Géopolitique de l’Iran : d’une révolution à l’autre ?

En cette fin d’année 2022, l’Iran est au cœur de l’actualité. Fin novembre, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) confirmait que l’Iran commençait à produire de l’uranium enrichi à 60 %. Ce faisant, le pays s’approche du seuil de 90 % nécessaire pour produire une bombe nucléaire. Il s’éloigne ainsi toujours un peu plus de ce qui était prévu par l’accord de 2015, qui n’autorisait le nucléaire qu’à des fins civiles.Certes, cet accord de 2015, connu sous le sigle JCPoA, avait été dénoncé par l’Administration Trump en 2018. Agissant ainsi, l’Iran montre sa détermination à obtenir l’arme nucléaire et qu’il ne croit pas à la renégociation de l’accord. Cela en dépit des discussions en cours à Vienne, voulues par la nouvelle administration Biden.

Il est clair que l’arme atomique est une carte que l’Iran veut conserver pour peser dans la géopolitique régionale et mondiale, mais également pour affirmer un régime aujourd’hui contesté à l’intérieur depuis septembre par des manifestations.

Début décembre, le pouvoir annonça qu’il allait réviser la loi de 1983 sur le port du voile islamique. Signe que le régime est inquiet de l’ampleur de la contestation. Si la place de l’Iran dans les rapports de force moyen-orientaux et mondiaux est intéressante à décrypter, l’actualité intérieure lui donne un éclairage nouveau et révèle ses enjeux.

Mais que se passe-t-il aujourd’hui en Iran ? Les manifestations de la jeunesse sont devenues un mouvement plus large qui remet en cause le régime. Faut-il pour autant y voir une nouvelle révolution et le prélude à des bouleversements géopolitiques régionaux ?

 

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La mort de Mahsa Amini provoqua une vaste contestation politique

Le 16 septembre dernier, la jeune Mahsa Amini, 22 ans, est arrêtée par la police des mœurs de Téhéran pour non-respect du strict code vestimentaire imposé par le régime. Elle décède trois jours plus tard des coups portés. Sa mort provoque une vague de manifestations aux cris de « Femmes, Vie, Liberté ». Les revendications portaient d’abord sur la place des femmes dans la société, mais rapidement, la jeunesse, femmes et hommes mélangés, fut rejointe par d’autres protestataires, de milieux différents. Et ce, dans un contexte économique très difficile.

 

Ces manifestations ne sont pas nouvelles

Depuis la suspension de l’accord sur le nucléaire en 2018 et le retour des sanctions américaines, la situation économique s’est fortement dégradée. Et la pandémie a été une épreuve supplémentaire. L’inflation était de 40 % par exemple en 2021, avant même les effets de la guerre en Ukraine, et de 60 % en 2022 sans doute. Selon le gouvernement, 38 % des Iraniens vivaient en 2022 sous le seuil de pauvreté.

Depuis plusieurs années, le régime fait face à des contestations sociales : manifestations en 2019-2020 contre la vie chère, ou encore en 2021, manifestations d’agriculteurs et de citoyens vivant dans des régions en tension hydrique. La nouveauté en cette fin d’année 2022 est la montée en puissance de cette contestation qui touche toutes les régions et toutes les classes sociales. Elle s’accompagne de grèves, que ce soit celle des commerçants des bazars qui demeurent fermés ou celle des ouvriers de la pétrochimie.

 

Ce mouvement est aujourd’hui politique

Il insiste sur l’exigence de liberté et apparaît également comme anticlérical, comme le montre le jeu du « sautage de turban », très relayé par les réseaux sociaux. Ce dernier montre des religieux/des mollahs qui voient leur couvre-chef arraché en pleine rue. Une provocation de jeunes militants en écho aux gestes des partisans de Khomeini s’en prenant aux mollahs favorables au régime en 1978/79.

En octobre, la presse officielle parlait de soulèvements et d’insurrection. En novembre, les Iraniens se sont mis à parler de la Révolution de 2022, persuadés que les choses ne peuvent pas en rester là. Le 21 novembre dernier, lors du premier match de l’équipe iranienne à la Coupe du Monde au Qatar, l’équipe nationale refusa de chanter l’hymne national par solidarité avec les manifestants. Même des catégories traditionnellement fidèles au régime s’en éloignent. La puissante diaspora iranienne (environ quatre millions de personnes) soutient comme elle peut le mouvement et cherche à le rendre public. Alors que le régime cherche au contraire à s’isoler.

 

Est-ce alors une révolution ?

