euros, pour venir s’imprégner de la pensée de « Xi Dada », Oncle Xi. Car c’est ici, dans une maison troglodyte, que le futur numéro un chinois, Xi Jinping, a été envoyé aux champs par Mao Zedong entre 1969 et 1975. Il y est arrivé adolescent mal dégrossi ; il en est reparti grand homme, champion des masses, imprégné d’une mission : vouer sa vie à la grandeur du peuple chinois.

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À Liangjiahe, transformé en parc à thème à la gloire de Xi Jinping, on s’extasie devant le puits que ce « simple serviteur du peuple » a aidé à creuser. On s’ébaubit des histoires du guide, les yeux embués par tant d’altruisme ; ainsi, le jour où il a refusé la moto offerte par la collectivité pour récompenser son zèle au travail, recommandant qu’on utilise l’argent pour changer les moteurs agonisants des moissonneuses-batteuses.

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En 2015, de retour dans la maison troglodytique où il vécut adolescent et fit ses classes de révolutionnaire.


En 2015, de retour dans la maison troglodytique où il vécut adolescent et fit ses classes de révolutionnaire.


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Xinhua

On s’allonge, ému, sur le « kang », le lit en bois posé sur un brasier de charbon où le futur leader s’endormait chaque soir. Pour une poignée de yuans, on peut même repartir avec un mug en fer-blanc à son effigie ou son best-seller en trois volumes, « La gouvernance de la Chine ».

Plus rien n’empêche Xi Jinping de régner à vie sur un pays qu’il a remis en cage

À Pékin, la glorification du chef de l’État, chef du parti et chef des armées qui s’est donné le titre de lingxiu (leader), comme Mao Zedong, est plus discrète. Les célébrations de la fête nationale du 1er octobre ont servi de répétition générale pour le XXe congrès du Parti communiste chinois et le sacre annoncé de l’empereur rouge. Car ce personnage sombre et impavide, brutal et insaisissable, qui préside depuis 2012 la deuxième puissance mondiale et 1,4 milliard d’habitants, a fait supprimer le paragraphe de l’article 79 de la Constitution limitant les mandats présidentiels à deux.

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Toute allusion à Winnie l’ourson est passible de prison

À 69 ans, plus rien ne l’empêche de régner à vie sur un pays qu’il a remis en cage, coupé du monde et reconverti au culte de la personnalité, la sienne. Sa pensée et ses maximes, inscrites dans les manuels scolaires, sont enseignées dès l’école primaire. Chaque soir, à 19 heures, il fait l’ouverture du JT de CCTV-1, la chaîne nationale. Et toute allusion à Winnie l’ourson, personnage popularisé par Disney auquel le rondouillard Xi a été souvent comparé, est passible de prison.

Qui est vraiment l’apôtre de la « grande renaissance », ce rêve chinois d’une nation prospère et conquérante, dont le prénom signifie en mandarin « la paix est proche » ? Qu’attendre encore de cet hyperprésident qui a rompu le pacte tacite défini par Deng Xiaoping, père de la Chine moderne, d’un pouvoir collégial ? Il décide de tout, seul, depuis Zhongnanhai, l’Élysée chinois. « Avant, la Chine était dans le monde ; maintenant, avec Xi Jinping, la Chine est le monde, illustre Stéphanie Balme, doyenne de Sciences po et sinologue. Sa première décennie de pouvoir a été marquée par un durcissement de la vie politique, une prise de distance avec la mondialisation et un contrôle social très renforcé. »

Fils d’un compagnon de route de Mao Zedong, Xi Zhongxun, un temps vice-Premier ministre, Xi Jinping doit beaucoup à ce statut de prince rouge. Même si son père est tombé en disgrâce sous la Révolution culturelle (d’où le séjour « à la rude » du fils dans le Shaanxi) avant d’être réhabilité. Mais il a assis sa conquête du pouvoir sur un parcours sans faute, comme gouverneur de la province de Fujian, face à Taïwan, puis secrétaire du parti du très capitaliste Zhejiang, près de Shanghai, de 2002 à 2007. Son absence totale de charisme et son style couleur grande muraille font aussi partie des attributs nécessaires à tout haut dirigeant chinois. Seule touche de glamour, sa femme, Peng Liyuan, célèbre soprano qui, avant de devenir première dame, entonnait en uniforme militaire des chants patriotiques sur la télé d’État.

A son arrivée au pouvoir, il fait le ménage parmi ses opposants

Quand il arrive au pouvoir, en 2012, Xi Jinping découvre un pays miné par la corruption, un parti communiste divisé en clans et embourgeoisé. Il va déclencher une vaste opération mains propres avec l’arrestation de 1,5 million de fonctionnaires. Un combat politique, aussi, qui lui permet de faire le ménage parmi ses opposants. « Xi Jinping est un doctrinaire qui croit en la toute-puissance et au caractère sacré du Parti communiste chinois », explique, à Montréal, le Canadien Alex Payette, patron de la société de conseil en intelligence stratégique Cercius. « On a pensé qu’après Deng Xiaoping la Chine allait connaître une ère de réforme éternelle. C’était une erreur. Xi Jinping a décidé de mettre fin à l’influence occidentale et de revenir aux valeurs traditionnelles. » Bref, un grand bond en arrière, le retour à l’entre-soi et au parti roi.

