Marc Laurendeau, le cynique devenu journaliste

Marc Laurendeau dit être venu au monde deux autres fois depuis sa naissance à Montréal, en 1939. 

D’abord à 15 ans, sur les planches du théâtre où les élèves de son école lâchaient leur fou lors des activités parascolaires. La piqûre pour la scène qui s’en est suivie a mené à la création, en 1961, du mythique groupe Les Cyniques, dont l’humour anticonformiste a changé à sa manière la face du Québec, à une époque où l’Église catholique exerçait encore une forte influence sur la société. 

Puis à 30 ans, Marc Laurendeau est né à nouveau lorsqu’il s’est aventuré en touriste sur la route de Damas, en Syrie. C’est ce voyage qui a provoqué l’étonnante mutation de l’artiste en reporter, auteur de nombreux scoops et détenteur du record de longévité à la revue de presse de l’émission de radio matinale de Radio-Canada, aux côtés de l’animateur Joël Le Bigot, suivi de René Homier-Roy. Le journaliste fait le récit de son parcours unique dans Marc Laurendeau : Du rire cynique au regard journalistique (Les Éditions La Presse), à paraître le 23 octobre prochain.

La troupe Les Cyniques, que vous avez fondée avec des copains étudiants — Serge Grenier, André Dubois et Marcel Saint-Germain —, a contribué à propulser la Révolution tranquille au Québec, selon des analystes. À l’époque, étiez-vous conscients de votre force de frappe ?

Dès notre premier spectacle, au Centre social de l’Université de Montréal, on a senti qu’on tenait un énorme succès. La salle était pleine à craquer ; les portiers devaient même repousser du monde à l’entrée. Les gens riaient aux larmes, d’un rire libérateur. Comme si notre humour leur servait d’exutoire. Mais dans notre esprit, l’aventure n’allait pas durer. On le faisait pour le simple plaisir de faire rire, il n’était pas question d’abandonner nos carrières respectives. Même si je m’étais découvert une passion pour le théâtre à l’adolescence — comme ma sœur aînée d’ailleurs, Amulette Garneau, comédienne bien connue —, je me préparais à être avocat, à l’instar de mon grand-père maternel et de mon parrain.

Les Cyniques en 1966, dans les studios de CKLM, où ils animaient une émission quotidienne. (Photo : Collection personnelle)

Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?  

Des gens nous ont aidés à réaliser l’importance de ce qu’on était en train d’accomplir. Je pense entre autres à un médecin reconnu pour son implication sociale, Maurice Jobin, qui, ayant eu vent de notre intention de dissoudre Les Cyniques à un moment donné, nous a écrit une lettre, en 1965, dans laquelle il disait que notre humour était « unique, indispensable » à la « période intense » que le Québec vivait, et qu’on n’avait « pas le droit » de retourner à nos professions plus traditionnelles. On s’est aperçus qu’on contribuait à changer les mentalités, et ça nous a incités à nous lancer à temps plein. Pendant 11 ans, on a enchaîné les tournées à travers le Québec, enregistré sept disques, participé à de nombreuses émissions de télé (dont un Bye Bye, en 1971), joué dans le fameux film IXE-13, de Jacques Godbout… On se faisait constamment arrêter dans la rue. Même la presse à potins s’intéressait à nous [sa relation amoureuse avec Danielle Ouimet, alors au faîte de sa gloire après la sortie du sulfureux film Valérie, titillait notamment la curiosité du public !].  

Pourquoi votre œuvre a-t-elle autant résonné ?