Assurément, ce mouvement d’ampleur marque un tournant. Il y a une révolution dans les esprits, car la grande majorité de la population ne croit plus aux vertus d’une alternance entre radicaux et réformistes à la tête du régime. C’est désormais la nature même du régime qui est en cause.

Mais une véritable révolution politique impliquerait que le rapport de force entre les manifestants et le pouvoir change. Difficile d’imaginer une révolution sans que les manifestations dans les grandes villes du pays comme Ispahan et Téhéran rassemblent des centaines de milliers de personnes. Le pouvoir entend bien l’empêcher, mais le pourra-t-il longtemps ?

 

Le président de la République islamique élu en 2021 est Ebrahim Raïssi ; il mène la répression.

Religieux, il a fait carrière dans le système judiciaire islamique et fut l’un des responsables d’exécutions massives d’opposants politiques en 1988. Il a unifié les forces de sécurité en rassemblant les États-majors des forces de l’ordre et de l’armée et incarne une ligne dure. Le pouvoir a immédiatement accusé les ennemis de l’Iran de fomenter des troubles dans le pays.

La sécurité du régime est assurée par les Gardiens de la Révolution islamique que l’on nomme les Pasdarans. Cette organisation paramilitaire dépend du Guide de la Révolution. C’est une véritable armée intérieure. Elle a sous son contrôle les milices islamiques du régime, les bassidjis chargés traditionnellement du contrôle politique et social à l’échelle locale et qui évoluent souvent en civil. Les 500 000 bassidjis dans le pays sont en première ligne de la répression. Celle-ci a été en s’accentuant, plus de 450 morts en trois mois, des milliers d’arrestations, des condamnations à mort ont été prononcées contre ce que le régime appelle des émeutiers. La répression est particulièrement sévère dans les régions kurdes et le Baloutchistan, une province du sud-est du pays. Le régime a censuré Internet pour empêcher la coordination des manifestants et le pays est largement coupé du monde.

 

Mais les implications du mouvement dépassent le simple cadre national

Les bombardements menés par le régime contre les opposants kurdes en Irak, ou encore l’arrestation d’une quarantaine d’étrangers présents dans le pays et accusés de soutenir les manifestants, devenant en fait des otages dans les mains des Iraniens, montrent bien combien la question intérieure est inséparable de la situation géopolitique de l’Iran, régionalement et internationalement.

 

Comprendre la géopolitique de l’Iran implique de comprendre les ressources d’un pays qui apparaît d’emblée comme ayant les atouts pour être l’une ou la grande puissance du Moyen-Orient.

 

L’Iran, force et faiblesses d’une potentielle grande puissance.

L’Iran est un vaste pays (trois fois la France en superficie), qui compte aujourd’hui 85 millions d’habitants. Sa population a doublé depuis la Révolution islamique de 1979. Si la fécondité a nettement baissé (elle est aujourd’hui égale à 2,1 enfants/femme), le pays est encore jeune. La moitié de la population a moins de 30 ans. C’est dire que la grande majorité de ses habitants a toujours vécu dans le cadre de la République islamique, régime en place depuis plus de 40 ans.

 

Situation géographique de l’Iran

Le pays est un plateau montagneux et partiellement désertique, ceinturé de montagnes protectrices. Au nord, la mer Caspienne et trois Républiques de l’ex-URSS (l’Arménie et l’Azerbaïdjan, ennemis jurés, et le Turkménistan). À l’ouest, la Turquie et surtout l’Irak. Au sud, le Golfe persique, et à l’est, l’Afghanistan et le Pakistan.

Le pays est ainsi (avec le Sultanat d’Oman) en position de contrôler le détroit d’Ormuz. Cette situation fait de l’Iran un carrefour à l’intersection des mondes arabe, turco-caucasien et indo-européen. C’est à la fois un verrou stratégique et aujourd’hui une plaque tournante dans le système eurasiatique.

Le pays n’appartient pas au Proche-Orient tel que l’évoquaient les Français, mais appartient au Moyen-Orient (le Middle-East, entre l’Europe et un Orient plus lointain, indien et chinois). Mais il possède de fortes spécificités par son peuplement. Il n’est pas arabe et les populations sont très majoritairement persanes (à peine les 2/3), vivant dans la partie centrale du pays, autour des grandes villes de Téhéran, capitale de neuf millions d’habitants, et d’Ispahan.

