Pour une politique du silence

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« Si l’interaction humaine est conditionnée par la capacité de parler, elle est façonnée par la capacité de faire silence »

Georg Simmel, Secret et sociétés secrètes (1908)

 

« Le silence, dans notre environnement, est un produit désormais réservé à peu de monde. Le silence est une nécessité de l’existence. 25 millions de Français sont exposés à des super nuisances sonores. […] 50% des habitants des quartiers populaires citent le bruit et l’absence de silence comme la première des pollutions dont ils ont à souffrir » : qu’on adhère ou pas à ses idées, Jean-Luc Mélenchon a, assurément, un certain talent pour politiser des questions qui ne l’étaient pas, ou peu, à l’instar de celle du « droit au silence ». « Le silence est une cause écologique », tranchait-il sur CNews.

Au sens étymologique, d’abord, c’est un fait. Le silence et son négatif, le bruit, ont trait à l’éco-, à l’oíkos (οἶκος), à notre « maison » commune, à notre cadre de vie. Ce cadre collectif, analysait le leader de la France insoumise, est grevé d’inégalités croissantes : « Le silence est devenu un luxe », réservé aux plus riches. Il doit devenir, pour Mélenchon, une question de justice et d’égalité. Une question qui, d’ailleurs, concerne non seulement les êtres humains mais encore les créatures non-humaines qui partagent la planète avec nous : « Savez-vous que l’envahissement par le bruit humain, de toutes les fréquences, empêche dans la nature les animaux d’occuper la fréquence qui correspond à leur cri d’appel ou d’alarme ? Tant et si bien que le bruit participe aussi directement à l’extinction des espèces et à la destruction de la biodiversité que l’air pourri ou que les eaux pourries ! » Le bruit de l’activité humaine réduit au silence les voix animales. À cause de notre incapacité à faire silence, entre autres, nous devons faire face à ce « printemps silencieux » de la disparition des autres espèces que décrivait Rachel Carson. En cet autre sens encore, le silence est un enjeu écologique de coexistence.

Le problème du bruit urbain

La volonté manifestée par Jean-Luc Mélenchon de faire entrer la question du silence dans le champ du débat politique témoigne, quoiqu’on en pense, d’une réalité : le silence – son absence, ou du moins sa rareté – est devenu un problème social. Ce problème commence seulement à se faire entendre, à faire parler de lui, dans le brouhaha des enjeux de la vie collective, et commence à trouver des formes d’expression associatives, politiques, législatives, etc. La question, pourtant, ne date pas d’hier ; elle est aussi ancienne que l’avènement des villes où s’entassent les hommes et leurs activités cacophoniques. Au Ier siècle de notre ère, Sénèque évoque en ces termes le tracas du bruit à Rome dans une lettre à son ami Lucilius :

“Voici mille cris divers qui de toute part retentissent autour de moi : j’habite juste au-dessus d’un bain. Imagine tout ce que le gosier humain peut produire de sons antipathiques à l’oreille : quand des forts du gymnase s’escriment et battent l’air de leurs bras chargés de plomb, qu’ils soient ou qu’ils feignent d’être à bout de forces, je les entends geindre […] Ajoutes-y un querelleur, un filou pris sur le fait, un chanteur qui trouve que dans le bain sa voix a plus de charme, puis encore ceux qui font rejaillir avec fracas l’eau du bassin où ils s’élancent. […] Puis les intonations diverses du pâtissier, du charcutier, du confiseur, de tous les brocanteurs de tavernes, ayant chacun certaine modulation toute spéciale pour annoncer leur marchandise”

Sénèque, Lettres à Lucilius

Comment donc se concentrer, ou simplement se reposer dans ces conditions ? Tous ces bruits, cela dit, ne troublent pas autant. « La voix humaine, je crois, cause plus de distraction que les autres bruits : elle détourne vers elle la pensée ; ceux-ci ne remplissent et ne frappent que l’oreille », note le stoïcien. Dans la voix résonne le sens qui attire l’attention et l’oreille. Par ailleurs, « les sons intermittents m’importunent plus que les sons continus », lesquels forment une sorte de nappe continue qui, à force d’habitude, peut presque passer inaperçue.