« Xi Jinping avait aussi une obsession bien cachée : il était hanté par la chute de l’Union soviétique, qu’il attribue au manque d’éducation idéologique du peuple. D’où sa volonté farouche de remettre le parti au centre de tout, de verrouiller les consciences et, puisqu’il considère depuis 2008 que l’Occident est décadent, de faire de la Chine la puissance dominante mondiale tant au niveau économique qu’idéologique », analyse le sinologue Jean-Pierre Cabestan, directeur du département de science politique de l’université baptiste de Hongkong.

Le génocide ouïgour, le nettoyage ethnique au Tibet, sont les œuvres de Xi Jinping

Partout, Xi Jinping veut imposer l’image d’une Chine décomplexée qui, sûre de sa puissance, se contrefiche de l’opinion internationale. « Une stratégie qui, de 2016 à 2020, s’est beaucoup construite face à Donald Trump, à qui il n’a cessé de s’opposer violemment», commente Stéphanie Balme, de Sciences po. Le génocide ouïgour et la prise en étau du Tibet par l’ethnie dominante Han sont les œuvres de Xi Jinping.

Le président chinois a aussi foulé aux pieds les engagements internationaux de la Chine pour étouffer Hongkong sous une chape de plomb. Annexion d’îles-confettis vietnamiennes ou philippines, grignotage de terrain au minuscule Bhoutan, bataille rangée avec l’armée indienne dans l’Himalaya à coups de planches à clous (environ 60 morts)… Sous l’ère Xi, la Chine se complaît dans la terreur. Dernier épisode en date, les menaces d’annexer Taïwan, en août.

Les boys bands qualifiés de «tapettes» par le maître de Pékin

Oncle Xi a aussi décidé d’une reprise en main de la jeunesse sur le plan moral. Depuis l’été 2021, une opération de rectification baptisée « Qing Lang » (claire et brillante) est menée dans le divertissement. Visés, les boys bands. Inspirés de la K-pop coréenne, ces groupes composés de beaux mecs androgynes et ultra-maniérés, silhouettes élancées, yeux de biche, ont la cote. Le pouvoir a décidé de mettre fin à l’engouement pour ces vedettes que le maître de Pékin a qualifiées, dans un discours officiel, de « tapettes ».

Que va-t-il nous rester si l’on ne peut même plus s’évader en écoutant la musique qu’on aime ?

Déprogrammation de clips, annulation de concerts et arrestation de stars comme le Sino-Canadien Kris Wu, 31 ans, leader du boys band Exo, accusé d’avoir eu des relations sexuelles avec des fans mineures. « Nous avons déjà des vies tristes avec des horaires de boulot fous, une hiérarchie qui ne connaît que le rapport de force ; que va-t-il nous rester si l’on ne peut même plus s’évader en écoutant la musique qu’on aime ? » nous confie sur Weibo (le Twitter chinois) Wu Tongtong, employée de bureau à Shijiazhuang, dans le Hebei.

Kris Wu, leader du groupe Exo, ici en court à Hongkong, en 2019. Il a été arrêté sous prétexte de relations sexuelles avec des mineurs.


Kris Wu (en cravate), leader du groupe Exo, ici en court à Hongkong, en 2019. Il a été arrêté sous prétexte de relations sexuelles avec des mineurs.


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Getty Images

Ciblées aussi les écoles privées, trop lucratives et budgétivores pour les familles, qui doivent désormais appliquer le strict programme national et dont beaucoup ont dû fermer. Les cours particuliers ne peuvent plus porter sur les matières enseignées à l’école, mais doivent se cantonner à des contenus comme le macramé ou l’art des cerfs-volants.

Les jeux vidéo sont très encadrés

Autre volonté du leader chinois : la diminution dans les programmes scolaires de l’anglais, longtemps considéré comme essentiel. Les jeux vidéo sont aussi très encadrés ; ils doivent véhiculer uniquement des « valeurs socialistes et rationnelles », et leur usage est désormais limité pour les moins de 18 ans : trois heures par semaine maximum, à raison d’une heure les vendredis, samedis et dimanches, de 20 heures à 21 heures… Le temps dégagé doit être consacré à l’étude approfondie de la pensée de Xi Jinping. 

Ma Yun, alias Jack Ma, fondateur du site de commerce électronique Alibaba, début 2020. Cette année-là, il disparaît quelques mois après avoir critiqué le pouvoir.