Les Iraniens sont de confession musulmane chiite à 85 %. Il existe d’importantes minorités ethniques, aux périphéries du pays. Ainsi, au nord-est, le Kurdistan iranien rassemble environ huit millions de Kurdes sunnites. À l’opposé, au sud-est, les Baloutches ne constituent que 2 % de la population du pays dans la vaste province du Sistan-et-Baloutchistan. À cela s’ajoutent d’autres minorités : azérie (16 %) et turque au nord, afghane à l’est, ou encore arabe.

 

L’Iran a tous les atouts pour tenir sa place au sein des grandes puissances émergentes

Bien sûr, il possède d’abord des ressources en hydrocarbures remarquables. Il possède les quatrièmes réserves prouvées mondiales de pétrole et les deuxièmes en gaz naturel. Le positionnant au niveau d’acteurs comme la Russie et l’Arabie saoudite. Les hydrocarbures ont joué un rôle dans l’intérêt des Occidentaux pour le pays et depuis 40 ans dans la politique et l’action de la République islamique.

Depuis les années 1970, le pays cherche à acquérir une capacité de production d’énergie nucléaire civile. Il possède une centrale atomique construite par les Russes, la centrale de Bouchehr, et annonce la construction d’une seconde.

 

Mais l’Iran est un pays contraint par la politique de sanctions.

Depuis 2005 et les politiques de sanctions économiques consécutives à la reprise du programme d’enrichissement d’uranium, le pays est en difficulté. Le pays a un vrai potentiel pétrolier. Il possède d’importantes capacités de raffinage, mais les investissements extérieurs se sont largement taris. La production pétrolière baisse faute d’investissements et les exportations sont rendues très difficiles.

Aujourd’hui, la production répond pour l’essentiel au marché intérieur, considérable certes, mais les ventes de pétrole font cruellement défaut aujourd’hui au budget de l’État. Ses réserves en gaz sont considérables, avec un gisement offshore face à celui du Qatar. Cependant, développer des capacités impliquerait de lourds investissements financiers et technologiques pour développer les exportations de GNL. Le régime des sanctions empêche le transfert des technologies de liquéfaction du gaz. L’Iran reste en dépit de ses ressources, un acteur gazier mineur.

Or, et c’est un autre atout de l’Iran, le niveau d’éducation est très satisfaisant dans ce pays. L’Iran compte 4,5 millions d’étudiants (dont plus de la moitié sont des femmes), avec un niveau remarquable dans certaines disciplines scientifiques comme les mathématiques. La première femme récipiendaire de la médaille Fields, le Nobel mathématique, fut une iranienne en 2014. Mais le pays fait face à un exode des cerveaux, avec environ 180 000 diplômés qui partent chaque année, gonflant la diaspora iranienne.

Enfin, l’Iran possède certains vecteurs pour exercer un soft power. Les réseaux chiites qu’il finance et la dimension anti-occidentale/antisioniste de son discours lui ont attiré des sympathies, au Moyen-Orient particulièrement.

 

Des atouts, mais l’économie iranienne est aujourd’hui en grande difficulté

Et ce, essentiellement du fait des sanctions économiques qui lui sont imposées depuis 2018. S’il fallait un argument pour montrer le poids de ces sanctions, il suffit de constater que la signature de l’accord sur le nucléaire iranien en 2015 a provoqué une brève mais spectaculaire embellie économique. L’inflation en 2016 était de 10 % et la croissance avait dépassé 8 %.

Mais depuis la dénonciation de l’accord par les États-Unis en mai 2018 et l’impact de la pandémie (l’Iran fut le pays le plus touché du Moyen-Orient), l’économie iranienne est plongée dans une sévère crise économique et sociale. Récession en 2018 et 2019, inflation supérieure à 40 %, chute de la valeur de la monnaie. Le chômage réel de la population tourne autour de 20 % de la population active, les jeunes Iraniens sont nombreux à vouloir quitter le pays, en particulier les jeunes diplômés.

Il y a cependant bien d’autres facteurs à ces difficultés, et notamment la captation du pouvoir économique et des richesses par une élite proche du pouvoir et des Gardiens de la Révolution.

 

Le régime politique de l’Iran est une théocratie, un régime unique au monde.

C’est-à-dire que le pouvoir suprême appartient aux religieux. La Constitution de 1979 pose le principe théocratique du gouvernorat du juriste-théologien. Ce principe chiite pose que la République devait être chapeautée par un Ayatollah de haut rang. Celui-ci étant choisi sur des critères purement religieux par des théologiens rassemblés dans l’Assemblée des experts.

