Les choix du service culture de «Libé» cette semaine

Cette semaine, nous avons aimé, entre autres: les Travaux et les Jours, la chronique d’un village japonais étalée sur plus de huit heures; la Sterne rouge, roman de l’enfance niée et de l’effroi annoncé, de Antonythasan Jesuthasan – croisé dans Dheepan le film de Jacques Audiard; la Meringue du souterrain, Rox et Rouky digérée par les Monty Python et rempaillée à la foire du Trône; les petits seins, grosses cuisses, belles fesses et regards vides des sculptures de Maillol; Turnetable, le dernier album de Arlt, un duo qui nous agace de son charme unique à l’équilibre bancal depuis dix ans.

Cinéma

«Les Travaux et les Jours», autant en emporte le temps

Le temps – étendu, dilaté, répété – est ce qui permet aux cinéastes C.W. Winter et Anders Edström de faire advenir les Travaux et les Jours. Etalée sur plus de huit heures et trois longs métrages, cette chronique de la vie d’un village des montagnes de la préfecture de Kyoto s’organise autour de cycles. Celui des jours et des nuits, des levers et des couchers, celui des repas, de la besogne quotidienne et agricole qui s’adapte au temps météorologique. On semait hier, on sème aujourd’hui, on sèmera demain. En cinq saisons et quatorze mois, le film compose le portrait d’une famille, d’une communauté, d’un territoire autour d’un village de 47 habitants de la vallée de Shiotani. Un espace à la fois hors du temps – et des cadences de la ville – et en plein dedans, puisqu’un décompte plane au-dessus de ces montagnes. Notre article.

Les Travaux et les Jours, parties 1, 2 et 3, d’Anders Edström et C.W. Winter, avec Tayoko Shiojiri, Hiroharu Shikata, Ryô Kase… 3h33, 2h10 et 2h28.

«Black Phone», à l’autre bout du flip

On se pincerait, mais la rumeur dit vrai. Le film d’angoisse de l’été n’est pas une bouse. C’est même un bon film qui rallume la flamme de la peur, sans le forcing tapageur auquel nous ont habitués les pétards mouillés du genre. On sursaute peu, mais on a l’intérieur des os qui se serrent – or c’est beaucoup plus difficile d’agir sur l’intérieur des os du public. Tiré d’un bouquin écrit par Joe Hill, soit le fils du tourmenteur en chef Stephen King, Black Phone ressemble à ce que l’adaptation de Ça rêvait sans doute d’être, avant de noyer le frisson dans une débauche d’images de synthèse. Ne me dites pas que le ravisseur d’adolescents qui sévit ici, à l’origine de disparitions de masse dans la région, est un magicien qui attire les jeunes garçons avec des ballons ? Si. Mais le carnaval s’arrête-là. Le frisson se jouera moins dans l’excès baroque que dans une forme de torture par l’attente, en face d’un mur dénudé. Notre article.

Black Phone de Scott Derrickson, avec Mason Thames, Madeleine McGraw, Ethan Hawke… 1h43

Livres

« La Sterne rouge » d’Antonythasan Jesuthasan, le bruit et le soufre

Dans ce roman de l’enfance niée et de l’effroi annoncé, Antonythasan Jesuthasan – croisé dans Dheepan le film tout en tensions sombres de Jacques Audiard, palme d’or à Cannes en 2015 – ausculte moins la guerre civile qui a ravagé son pays et fauché près de 100 000 vies qu’il ne questionne l’identité et l’engagement, la violence et les sacrifices. Si le début touffu et fourmillant de la Sterne rouge peut dérouter, il est également un moyen d’exposer dans toute sa complexité – et une forme de luxuriance – un monde, un univers appelé à sombrer. En ce sens, la jeune tamoule est comme la messagère involontaire, la sterne rouge, des ravages à venir. «Seul le feu m’apaiserait, moi la magicienne, l’incendiaire.» Notre article.

Antonythasan Jesuthasan, La Sterne rouge, traduit du tamoul (Sri Lanka) par Léticia Ibanez, Zulma. 320 pp., 22,50 €.

Pauline Mari, voix de «membres fantômes»

Cette fiction est un dialogue entre les membres fantômes de trois artistes: la jambe de Hartung la main de Cendrars, et l’œil du peintre surréaliste Victor Brauner. Ces protagonistes d’un type inédit n’ont pas été anéantis par l’amputation, mais poursuivent auprès de leur ancien propriétaire une forme de vie spectrale. Les membres fantômes, ce sont des mains, des pieds, des jambes, amputés le plus souvent par la barbarie de la guerre et dont l’absence s’accompagne pour les blessés de douleurs qui vont de l’élancement jusqu’à la pire souffrance, comme si le membre continuait de hanter le corps. Membres fantômes n’est cependant pas un essai mais une fiction signée par une jeune historienne de l’art, Pauline Mari. Spécialiste de l’Op Art au cinéma (avec un livre, le Voyeur et l’Halluciné), elle a publié sur le peintre Hans Hartung (Hartung Nouvelle Vague), et a réalisé en 2019 une exposition, le Diable au corps, au Musée d’art moderne et d’art contemporain à Nice. Notre article.

Pauline Mari, Membres fantômes. Hartung, Cendrars, Brauner, éditions des Cendres, 118 p. 15 €.

