Les animaux, nos semblables aux yeux de Dieu ?

Abattages rituels, scandales liés à l’élevage intensif, dérives des filières casher ou halal, attaques antispécistes contre des boucheries… Épineuse, la question animale cristallise des passions et des violences qui défraient régulièrement la chronique.

Que révèlent ces tensions de notre rapport aux animaux ? Pourquoi les convictions (personnelles, communautaires…) varient-elles tant sur ce qui peut être permis, interdit, souhaitable, horrible, condamnable ? En 2015, le code civil français a défini le statut des animaux, considérés comme des « êtres vivants doués de sensibilité » et non plus des « biens meubles ». De fait, depuis le milieu du XIXe siècle, la législation sur leurs droits n’a cessé d’évoluer, non sans lenteurs, illustrant le rapport paradoxal que nous entretenons avec eux.

Sur cet enjeu complexe, les religions ont quelque chose à dire. Comment conçoivent-elles le rapport aux animaux dans la Création, et à partir de quelles ressources spirituelles ? Que pensent-elles de leur exploitation, de la consommation de leur chair ? Comment, enfin, peuvent-elles nous aider à déterminer leur juste place, sans les instrumentaliser ni les idolâtrer ?

Au-delà des clichés, nous avons posé ces questions à des spécialistes de différentes confessions. Devant l’urgence climatique, tous exhortent à avoir une conscience plus affinée de notre lien d’interdépendance et de cohabitation avec les autres espèces du vivant.

► « François d’Assise est précurseur dans son rapport aux animaux »

Brigitte Cholvy (1), théologienne, spécialiste de l’anthropologie chrétienne

« Dans la conception catholique, qui vaut aussi pour la tradition chrétienne, les animaux en tant qu’êtres vivants doivent être respectés car ils font partie de la Création. L’encyclique Laudato si’ écrite par le pape François en 2015 va dans ce sens, même si la question des animaux n’y est pas centrale. Le pape voit “une sorte de famille universelle, une communion sublime qui nous pousse à un respect sacré, tendre et humble” (LS 89) entre les humains et les animaux. Il pense aussi que tous poursuivent le même but : “la fin ultime des autres créatures
(les animaux, NDLR), ce n’est pas nous. Mais elles avancent toutes, avec nous et par nous, jusqu’au terme commun qui est Dieu” (LS 83).

Mais une tradition moderne a perçu le rapport des chrétiens à l’univers et plus largement aux animaux sur le mode de la domination. L’historien américain Lynn White incarne ce point de vue. En 1967, dans l’article “Les racines historiques de notre crise écologique”, publié dans la revue Science, il accuse le christianisme d’être “la religion la plus anthropocentrique que le monde ait connue” et de porter une lourde responsabilité dans la crise écologique.

À la fin de son article, il propose de réhabiliter François d’Assise pour changer de perspective. Dans le catholicisme, François d’Assise est précurseur dans son rapport aux animaux : il les considérait comme des égaux et entretenait avec eux un rapport de confiance absolu et radical. Il parlait aux animaux mais aussi à toute la Création, aux oiseaux comme à la lune, pour leur prêcher la bonne nouvelle. Sa démarche devait sembler totalement novatrice à l’époque et l’est encore pour nous aujourd’hui. Le plus remarquable dans sa méthode, c’est sa conviction que l’Évangile ne s’adresse pas qu’aux humains mais bien à tous les êtres de la Création. Son surnom de “frère universel” prend alors tout son sens.

En 1979, Jean-Paul II nomme François d’Assise patron de l’écologie. C’est révélateur de la place plus importante qu’accorde l’Église à l’écologie et par extension aux animaux. Il s’agit d’une prise de conscience de l’Église mais cela correspond aussi à une prise de conscience sociétale à partir des années 1970. Je pense que les deux sont concomitants.

Il n’est évidemment pas anodin que le pape ait choisi de s’appeler François, après son élection en mars 2013. »

► « Dans la perspective coranique, les animaux sont doués de raison »

Omero Marongiu-Perria (2), sociologue, spécialiste de l’islam français

« Souvent présenté ou perçu comme une religion cruelle envers les animaux – à cause, notamment, du sacrifice du mouton pour l’Aïd-El-Kébir –, l’islam délivre pourtant un message soucieux de leur bien-être. Il est dommage que cette parole soit si peu audible, parfois par méconnaissance du sujet de la part des musulmans eux-mêmes, et reste trop cantonnée derrière les polémiques liées à la notion d’abattage dit “rituel” ou à la filière halal…

Pour moi, cela s’explique par deux éléments. Le premier, c’est que l’avènement de la société industrielle a fait perdre le lien avec la nature et les animaux. Le second, c’est que cette pratique de l’abattage est devenue, dans l’islam, l’expression d’un cri identitaire. Des communautés de foi se sentent visées, atteintes, dès que l’on essaie de porter un autre regard critique et théologique sur cette pratique, par ailleurs instrumentalisée par certains partis politiques.