Les jeunes de ma génération ne se reconnaissaient pas dans l’humour gentil qui était présenté à l’époque. Au début des années 60, le clergé encadrait encore une foule d’activités au quotidien, entre autres à l’Université de Montréal, où le recteur et le chancelier étaient des religieux. Les processions de la Fête-Dieu, pendant lesquelles des cortèges de fidèles défilaient dans les rues, 60 jours après Pâques, avaient toujours lieu. Or, mes collègues et moi montions des numéros mordants qui remettaient en question l’Église catholique, les politiciens, les forces de l’ordre. C’était inédit, et ça a parfois provoqué des remous, notamment lors d’un gala-bénéfice du Rassemblement pour l’indépendance nationale, qui s’était tenu un mercredi des Cendres, au Forum de Montréal. Notre humour farouchement anticlérical avait choqué la frange plus conservatrice du parti. Personne n’était épargné par nos blagues caustiques, du « gros Giguère » [Réal Giguère, animateur alors omniprésent à Télé-Métropole, rebaptisée TVA] au politicien libéral Jean Lesage, qu’on imitait en hoquetant, car il avait la réputation de prendre un p’tit verre. Mais ça répondait à un besoin profond ; je pense qu’on a été une sorte de bande sonore de notre temps. Le dramaturge Marcel Dubé, qui a signé une dédicace sur la pochette de notre premier disque, disait que Les Cyniques s’amusaient à jeter par terre « toutes les bébelles religieuses, politiques et sociales » qui avaient « sclérosé » le Québec.

Avez-vous l’impression d’avoir laissé une empreinte dans la manière de faire de l’humour ?

Il y a eu Rock et Belles Oreilles, que l’on considère comme nos héritiers et qui se considèrent comme les nôtres. Mais aujourd’hui, peu d’humoristes font de la satire sociopolitique ; j’ai déjà entendu des artistes dire que ça n’intéresse pas le public québécois, ce avec quoi je suis en désaccord. En ce moment, je trouve nourrissant ce que propose l’humoriste américain Bill Maher, qui a maintenant son émission sur HBO après avoir été banni des ondes du réseau ABC, en 2002. J’apprécie aussi Philippe Caverivière, en France.

Même si vous avez passé une partie de votre carrière à vous moquer du clergé, vous saluez, dans votre biographie, le travail des jésuites qui dirigeaient votre école à Montréal, le collège Sainte-Marie, où s’élève à présent une tour de condos, rue De Bleury. 

C’était une véritable pépinière de talents, autant en sciences et en politique qu’en arts. Y ont été formés l’auteur-compositeur Stéphane Venne, le cinéaste Denys Arcand, les acteurs Marcel Sabourin et Jean-Louis Millette, les premiers ministres Honoré Mercier et Paul Sauvé, l’écologiste Pierre Dansereau, et j’en passe. Je ne me lancerai pas dans un éloge passéiste du cours classique ; l’accès du plus grand nombre à un haut niveau d’éducation fait partie, à mes yeux, des plus importants acquis de la Révolution tranquille. La religion, les règles strictes, les coups de strap sur les mains étaient présents à Sainte-Marie ; pendant les premières années du cours, il fallait tout le temps avoir sur soi son « billet de confession », qui prouvait qu’on avait avoué ses péchés à son directeur spirituel ! Mais il n’y avait pas que des inconvénients. À certains égards, les jésuites étaient progressistes. Par exemple, au lieu de nous répéter que nous étions les « élites de demain », ils nous enseignaient à devenir des citoyens responsables, engagés. Et puis, ils nous encourageaient à utiliser la scène pour nous défouler (notre amphithéâtre était le Gesù, qui existe encore). On nous initiait aussi à l’écriture dramatique, l’art de construire une pièce, d’enchaîner les dialogues. Ce sont d’ailleurs des anciens de Sainte-Marie, Jean Gascon et Jean-Louis Roux, qui ont fondé le Théâtre du Nouveau Monde. 

Comment êtes-vous passé d’humoriste-vedette à journaliste ? C’est une transition plutôt inusitée !