Le socio-antropologue David Le Breton le dit, des siècles plus tard, dans Du silence (Métailié, 1997) :

“Le bruit constant de la rue, intégré par l’individu comme ne relevant pas de son champ d’influence, est finalement occulté, alors que les empiétements sonores du voisinage sont perçus comme indésirables, violation de l’intimité personnelle. Nombre de plaintes déposées dans les commissariats touchent des conflits entre voisins concernant le bruit : disputes, cris ou pleurs des enfants, télévision, radio, chaînes hi-fi poussées trop forts, fêtes nocturnes, etc., qui envahissent l’intimité. La victime du bruit se sent expulsée de chez elle. […] Ce sont toujours les autres qui font du bruit

David Le Breton, Du silence (1997)

Et ce bruit me dérange, en premier lieu, parce qu’il infiltre le premier cercle de mon existence : mon chez moi, ma demeure, le lieu même de mon intimité. Un mur ne suffit pas à lui faire obstacle, contrairement à la lumière. « Si l’on parvient à s’abstraire des autres sens, à repousser une odeur ou à fermer les yeux, l’audition résiste à l’épreuve, le sentiment du bruit en est la conséquence. »

Le vacarme inégal de la modernité

Le problème social du bruit s’est considérablement accru à l’époque contemporaine : « Le sentiment du bruit s’est diffusé surtout avec la naissance de la société industrielle et la modernité l’a démesurément étendu, souligne encore Le Breton. L’extension de la technique est allée de pair avec la pénétration accrue du bruit dans la vie quotidienne et avec une impuissance grandissante à en contrôler les excès. Conséquence inattendue du progrès technique, il est l’ombre portée du confort. » Et de résumer, lapidairement : « La modernité est l’avènement du bruit. Le monde résonne sans relâche des instruments techniques dont l’usage accompagne la vie personnelle ou collective. » La liste des bruits nouveaux venus se surajouter aux bruits antérieurs est sans fin : « De nouveaux bruits ont pénétré les appartements avec la radio, la télévision, les instruments ménagers, le téléphone, le portable, le fax, les magnétophones, les chaînes hi-fi, les CD, etc. Tandis que les rues ou les routes connaissaient un trafic grandissant. »

Le problème posé par le bruit suscite de plus en plus l’attention du grand public. Une large majorité s’inquiète de ces effets du bruit : 76% des Français affirment qu’il entrave leur développement personnel (59% y voient même une cause d’échec professionnel). 79% jugent par ailleurs que l’aspect sonore n’est pas pris en compte par la puissance publique lors des réaménagements urbains. Certains se mobilisent donc dans des mouvements prônant la reconnaissance d’un droit fondamental au silence. Avec un certain succès. Depuis 1992, la « lutte contre les nuisances sonores » est inscrite dans le Code de l’environnement. En 2011, une commission d’enquête parlementaire sur le sujet était mise en place. Dans son rapport, elle promouvait un « art de vivre ensemble dans un espace sonore harmonieusement partagé », invitait à la création de « référents bruits » dans la police, soulignait l’importance de la « sensibilisation » de l’opinion publique au problème posé par le bruit (comme pour l’alcool), et proposait l’application du principe « pollueur-payeur ». Insuffisant, pour certains.

Bruit des villes, bruit des champs

En dépit de la relative lenteur de l’action politique en la matière, le bruit est entré dans le débat public : comme un problème global de surexposition, mais également comme un problème différentiel qui pose des questions de justice et d’injustices. Car le bruit ne nous affecte pas tous de la même manière. Les urbains sont, naturellement, beaucoup plus exposés – mais ils se révèlent en même temps beaucoup plus désensibilisés, ce qui occulte dans une large mesure, par une phénomène de banalisation, l’enjeu du silence : « Pour le citadin, habitué à vivre immergé dans une ambiance sonore bruyante, […] une simple atténuation du bruit de la circulation urbaine ou des travaux d’un chantier proche suffit à susciter le sentiment que le silence s’est établi ; là où le rural continue à ressentir le désagrément du fond sonore. »