Or, l’islam délivre bien un message, des enseignements sur le statut des animaux et les devoirs des humains envers eux. Dans la perspective coranique, ceux-ci sont doués de raison, pas uniquement d’instincts. Ontologiquement, ils ont une conscience, un caractère ; ils sont capables d’héroïsme, d’altruisme. Le prophète Mohammed lui-même peut paraître pionnier dans la prise en compte de la “personne animale”, c’est-à-dire en tant qu’être doté d’une intelligence des sentiments. Condamnant la souffrance inutile, il a par exemple réprimandé ceux qui faisaient porter des charges trop lourdes à leurs ânes ou chevaux.

De nombreux textes illustrent aussi cela : je pense aux épîtres soufies des Frères de la Pureté (IXe-Xe siècles). Dans ce fameux récit mettant en scène un tribunal, des animaux jugent les humains pour leur corruption et le mal qu’ils leur ont fait. Autre exemple, le soufi Ibn Arabi (1165-1240) citait des animaux – cheval, chat… – parmi ses maîtres spirituels, et estimait que chaque communauté animale comptait des saints.

Dans l’islam, nous avons des traditions prophétiques qui indiquent encore que les animaux ont un langage spécifique propre à chaque espèce, mais entretiennent aussi une véritable relation au monde invisible et à Dieu à travers un mode de communication qui échappe à notre entendement. De ce point de vue, nous sommes ainsi diminués par rapport à eux, qui ont un rapport beaucoup plus direct et immédiat au divin. »

► « Les animaux peuvent être des médiateurs de Dieu »

Alexandre Siniakov (3), moine orthodoxe

« Depuis près de deux ans, je vis à la campagne, au milieu des agriculteurs. Dans ma ferme sarthoise, j’élève des chèvres, des chevaux, des volailles, des chiens… Avec leurs caractères propres, à l’épreuve aussi de la cruauté qui régit le monde animal, ils m’ont appris la patience, l’humilité, une certaine expérience de l’ascèse. S’occuper seul d’une telle quantité d’animaux exige un rythme très encadré et cultive en moi un esprit de service permanent. Je sais que leur vie dépend de ma disponibilité, que je ne peux les abandonner, et cet attachement constitue pour moi un résumé parfait de l’enseignement de Jésus-Christ.

J’étais l’ami de mon troupeau, et je suis devenu son berger au fil du temps, des joies et des peines. Cette célèbre question de la domination de l’homme sur la nature – telle qu’on peut l’entendre au verset “Soumettez la terre(Gn 1, 28) –, je la perçois ainsi comme une primauté de services. L’homme doit veiller à la sauvegarde de la création confiée par Dieu. Je considère donc mon rôle comme une sorte de ministère consacré au soin de mes bêtes.

Pour moi, il y a un passage très éloquent dans le Livre des nombres (Nb, 22-41) sur le rôle spirituel que les animaux peuvent jouer auprès de l’homme. Dans ce récit de l’Ancien Testament, une ânesse se révolte contre son maître, le prophète Balaam – qui voulait
maudire les peuples d’Israël –, après avoir vu un ange barrer son chemin. Cet épisode montre à quel point les animaux peuvent être des médiateurs de Dieu, nous remettant dans le droit chemin.

Une autre image biblique me vient à l’esprit : celle du bouc émissaire, cet animal choisi pour être chargé des péchés du peuple élu, avant d’être envoyé en exil dans le désert, lieu présumé de demeure du diable. Là, il y mourrait innocemment en portant le fardeau des erreurs des autres, comme le Christ sur la Croix. La tradition orthodoxe est aussi pétrie d’images de saints ermites vivant en harmonie avec les animaux, domestiques et sauvages. Le respect à l’égard de leur vie a toujours fait partie de la spiritualité monastique orthodoxe.

Mais je regrette que le christianisme se soit tant urbanisé de nos jours : dans les villes, les fidèles ont perdu le contact avec les animaux. De cette rupture naît un certain nombre de dévoiements, soit vers une ignorance totale des réalités de la vie animale et de ses besoins, soit vers une défense radicale des droits des animaux, parfois au détriment des droits humains car assortie d’une sorte de misanthropie. »

► « Le judaïsme prend en compte la souffrance psychique de l’animal »

Yeshaya Dalsace (4), rabbin du mouvement Massorti

« Dans la tradition juive, l’homme est considéré comme le sommet de la Création, et sa supériorité sur les animaux est rappelée à plusieurs reprises dans la Torah. Par exemple dans la Genèse, où lui seul goûte au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Gn 3,6). Mais cela ne veut pas dire que leur nature soit si différente. “L’homme et l’animal ont le même sort, ils ont une même destinée”, peut-on lire dans le livre de l’Ecclésiaste (Qo 3,19). On voit bien là toute l’ambiguïté des textes bibliques sur le statut des animaux…

D’après la loi juive, l’homme a certains droits sur l’animal, comme celui de le tuer pour s’en nourrir. Cependant, plusieurs interdits sont posés : la chasse est prohibée, le shabbat concerne aussi les bêtes, et il est défendu de faire souffrir inutilement les animaux.