En effet, c’est une posture inédite, et ça m’a fait vivre des situations étranges, comme interviewer le plus sérieusement du monde des personnalités qui avaient été mes têtes de Turc sur scène quelques années auparavant… Je pense entre autres à Jean Drapeau, ex-maire de Montréal, et à Camil Samson, fondateur du parti Ralliement créditiste du Québec. En 1972, Les Cyniques se sont séparés ; nous avions tous envie de prendre un virage tandis que nous étions encore jeunes. Or, trois ans plus tôt, j’avais fait un long voyage qui m’avait notamment amené en Syrie, et pour lequel j’avais embauché un guide. Sa fascinante radiographie des enjeux économiques, politiques et sociaux du pays m’avait renversé ; c’est là qu’a germé en moi le désir de devenir journaliste. En 1973, j’ai commencé à présenter des chroniques le matin sur les ondes de CKAC, à l’émission de Jacques Proulx, et dans la même année, je suis devenu éditorialiste au quotidien Montréal-Matin. Certains journalistes ont douté que je puisse établir ma crédibilité, mais j’étais déterminé. La presse écrite, où j’ai travaillé près de 15 ans, m’a permis de m’effacer de l’œil du public, ce qui a été salutaire.

Vous dites que la crise d’Octobre traverse votre destin tel un fil conducteur. De quelle manière ?

Peu avant de devenir journaliste, j’avais fait une maîtrise en sciences politiques ; mon mémoire portait sur la violence politique au Québec (j’en ai tiré un livre, Les Québécois violents). Depuis les événements d’Octobre, que nous avions vécus comme humoristes, j’essayais de comprendre les intentions des membres du Front de libération du Québec [FLQ] et la portée de leurs gestes. En 1970, le psychiatre Gustave Morf avait publié un livre, Le terrorisme québécois, dans lequel il brossait un portrait psychologique très sommaire des felquistes, allant jusqu’à les qualifier de nazis. J’avais le sentiment que cette thèse était réductrice. Ça m’a amené à tisser des liens avec deux membres en exil de la cellule felquiste Libération, le couple Jacques Cossette-Trudel et Louise Lanctôt, qui m’ont plus tard accordé leur première entrevue depuis la crise. C’est d’ailleurs dans L’actualité qu’est parue cette primeur, en 1978. L’article m’a valu l’appel d’une recherchiste de l’émission Les gens qui font l’événement, à Télé-Métropole — une certaine Anne-Marie Dussault, qui allait devenir ma compagne des 43 dernières années… Par la suite, nous avons obtenu ensemble la première entrevue du felquiste Paul Rose, en 1980, alors qu’il était encore en prison. Ce travail en tandem a mené à d’autres révélations il y a deux ans, dans le cadre du balado Pour l’avoir vécu, sur le site de Radio-Canada.

Avec le recul, jugez-vous que le FLQ a généré des gains au Québec, aussi violents qu’aient été certains de ses gestes (dont 200 attentats à la bombe, l’enlèvement du diplomate britannique James Richard Cross ainsi que le kidnapping et le meurtre du ministre libéral Pierre Laporte) ?  

C’est difficile à mesurer, parce que d’autres regroupements plus pacifiques revendiquaient en même temps la fin des inégalités à l’égard des Québécois francophones, notamment les syndicats. Je pense que le recours à la violence a créé le sentiment qu’il fallait trouver des solutions urgemment pour régler ces injustices. Par exemple, les attentats à la bombe, qui ont commencé à Montréal en 1963, ont pesé dans la décision du premier ministre du Canada Lester B. Pearson de lancer cette année-là la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme [cette commission, coprésidée par le cousin de Marc Laurendeau, l’ex-rédacteur en chef du Devoir André Laurendeau, a mené à la création de la Loi sur les langues officielles]. Mais il y a eu des victimes : on ne peut passer l’éponge là-dessus. De plus, les felquistes ont nui pendant un temps au Parti québécois et à la cause nationaliste. À la suite de l’assassinat de Pierre Laporte, beaucoup mettaient tous les séparatistes dans le même sac, alors que René Lévesque a toujours pourfendu la violence. Cela dit, pour les avoir interviewés à maintes reprises, j’estime que les felquistes étaient des délinquants à part, dont les actions n’étaient pas dictées par la recherche de profit personnel ; ils ne rêvaient même pas de s’emparer du pouvoir. Ils voulaient surtout plonger le Québec dans un « bain de politisation », comme me l’ont expliqué Jacques Cossette-Trudel et Louise Lanctôt. Il arrive qu’un régime plus juste naisse après une transition non démocratique, comme ça a été le cas lors des révolutions française et américaine. La grande question est de savoir si la situation au Québec justifiait cette entrave à la démocratie.