Ce Guide suprême est Ali Khamenei, qui a succédé à l’Ayatollah Khomeini à sa mort en 1989. Ce religieux ultraconservateur est âgé (83 ans) et la question de sa succession est cruciale. L’expression « régime des mollahs » est souvent utilisée pour parler de l’Iran. Les mollahs sont des érudits musulmans. Ils peuvent interpréter la loi islamique, la Charia et ont un vrai pouvoir. Leurs costumes les identifient, car ils portent cape et turban. Ce sont des mollahs qui occupèrent rapidement les principaux postes : président de la République, députés, ministres.

 

Le régime combine autocratie religieuse et suffrage universel de manière unique

Les élections au suffrage universel se font dans un cadre très borné. Il n’y a ni liberté de presse ni d’expression. Le Conseil des Gardiens de la Constitution, dominé par les religieux, doit au préalable valider les candidatures en fonction de leur conformité idéologique au régime et des luttes de clans en cours. Ainsi, lors de la dernière élection présidentielle en 2021, 40 femmes se sont inscrites comme candidates. Mais elles ont toutes été disqualifiées.

 

La République islamique a plus de 40 ans désormais

Elle a produit une élite révolutionnaire qui s’est nettement enrichie. La vie politique s’est professionnalisée et les institutions en théorie équilibrées entre Présidence de la République, Parlement, Conseil des Gardiens de la Révolution restent en fait très dépendantes des arbitrages du Guide suprême.

Certes, il y a eu des présidents de la République qualifiés de réformateurs, comme Khatami entre 1997 et 2005, ou Rohani qui dirigea le pays de 2013 à 2021. Mais le terme ne doit pas induire en erreur. Aucun dirigeant ne remet en cause les fondements constitutionnels ou la nature du régime. Si aujourd’hui, le régime est tenu par les ultraconservateurs, les manifestants ne croient plus à une évolution interne au régime. Les signes d’ouverture récents, comme l’annonce de la suppression de la police des mœurs début décembre, permettront-ils d’apaiser les contestataires ? Rien n’est moins sûr.

 

L’histoire de l’Iran est marquée par un passé prestigieux, lui conférant une forte identité, le sentiment d’une puissance sous tutelle à l’époque contemporaine et l’exceptionnalité d’un régime religieux, théocratique et islamique.

 

L’Iran est un pays doté d’une forte identité nationale, construite d’abord par le passé prestigieux de l’ancienne Perse.

La Perse fut célèbre au temps des souverains Achéménides entre le VIᵉ et le IVᵉ siècle av. J-.C. , le roi Darius 1er en fut l’un des monarques les plus connus. Il fit construire le palais royal de Persépolis, combattit les Grecs et fut finalement défait à la bataille de Marathon (490 av. J.-C.).

Le nom Iran remplaça le terme de Perse en 1935. C’est le choix du souverain de l’époque, Reza Chah, qui y voyait une marque de modernité, mais également de continuité. Ce vocable ayant toujours désigné pour ses habitants leur patrie. L’Iran, le pays des Aryens, possédant une civilisation propre marquée par la langue, des symboles, des structures historiques.

Le persan actuel est dérivé du vieux perse antique. Ce persan (ou farsi) est écrit avec un alphabet arabe adapté. Le pays possède un immense corpus littéraire, notamment poétique avec Le Livre des Rois. Ce dernier raconte, au XIᵉ siècle, l’histoire du monde pour entretenir la fierté iranienne face aux peuples voisins, notamment turcs. Les Iraniens ont ainsi le sentiment d’appartenir à une grande nation, fière d’un passé prestigieux.

L’Empire des Achéménides avant notre ère ou encore l’Empire sassanide entre le IIIᵉ et le VIIᵉ siècle étaient beaucoup plus vastes que l’Iran actuel. L’État iranien moderne date de la dynastie des Safavides, au tout début du XVIᵉ siècle, qui choisissent de faire du chiisme la religion d’État.

 

Les chiites sont au sein de l’Islam des musulmans très minoritaires

À l’origine, ils étaient partisans d’Ali lors de la succession du Prophète au VIIᵉ siècle. Leur défaite provoqua la Fitna, la grande rupture avec les sunnites. Depuis le VIIᵉ siècle, les Chiites honorent leurs martyrs dans les villes de Kerbala et de Nadjaf en Irak. La rupture à l’origine politique et partisane s’accompagna avec le temps de différence dans la pratique de l’Islam, ses références.