Selon moi, là où le judaïsme est particulièrement original, c’est qu’il prend en compte la souffrance physique et mentale de l’animal. Par exemple, il est interdit de faire couver à un oiseau des œufs d’une autre espèce, afin de lui éviter une souffrance psychique !

Pour ce qui est des règles alimentaires, l’interdit majeur est celui de la consommation du sang de l’animal. La raison de ce précepte est clairement exprimée dans la Bible (Dt 12,23) : le sang correspond en hébreu au nephesh, c’est-à-dire à l’âme ou à la vitalité. On doit donc verser son sang à terre pour ne pas lui prendre son nephesh. Cela signifie aussi que l’existence d’une forme d’âme chez les animaux est bien reconnue.

Cet interdit autour du sang est à l’origine de l’abattage rituel. Ce dernier consiste à trancher d’un seul coup la gorge de l’animal avec un couteau parfaitement aiguisé, pour qu’il se vide ensuite de son sang. Une pratique souvent discutée – y compris dans les cercles juifs – au nom de la souffrance animale. Le point important à souligner est que cet abattage correspond à un acte religieux : il intègre la bête dans un rite spirituel, ce qui constitue une forme de respect envers lui. À travers ce rituel, on reconnaît que c’est un être à part entière, et pas un simple morceau de viande. Car si l’on s’autorise à prélever la vie aux animaux, ce qui doit toujours être un choix par défaut – pour se nourrir –, cela doit se faire dans les meilleures conditions possibles, y compris symboliques. »

► « Dans le bouddhisme, les animaux sont des êtres sensibles »

Lama Jigmé Thrinlé, moine bouddhiste de tradition tibétaine, spécialiste de l’écologie

« Dans le bouddhisme, les animaux font partie de ces modes d’existence qui possèdent un esprit, une conscience et la nature de Bouddha. En tibétain, ils sont appelés Semtchen, cela veut dire “existants qui possèdent un esprit”. Nous les considérons comme des êtres sensibles, qui expérimentent plus de souffrances que les humains car ils se dévorent entre eux. Nous ne faisons pas de différence entre les gros et les petits animaux : une puce a, par exemple, le même statut qu’un bœuf ou qu’un lion ! Des animaux sont aussi utilisés de manière symbolique dans l’imaginaire du bouddhisme, comme les éléphants, les lions, les paons, les garoudas (oiseaux célestes, NDLR) : ils peuvent représenter la puissance, le pouvoir, la patience…

Plusieurs sutras (textes bouddhiques, NDLR), du Grand Véhicule notamment, évoquent l’amour universel, la compassion et le respect à avoir à l’égard de tout le vivant. Le Bouddha a lui-même vécu la souffrance animale dans ses vies passées… La croyance en la réincarnation peut jouer un rôle dans notre façon d’interagir avec les animaux, mais il serait réducteur, et égoïste, de résumer à cela la volonté de ne pas leur faire de mal. Si l’on considère l’autre comme soi-même, alors on doit comprendre qu’il fuit la souffrance et faire passer son bonheur avant le sien.

D’autres sutras insistent sur la nécessité de ne pas manger de nourriture carnée, tandis que de plus en plus de maîtres spirituels appellent à être végétariens. Pour moi, les débats liés à la souffrance animale témoignent d’une prise de conscience, alors que l’humanité – ou en tout cas certaines de ses cultures – s’est longtemps voilé la face en niant le caractère sensible des animaux. Mais reconnaître cela ouvre le risque de l’excès inverse : celui d’être davantage dans la sensiblerie que dans la compréhension véritable des choses. Il faut avoir de la compassion, sans être dans l’empathie, qui demeure sinon pour nous un état émotionnel.

En Asie notamment, il y a une pratique très courante qui consiste à acheter des animaux vivants – homards, huîtres, vers de terre… – destinés à la consommation pour les relâcher dans leur milieu naturel et prolonger leur vie. Nous croyons aussi, selon une loi naturelle liée au karma, que cela permet automatiquement de prolonger la nôtre. Alors que nous les aspergeons d’eau bénite et récitons des prières, nous essayons lors de ces libérations de créer avec eux des connexions pour qu’ils atteignent l’Éveil. »

Les animaux, nos semblables aux yeux de Dieu ?