Mais la ligne de partage est également socio-économique. Comme le résument Cynthia Fleury et Antoine Fenoglio dans la Charte du Verstohlen (Gallimard, Tracts, 2022) : de plus en plus, « le silence est capté par les milieux socio-économiques et culturels les plus privilégiés », comme le pressentent bon nombre de Français. 87% d’entre eux considèrent que le silence est devenu un privilège dont une minorité peut bénéficier. 84% estiment que les quartiers défavorisés souffrent plus que les autres de nuisances sonores – dans les transports, dans les relations de voisinage comme au travail. Le silence est devenu un luxe en raison de sa rareté, ou de sa raréfaction – de même que l’accès aux bruits naturels, qui ont un effet apaisant, contrairement au vacarme humain. « Nous sommes à un instant de nos vies où même le “bon son”, celui du vent, de la mer, celui qui nous fait grandir, celui qui nous fait rêver, n’est plus accessible à certains enfants qui sont derrière des barrières sonores alors que les populations les plus aisées achètent ce “bon son” naturel. […] Le “sonore” n’est pas le même pour tous. […] Il y a le bruit pour les “pauvres”, et le silence et/ou le “bon sonore” pour les “riches” », remarque l’essayiste et acousticien Christian Hugonnet.

Le silence, marchandise ou bien commun ?

Le silence, comme le « bons » bruits, fait aujourd’hui l’objet d’une marchandisation de plus en plus visible. Le philosophe Matthew Crawford parle, pour sa part, d’une « commercialisation du silence » dans Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver (La Découverte, 2016). Les exemples ne manquent pas, comme le souligne Le Breton : « Le silence a été enrôlé peu à peu au fil des dernières décennies, et surtout depuis les années quatre-vingt, comme une référence commerciale de poids […] On met aujourd’hui l’accent sur le silence du moteur d’une automobile, des appareils ménagers, des tondeuses, etc. […] On isole sa maison, son bureau, les ateliers, les machines ; on atténue les bruits inévitables ; on ne supporte plus que le moteur de la voiture, de l’avion ou du train empêche les conversations. » De ce phénomène, qui fait du silence un bien à destination des classes privilégiées, Crawford en donne une illustration particulièrement grinçante :

“On nous propose aujourd’hui de jouir du silence comme d’un produit de luxe. Dans le salon classe affaires de l’aéroport Charles-de-Gaulle, le seul bruit susceptible de vous déranger est le tintement occasionnel d’une petite cuillère contre la porcelaine : pas de télévision, pas de publicité sur les murs. Et c’est avant tout ce silence, plus que les autres dimensions de cet espace d’exclusivité, qui donne à ses usagers une sensation de luxe. Lorsque vous pénétrez dans ce sanctuaire et que les portes automatiques se referment hermétiquement derrière vous avec un chuintement discret, la différence est presque tactile, comme si l’on passait d’un habit de crin à un vêtement de satin. Vous vous sentez moins crispé, les muscles de votre cou se détendent ; au bout de vingt minutes, la fatigue s’est dissipée. Vous êtes délivré. […] Dans le reste de l’aéroport règne la cacophonie habituelle. Parce que nous avons permis à notre attention d’être transformée en marchandise, il nous faut désormais payer pour la retrouver”

Matthew Crawford, Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver (2016)

« Lorsque les biens communs sont privatisés, ceux qui en ont les moyens peuvent abandonner l’espace public pour se retirer dans des clubs privés tels que le salon classe affaires », conclut Crawford. Car tel est bien, pour le philosophe, et d’autres, l’enjeu : faire reconnaître le silence comme un bien commun ou collectif, afin de le politiser et d’éviter son accaparement par certains acteurs privés. « De mon point de vue, l’absence de bruit est aussi une ressource de ce type. Plus précisément, le fait de ne pas être interpellé est un bien précieux qui nous semble aller de soi. De même que l’air pur nous permet de respirer, le silence, au sens large que je viens de définir, est ce qui nous permet de penser. » Le silence ne peut être marchandisé, ou ne devrait pas l’être, parce qu’il est un besoin humain fondamental, même si « ses bienfaits sont difficiles à évaluer » et « ne sont pas mesurables en termes économétriques par des outils tels que le produit intérieur brut ».