Ma Yun, alias Jack Ma, fondateur du site de commerce électronique Alibaba, début 2020. Cette année-là, il disparaît quelques mois après avoir critiqué le pouvoir.


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Wang HE

Dans le cadre de ces campagnes anti-bling-bling et du retour à l’ordre moral, de nombreuses personnalités du spectacle ou des affaires ont disparu, parfois pendant des mois. Ainsi, Fan Bingbing, qui a joué dans un « X-Men », Zhao Wei, actrice et réalisatrice, ou Jack Ma, le big boss d’Alibaba. Le 11 septembre, l’acteur Li Yifeng, 35 ans, égérie de Prada et du cognac Rémy Martin, qui a notamment incarné le jeune Mao Zedong au cinéma, a été arrêté à Pékin pour avoir eu recours à la prostitution.

Bref, tout ce qui brille, fleure bon « les miasmes de la décadence occidentale », selon la terminologie officielle, et dévie la jeunesse chinoise du socialisme peut, à tout moment, tomber de son piédestal. La Chine ne fait ici que revenir à la campagne contre la pollution spirituelle de 1983, quand des artistes trop progressistes étaient sommés de faire leur autocritique avant d’aller oublier leurs idées subversives entre quatre murs.

La plupart des pépites de l’Internet chinois ont vu leur activité réduite

Pékin s’est aussi attaqué à ses entreprises de la tech comme Alibaba ou Tencent, leader mondial des jeux vidéo, un temps cinquième capitalisation boursière mondiale. Dirigeants « mis au vert », amendes record, lois décidées arbitrairement pour brider leurs activités… La plupart des pépites de l’Internet chinois, cotées à Hongkong ou New York, ont vu leur cours massacré et leur activité réduite par la volonté du pouvoir chinois.

Dans la pensée de Xi Jinping, la démocratie est «une faillite en soi»

« Cela a l’air contre-productif, explique le Canadien Alex Payette. C’est marquer contre son camp. Mais c’est aussi rappeler que le capitalisme privé n’existe pas en Chine. Toléré par le parti, il peut être recadré à tout moment. » Dans la fameuse pensée de Xi Jinping, le leadership du Parti communiste chinois prime toute autre forme d’organisation. Il faut suivre un socialisme chinois et ne jamais oublier que la démocratie est un danger absolu car « une faillite en soi ». 

Pareille résilience impressionne. Le sommet du Parti communiste chinois est un panier de (très vieux) crabes où les jeux d’ombres, cabales et félonies feraient passer les complots florentins des XVe et XVIe siècles pour des enfantillages. Le mois dernier, des rumeurs de coup d’État bruissaient. Un leurre. Xi Jinping a réussi à éviter toutes les conjurations et alliances face à lui.

Un bilan économique fragilisé

Xi est aussi, à grand-peine, parvenu à surmonter une gestion catastrophique du Covid, apparu à Wuhan fin 2019 et sur lequel Pékin n’a aligné que des contre-vérités. Son jusqu’au-boutisme dans la politique du zéro Covid a provoqué la faillite de 5 millions de PME et précipité des dizaines de millions de Chinois dans la précarité. Goldman Sachs a revu les prévisions de la croissance chinoise à 4,3 % pour 2022, contre 8,1 % en 2021. C’est sur son bilan économique que Xi Jinping est le plus vulnérable.

Une société orwellienne

Depuis dix ans, il revendique un modèle de croissance à la fois autoritaire et prospère. Une voie qui promet l’enrichissement en échange du maintien d’un régime de parti unique. Ce modèle de gouvernance est fragile. Car si le peuple a applaudi les campagnes anticorruption, il abhorre ces « rectifications » néomaoïstes. « On ne peut plus s’afficher avec un étranger, cela fait trop jaser, témoigne Yang Yu, alias Brian, vieil ami connu à Pékin au cœur des années 2000. Il faut faire attention à ce qu’on raconte, même à un proche, car la délation est encouragée. On se sent épié, scruté. » La Chine est devenue une société orwellienne. 

Dans ces conditions, qu’attendre de cinq ou dix ans de « rab » de Xi ? Pour les Occidentaux, du mépris et de la condescendance, mais encore une coopération économique. Car l’usine du monde, qui a lancé son programme « Made in China 2025 » et promeut une transition de l’industrie vers des productions plus spécialisées et haut de gamme, a besoin de l’Ouest pour vendre ses produits. « On n’est pas non plus à l’abri d’une dérive belliqueuse du type invasion de Taïwan, tant est grande la haine des États-Unis et de l’Ouest », prévient le sinologue Jean-Pierre Cabestan.

Quant au peuple, qui n’a plus le droit de voyager à l’étranger (150 millions de touristes avant le Covid), il est désormais… noté. Chaque individu a un score et des points qui peuvent lui être enlevés en cas de comportement antichinois. Il peut se consoler en lisant et relisant les pensées de Xi Dada. 

Terreur rouge : la Chine de Xi Jinping