L’Iran est le bastion du chiisme, qui regroupe environ 150 millions de musulmans dans le monde (dont la moitié en Iran). Ailleurs, le chiisme n’est majoritaire qu’en Irak et à Bahreïn, mais les Alaouites en Syrie – communauté à laquelle appartient Bachar el-Assad – ou les Alévis en Turquie sont également des chiites. La spécificité du chiisme est d’avoir un clergé structuré (impliquant l’obéissance aux grands ayatollahs faisant référence). L’Imam ou Guide spirituel Khomeini, remplacé aujourd’hui par Ali Khamenei, a autorité sur les chiites iraniens, mais aussi libanais (cela est structuré par le Hezbollah, mouvement politique et paramilitaire chiite). En revanche, les chiites irakiens reconnaissent l’autorité de l’Ayatollah irakien al-Sistani, qui se démarque souvent de l’Iran.

 

Aux XIXᵉ et XXᵉ siècles, l’Iran fut longtemps dominé et son histoire marquée par des ruptures franches

L’Iran n’a pas été colonisé, mais il fut sous la tutelle de puissances étrangères. Au XIXᵉ siècle, ce fut d’abord celle de la Russie, qui annexa des territoires autrefois iraniens dans le Caucase. Puis, ce fut l’influence britannique : les deux pays, Russie et Royaume-Uni, signent même un traité en 1907 divisant l’Iran en deux zones d’influence. Russe au nord, britannique au sud-est. Les Anglais voulaient sécuriser l’exploitation du pétrole découvert dans la région et exploité dès 1908 par l’Anglo-Persian Oil Company.

Politiquement, le régime évoluait, avec en 1906 l’introduction du parlementarisme, puis en 1925, le passage de la dynastie des Qadjars à celle des Pahlavi. Après la Première Guerre mondiale, l’influence britannique grandit, notamment sous cette nouvelle dynastie Pahlavi. Le nouveau Chah, c’est-à-dire roi, Reza Pahlavi, transforma l’Iran à l’entre-deux-guerres, inspiré par l’œuvre de Mustafa Kemal en Turquie.

La volonté de modernisation de Reza Pahlavi impliquait l’adoption de standards européens

En 1936, une loi imposa même aux femmes de ne plus porter le foulard. Mais les marges de manœuvre du souverain restaient limitées. Le pétrole restait contrôlé par les Britanniques et la volonté du souverain de rester neutre dans la Seconde Guerre mondiale provoqua l’occupation britannique au sud et russe au nord, et la déposition du roi, remplacé par son fils, Mohammad Reza Chah.

À la fin de la guerre, conformément à un traité signé en 1942, Russes et Britanniques quittent le pays, mais la voie de la souveraineté est étroite. Ainsi, en 1951, le Premier ministre Mossadegh décide de nationaliser l’industrie pétrolière du pays, une première au Moyen-Orient. Mais il est renversé deux ans plus tard par un coup d’État organisé par la CIA, inquiète de l’influence des communistes.

Dès lors, le pays est un allié solide des Américains au Moyen-Orient, tout en cherchant à affirmer sa souveraineté. Il est l’un des fondateurs de l’OPEP en 1960, créée pour donner aux pays producteurs les moyens de peser sur les cours du pétrole. Il décide dès 1974 de lancer un programme nucléaire iranien.

La dernière rupture fondamentale dans cette histoire est en 1979. Il s’agit du passage de la monarchie à la République islamique. Avant d’y revenir, il faut conclure ici en insistant sur la continuité nationale de cette histoire. Les différentes dynasties qui régnèrent sur l’Iran chiite, notamment celle des Qadjars au XIXᵉ siècle, ont aimé faire le lien avec les Empires anciens.

Le dernier monarque, Mohammad Reza Chah, a organisé une grande célébration en 1971 pour les 2 500 ans de l’Empire perse (date en soi discutable). Alors que sa dynastie n’avait qu’un demi-siècle d’existence.

Enfin, la République islamique s’est finalement résolue à mettre en valeur ce patrimoine historique, source de fierté nationale. L’Iran doit donc se comprendre à travers ce prisme du nationalisme. Cette identité nationale dépasse les ethnies et même la religion.

 

En 1979, la Révolution islamique a constitué une rupture majeure

Le régime impérial n’était qu’une démocratie de façade. Il avait en réalité un parti unique et une police politique, la Savak, de sinistre réputation, qui pourchassait tous les opposants. La manne pétrolière permit au régime une modernisation à marche forcée, mais les inégalités comme la corruption étaient grandes.

Les manifestations dans le pays commencèrent début 1978 et les religieux y jouèrent un rôle central. Tandis que l’Ayatollah Khomeini, en exil, faisait figure de principal opposant. Le Chah attendit un an pour nommer un Premier ministre réformateur, mais c’était trop tard. Le pouvoir bascula, le Chah s’exila et le retour de Khomeini le 1er février 1979 fut triomphal.