Un enjeu de santé

C’est l’un des enjeux de la Charte du Verstohlen de Fleury et Fenoglio que de définir les vertus du silence, pour mieux les soustraire à l’emprise marchande. Et d’énumérer les « quatre fonctions » qu’ils identifient :

  • Une fonction « clinique et thérapeutique » : le silence « préserve notre santé physique et psychique en nous protégeant des bruits indésirables qui produisent quantité de dommages physiologiques conséquents », et plus généralement l’épanouissement de l’individu. 92% des Français considèrent que le bruit a des conséquences néfastes sur la santé physique comme psychologique
  • Une fonction « intellective, cognitive, agente » : le silence est « indissociable de la concentration dont nous avons besoin pour penser ». Là encore, une large part de la population s’en inquiète : 91% considèrent que le bruit pose un problème majeur pour la concentration et la réflexion.
  • Une fonction « spirituelle », que l’on pourrait encore qualifier d’éthique : c’est depuis le retrait du silence que nous pouvons laisser l’autre venir vers nous, et que nous devenons capables « d’une rencontre […] avec ce qui ne se voit pas, ou avec ce qui est invisibilisé par la société, et demande une qualité d’attention et d’écoute supérieure ». Il ne s’agit pas ici de se préoccuper de notre propre silence parasité par le bruit de l’autre, mais bien plutôt d’apprendre à se taire pour éviter d’empiéter sur cet autre, voire d’occulter sa présence.
  • Une fonction « publique, citoyenne », c’est-à-dire politique, enfin, qui « conditionne la civilité, l’urbanité, le fait de concilier vivre ensemble, extrême mobilité et circulation, libertés publiques et individuelles, dans un climat le moins hostile et agressif possible ; et l’exercice libre de la rationalité publique, soit la délibération ». Le silence comme condition de la « santé démocratique », plus généralement de la coexistence. Or le bruit menace la coexistence. 90% des Français considèrent que le bruit les rend plus agressifs et 86% jugent que les cadre de vie bruyants rendent plus difficile la vie en collectivité.

Apprendre à faire silence

Le silence est un élément déterminant de l’avenir des démocraties. Pour régénérer le sens de la vie collective, dont les dysfonctionnements sont aujourd’hui patents, il nous faut certainement renouer avec le silence qui s’est perdu dans le vacarme ambiant – de sons, mais plus globalement de voix, de mots, de phrases, de discours. Renouer, mais aussi réapprivoiser car, addicts au bruit, nous sommes devenus « mal à l’aise dans un espace baigné de silence »« Le citadin, accoutumé à la permanence de la rumeur urbaine, est mal à l’aise dans un espace baigné de silence, il s’en effraie parfois ou s’empresse d’y ajouter des sons qui le rassurent en parlant haut et fort, en laissant l’autoradio de la voiture en marche, ou en allumant son baladeur. » Nous ne supportons plus l’absence de bruit comme nous ne supportons plus de nous taire. Ce que nous perdons, dans cette double angoisse, c’est la possibilité de nous recueillir en nous-mêmes et d’éprouver ce « dialogue silencieux » avec soi-même que Hannah Arendt nomme « solitude » (Responsabilité et Jugement).

C’est ce recueillement dans un dialogue muet qui constitue l’étoffe de la réflexion, et donc de notre capacité à nous ouvrir aux autres. En lieu et place de ce dialogue silencieux, l’environnement bruyant place l’homme dans une situation paradoxale où l’autre est omniprésent, mais ne s’adresse jamais à moi, se contentant d’envahir et de saturer mon espace intérieur sans possibilité d’un dialogue. « Désormais, il est difficile de faire silence, ce qui empêche d’entendre cette parole intérieure qui calme et qui apaise. La société enjoint de se plier au bruit afin d’être partie du tout plutôt que de se tenir à l’écoute de soi », note également Alain Corbin dans son Histoire du silence (Albin Michel, 2016). L’humain noyé dans le bruit est un être « esseulé au milieu de la foule », dans le langage arendtien. C’est à cet esseulement que le silence nous permet aussi d’échapper.

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