Entrevue avec René Lévesque à CKAC, à l’été 1976. (Photo : Collection personnelle)

Quel reportage vous laisse les souvenirs les plus extraordinaires ?

À l’été 1991, j’ai assisté de manière tout à fait fortuite au coup d’État contre le dirigeant de la Russie Mikhaïl Gorbatchev [le « putsch de Moscou » avait été organisé par un petit groupe de ministres, de militaires et de membres du KGB qui s’opposaient à la volonté du secrétaire général du Parti communiste de décentraliser le pouvoir pour en accorder davantage aux républiques soviétiques ; leur plan s’est toutefois effondré et, quelques mois plus tard, c’était la fin de l’URSS]. Je m’étais arrêté la veille à l’hôtel Intourist, juste à côté du Kremlin, au retour d’un voyage à bord du train Transsibérien, et au matin j’ai allumé ma radio à ondes courtes. Étrangement, j’ai entendu de la balalaïka ; à la télé, c’était Le lac des cygnes. Plus tard, des Russes allaient m’expliquer que c’est toujours le signal d’un changement de régime ! Depuis ma fenêtre, je voyais des camions avec des militaires armés de matraques, puis des manifestants sont débarqués avec des pancartes pour protester contre le putsch. La démocratie s’installait en Russie, une société civile se dessinait avec une presse de plus en plus libre, et les gens ne voulaient pas retourner en arrière. J’ai vu des parlementaires résister courageusement à la tentative de renversement, puis des milliers de citoyens déchirer leurs cartes du Parti communiste. J’ai aussi assisté au déboulonnement de la statue de Félix Dzerjinski, fondateur de la Tchéka (une terrible police secrète russe qui exerçait la torture). J’ai d’ailleurs conservé un morceau du monument. C’était vraiment emballant. Comme j’étais un des rares journalistes francophones sur place, j’ai couvert l’événement pendant deux semaines pour la radio et la télé de Radio-Canada.

Entrevue avec le président russe Mikhaïl Gorbatchev, en 1992, pour Radio-Canada. (Photo : Collection personnelle)

À 83 ans, vous êtes toujours très actif, comme en témoignent entre autres vos participations régulières à l’émission Aujourd’hui l’histoire, sur les ondes d’ICI Première, à Radio-Canada. Depuis 1995, vous enseignez aussi le journalisme à la Faculté de l’éducation permanente de l’Université de Montréal. Que vous apporte cette expérience ?

De plus en plus, j’occupe cette fonction par conviction, car le travail des journalistes m’apparaît essentiel comme jamais. Face aux théories conspirationnistes et à la désinformation qui pullulent désormais sur les réseaux sociaux, et face à des leaders politiques populistes qui tentent de brouiller les pistes, les reporters sont là pour débusquer les mensonges et combattre la propagande. La Russie voudrait nous faire croire que la guerre en Ukraine n’en est pas une — plutôt une « opération politique spéciale » —, mais il faut résister, dénoncer la situation en rapportant des récits et des images de ce qui se passe réellement. Dans cette conjoncture, mon rôle est de former de véritables analystes (et non des chroniqueurs d’humeur), en leur transmettant des connaissances et en leur apprenant à faire des liens, à mettre en contexte les événements.  

Marc Laurendeau, le cynique devenu journaliste