L’opposition libérale, nationaliste, laïque était présente, mais ne put s’imposer durablement. Progressivement, la nature du régime se fixa et ce sont les thèses de Khomeini qui l’emportèrent. Ces dernières posant la primauté des religieux sur le pouvoir politique. Les opposants furent progressivement éliminés.

L’Iran depuis a connu deux périodes bien distinctes.

La première est la période radicale et révolutionnaire

Elle dura 10 ans, de 1979 à la mort de Khomeini en 1989. Elle débuta avec la prise en otage du personnel américain de l’Ambassade de Téhéran, qui dura 444 jours. Le 14 février 1989, Khomeini émit une fatwa (un avis), condamnant à mort l’écrivain Salman Rushdie au motif que son roman, Les Versets sataniques, aurait blasphémé le prophète. Cette sentence eut un retentissement mondial et plaça alors les chiites en leaders de l’islamisme révolutionnaire.

Le régime prône l’exportation de la Révolution. L’islam radical fait dans cette période son entrée dans les relations internationales. La révolution islamique a ainsi pour effet d’isoler l’Iran, le coupant de son allié américain, puis donnant de l’appétit à Saddam Hussein. Ce dernier, dès 1980, attaqua l’Iran, le considérant vulnérable et escomptant des gains territoriaux à la frontière. Cette période fut ainsi dominée par le conflit armé avec l’Irak entre 1980 et 1988. Une véritable guerre sainte pour l’Imam Khomeini. Plus largement, le pays inquiète aussi son voisinage arabe, avec son prosélytisme révolutionnaire et sa puissance ou ses prétentions régionales.

 

La seconde période, depuis 1989, est marquée par un retour au pragmatisme

Avec la volonté de relancer l’économie et d’améliorer les relations avec les voisins. Certes, depuis cette date, le pouvoir a navigué entre une tendance plus réformiste, soucieuse de détente et de dialogue pour réintégrer l’Iran dans la communauté internationale, et une tendance plus radicale comme aujourd’hui.

Mais deux faits structurent la politique étrangère du pays.

En premier lieu, le régime réussit à se trouver des alliés en activant un arc chiite

En réalité, ils furent grandement aidés par Georges W. Bush, qui décida l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003.

Or, le renversement de S. Hussein était un splendide cadeau pour le régime de Téhéran. Les chiites irakiens, majoritaires dans le pays, purent accéder au pouvoir et se rapprochèrent de Téhéran, qui devint un allié décisif. Ainsi, peu à peu, se constitua un arc chiite, qui d’Iran, par l’Irak, rayonne vers la Syrie de Bachar el-Assad (qui appartient à la minorité chiite alaouite) et au Liban (mouvement du Hezbollah). Cet arc se déploie également vers la péninsule arabique, en soutenant les rebelles chiites houthistes du Yémen.

En second lieu, la grande affaire de ces années est la négociation sur le nucléaire iranien

Le régime islamique ayant repris en 1989 le programme nucléaire lancé par le Chah. Or, si officiellement le programme est civil, le pays étant signataire du TNP, Traité de non-prolifération nucléaire, la révélation en 2002 d’une usine d’enrichissement d’uranium violait un accord passé avec l’AIEA.

Les premières sanctions furent votées par le Conseil de sécurité de l’ONU en 2006. La négociation difficile a finalement permis un accord en 2015 – le JCPoA –, grâce aux réformateurs à Téhéran et à l’Administration Obama à Washington. Cet accord permettait le contrôle de l’activité nucléaire en Iran par l’AIEA contre la levée progressive des sanctions économiques. Accord dénoncé en 2018.

Alors aujourd’hui, que cherche l’Iran ? Comment le régime peut-il garantir sa survie ? La répression à l’intérieur, les menaces à l’extérieur sont-elles suffisantes ?

 

Quels sont les enjeux et perspectives géopolitiques désormais ?

La Révolution de 1979 est une révolution nationaliste qui a fait de l’indépendance du pays le cœur de la stratégie internationale du nouveau régime. Les États-Unis, premier allié du régime du Chah, deviennent l’ennemi numéro 1, comme l’illustre l’affaire des otages retenus à l’Ambassade.C’est une humiliation et un coup dur pour les États-Unis. Ils perdent leur premier allié dans la région du Moyen-Orient, l’Iran est catalogué comme État-voyou, ou Rogue State, sous les administrations Clinton et Bush.

L’ennemi numéro 2 (ou ex æquo) est Israël. Ce qui permet d’accroître la popularité de l’Iran dans le monde arabe, alors que beaucoup de ses dirigeants semblent oublier la cause palestinienne.

Dégager les enjeux de la situation présente implique de chercher à comprendre le point de vue de l’Iran dans le contexte de la recomposition géopolitique du Moyen-Orient. Cela implique aussi de s’interroger sur les perspectives du régime.

 

Comment l’Iran envisage-t-il sa situation géopolitique ?

La République islamique souffre d’un complexe obsidional

C’est-à-dire d’un complexe d’encerclement, comme si le gouvernement était assiégé par des forces hostiles à l’extérieur du pays, ayant des relais à l’intérieur du pays. Ce sentiment de vivre dans un environnement hostile repose sur une réalité.

L’Iran a pu avoir effectivement un sentiment d’encerclement par l’armée américaine, présente dans le Golfe comme au Pakistan.  Plus récemment, en janvier 2020, l’Administration Trump a éliminé à Bagdad le responsable militaire de la force Al-Qods, le général Qassem Soleimani, un héros dans son pays. La force Al-Qods est l’élite des Gardiens de la Révolution, chargée d’opérations extérieures et de renseignement.

Israël est un adversaire encore plus déterminé, capable d’éliminer des scientifiques iraniens ou des militaires. Il bombarde régulièrement des positions iraniennes en Syrie.

L’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis sont ses principaux adversaires au sein du monde sunnite. Plus qu’une opposition religieuse, il y a là une rivalité de puissance.Les relations diplomatiques entre Arabie et Iran sont rompues depuis 2016. Leurs positions sont opposées au Yémen, comme en Syrie, tandis que l’Arabie s’inquiète du programme nucléaire iranien. Il y a un vrai différentiel de puissance, n’en déplaise à Mohammed ben Salmane. L’Arabie, c’est 35 millions d’habitants et une main-d’œuvre encore étrangère à 30 %, avec des compétences locales beaucoup plus faibles.

 

Répondre à ce complexe obsidional implique d’assurer sa propre sécurité

L’Iran le fait de trois manières.

 

L’Iran a su se constituer un réseau d’alliés

Ce que l’on a coutume d’appeler l’arc chiite (expression du roi de Jordanie en 2004). Mais en réalité, ses alliés sont très dépendants du pays et son action est souvent délétère pour les pays où il est influent. Au Liban, le Hezbollah est un État dans l’État, qui a contribué aux dysfonctionnements du pays et du gouvernement. En Irak, les milices chiites se divisent profondément sur leur soutien et leur inféodation à l’Iran.

L’Iran a cherché dans la continuité de son histoire au XXᵉ siècle à se doter de l’arme atomique

Et ce, face à Israël, qui la possède depuis les années 1960. La responsabilité de l’Administration Trump est considérable. Le blocage de l’accord de 2015 eut de très lourdes conséquences économiques pour le régime et a favorisé les positions ultraconservatrices.

Depuis avril 2021, par la volonté de Joe Biden, les négociations ont repris à Vienne. Elles ont été proches d’aboutir, mais désormais, la guerre en Ukraine a durci les positions et les a reléguées au second plan. L’augmentation des cours du pétrole bénéficie à l’Iran qui exporte quelque peu via la Turquie sans doute et via la Chine. Tandis que les Pasdarans gèrent la contrebande. À côté de cette arme stratégique, l’armée régulière du pays a en charge la protection des frontières. Elle est forte de 400 000 hommes, mais dotée d’un équipement beaucoup moins moderne que celui des Pasdarans.

L’Iran aujourd’hui mène une politique plus globale, cherchant à se positionner dans les puissances révisionnistes de l’ordre mondial

Il fait le pari d’un nouvel ordre mondial, où il ne serait plus dépendant des sanctions américaines. C’est ainsi qu’il a intégré l’OCS, l’Organisation de coopération de Shanghai. Il envisage aussi d’adhérer à l’Union économique eurasiatique mise en place par Moscou.

Mais si Moscou ou Pékin sont prêts à vendre équipements nucléaires, matériel nucléaire ou technologies, ils attendent que l’Iran soit solvable et capable de les acheter.

 

Enfin, l’Iran agit dans un Moyen-Orient en pleine recomposition géopolitique

D’une part, parce que le retrait de l’influence américaine est spectaculaire dans la région, d’autre part, parce qu’Israël devient un pays de plus en plus fréquentable par les autres pays arabes.

Les récents accords d’Abraham entre Israël et plusieurs pays arabes, dont les Émirats arabes unis, sont un tournant. Il y a bien face à l’Iran un axe de plus en plus solide constitué par l’Arabie saoudite, ses alliés et Israël. Certes, l’Arabie saoudite n’est pas partie prenante des accords d’Abraham, notamment car le roi en titre, Salmane, reste attaché à la cause palestinienne.

L’arrivée en Israël d’un gouvernement de droite et d’extrême droite et le durcissement du régime iranien comportent des risques. Les deux pays se livrent une guerre secrète depuis longtemps, à coup d’attentats ciblés, de sabotages d’infrastructures sensibles. Le risque qu’un conflit plus ouvert ne s’enclenche existe. Le régime iranien est aux abois, ce qui ne peut qu’inquiéter. Il ne peut être humilié davantage.

 

Alors, quel peut être l’avenir du régime dans un contexte aussi fermé ?

Le gouvernement d’Ebrahim Raïssi semble s’être enfermé dans une impasse politique, économique comme diplomatique, avant même la protestation qui démarra en septembre. C’est ainsi que le chercheur Clément Therme écrivait dans le rapport RAMSES, publié avant les événements, que la crainte première de ce gouvernement était « que la classe moyenne rejoigne les classes populaires, les revendications économiques se transformant en mouvement d’émancipation politique contre la dictature religieuse ».

Or, c’est bien ce qui s’est produit. Le mouvement pour devenir une Révolution politique a besoin cependant de leadership, d’organisation et de financement. En face, il y a aujourd’hui des divisions entre religieux sur la conduite à tenir face aux manifestants, et il est bien difficile de prédire l’évolution à court terme.

 

Une autre question devient stratégique, mais illustre un point clé du régime : la question hydrique

Un article de la revue Foreign Policy n’hésitait pas à titrer en 2019 : L’Iran se suicide par déshydratation. En 2021, des manifestations ont eu lieu autour d’Ispahan pour déplorer l’assèchement 11 mois sur 12 du fleuve Zayandeh Roud. Ce terme persan signifie « fleuve fertile », un nom désormais inapproprié.

Trois raisons à ces problèmes hydriques

D’abord, une consommation qui ne cesse de croître. Le dérèglement climatique ensuite, avec une pluviométrie régulièrement en baisse et des prévisions pessimistes. Enfin, la politique hydrique du régime islamique, qui a conduit à une surexploitation des ressources. Les barrages sont passés d’une dizaine avant la révolution à environ 650 aujourd’hui. Mais cela a contribué à assécher certains cours d’eau et à développer l’irrigation. Ces mégaréservoirs tendent à connaître des périodes à vide.Or, une grande partie de ces barrages ont été construits par la branche construction des Pasdarans et c’est là qu’arrive la question politique.

Les Gardiens de la Révolution ont des intérêts économiques majeurs.

Depuis la Révolution islamique, les Pasdarans ont gagné en influence dans tous les domaines, notamment économiques. Ils rachètent toutes les entreprises privatisées par l’État à la Bourse de Téhéran. Outre le secteur de la construction, ils contrôlent largement celui des hydrocarbures. Aujourd’hui, leur conglomérat Mostazafan contrôle largement le secteur du numérique.

Ainsi, même si l’on peine à comprendre cela en Occident, cette armée du régime est bien plus qu’une armée (à l’image de l’armée égyptienne qui contrôle une partie de l’activité économique du pays). Après avoir soutenu l’élection de Raïssi, les Gardiens de la Révolution, qui contrôlent l’Assemblée des experts, réussiront sans doute à imposer leur candidat à la succession de Khamenei. Le risque que le régime ne se militarise de plus en plus, voire se transforme progressivement en une dictature militaire existe.

 

Conclusion

Il y a donc bien des déterminants à prendre en compte. Les Gardiens de la Révolution ont trop à perdre à un changement de régime. L’environnement régional craint une déstabilisation générale si une révolution l’emportait. Sans compter qu’une démocratie en Iran constituerait une exception dangereuse pour les régimes autoritaires voisins.

Le régime islamique entend résister, mais la crise est systémique et la contestation sans précédent. Les Iraniens veulent s’ouvrir d’autres perspectives, y arriveront-ils ? Les récentes exécutions capitales de jeunes émeutiers montrent que le régime a choisi la répression la plus féroce et cette terreur a, pour l’instant, stoppé les manifestations.

 

Pour compléter ces informations, un récent ouvrage fort utile,  dirigé par Ata Ayati et David Rigoulet-Roze, La République islamique d’Iran en crise systémique : quatre décennies de tourments, publié chez l’Harmattan en 2022.

Géopolitique de l’Iran : d’une révolution à l’autre ? – Major-Prépa