Spectacle

«Nosztalgia Express» de Marc Lainé, la clé des chants

Le plateau et l’écran, mais aussi la musique et ce désir d’enchâsser la trame narrative dans un contexte socio-historique documenté : tous les éléments du puzzle Lainé sont à nouveau mixés. Mais cette fois au format «superproduction», dans Nosztalgia Express, un «divertissement» select qui, avec une crânerie tâchant de faire fi du pédantisme, prend l’aspect d’une pièce montée, autour d’une intrigue… montée de toute pièce. Ou comment, entre une France bigarrée à la veille de basculer dans le charivari revendicatif de Mai 68, et une Hongrie secouée en 1956 par l’invasion des troupes soviétiques venues mettre au pas une nation désireuse de s’émanciper, un jeune homme, devenu vedette yéyé en panne d’inspiration, part à Budapest à la recherche d’une mère qui, sans la moindre explication, l’avait abandonné, enfant, sur un quai de gare à Reims. Notre article.

Nosztalgia Express, de Marc Lainé, Théâtre de la Ville, les Abbesses, 75018, jusqu’au 23 juin.

«La Meringue du souterrain», intestin graal

Ce serait un peu l’histoire de Rox et Rouky digérée par les Monty Python et rempaillée à la foire du Trône. L’histoire de deux acteurs, camarades de scènes quinquagénaires, liés depuis quelques décennies par une même foi dans leurs conneries et qui rassembleraient dans leur chambre de confinement tous leurs fétiches, leurs jouets préférés et leurs tours favoris. Le tour favori de Stéphane Roger (57 ans le soir de la répétition générale), c’est de faire le canard qui pète pour que Sophie Lenoir rie. Alors il recommence et on sent qu’il pourrait le faire pour elle jusqu’à crever sur scène. Elle lui demande ce que ça fait de jouer maintenant dans des pièces à succès où on comprend bien tout (Stéphane Roger joue chez Christophe Honoré). Elle veut savoir si c’est pas un peu chiant. Il répond: «Non, non.» Ils rêvent parfois l’un de l’autre. On comprend rien à ce qu’ils font et c’est tant mieux. On les voit jouer entre eux, monstrueux quand ils demandent au régisseur de surtout bien les éclairer «pour qu’on me voie bien, là». Et la phrase est répétée jusqu’au vomi. C’est un portrait de l’artiste au travail tout en solitude et en mélancolie, une déclaration d’amour de la metteuse en scène Sophie Pérez à ses deux muses, un petit écrin pour que l’art n’oublie pas l’idiotie. Notre article.

La Meringue du souterrain de Sophie Pérez à la Villette (75019), du 23 au 26 juin. A la Criée, à Marseille dans le cadre du festival Actoral, à Du 5 au 7 octobre. A l’Arsenic, Lausanne (Suisse) du 19 au 22 janvier 2023.

Expos

Maillol à Orsay, courbes des miracles

Petits seins, grosses cuisses, belles fesses, regards vides, éternité antique et athlétique : ce sont les sculptures d’Aristide Maillol. En 1905, avec son accent catalan rocailleux, il dit à un visiteur : «Le modèle ! Le modèle ; qu’est-ce que je m’en vais fiche d’un modèle ? Quand j’ai besoin d’un renseignement, je vais trouver ma femme à la cuisine ; je lève un pan de la chemise, et j’ai le marbre.» Il a 44 ans. Sa première exposition personnelle date de 1902. Après des années de misère où il peignait, après un passage plus lucratif par la tapisserie, le voilà sculpteur. La beauté est dans l’air, sur la matière et sous la jupe. Elle est à la montagne, au bord de l’eau. A Paris, une dense rétrospective rend hommage au sculpteur, à son attachement à la plénitude des formes, à son rapport physique et mythologique aux personnages et aux paysages, ainsi qu’à ses débuts en peinture. Notre article.

«Maillol, la quête de l’harmonie» au musée d’Orsay (75007), jusqu’au 21 août.

Michael Rakowitz, artefacts d’Irak

Tous les fantômes ne se ressemblent pas. Dans l’art de Michael Rakowitz, les spectres ne bougent pas et prennent la forme d’objets de petite taille. Ce sont des statuettes, des fragments de céramique ou de stèle, des minuscules sceaux-cylindres, des morceaux de bijoux ou des mini-lampes à huiles… Ces artefacts ont l’allure, la couleur et la taille de pièces anciennes mais n’en sont pas réellement. Répliques d’antiquités volées au Musée national de Bagdad lors de l’invasion d’Irak par les Etats-Unis en 2003, ces fac-similés d’œuvres d’art ont été créés par l’artiste qui les considère comme des revenants. Et à Metz, ils viennent hanter la muséographie française avec leur petit air de pacotille. Notre article.

«Réapparitions» de Michael Rakowitz à la FRAC Lorraine à Metz (57), jusqu’au 14 août.

Séries

«For All Mankind», l’émoi de Mars

Nous sommes en 1992. Le grunge est la bande-son de l’époque, même si les Beatles viennent de se reformer avec le survivant Lennon pour une lucrative tournée. Margaret Thatcher a été assassinée par l’IRA, Gorbatchev est solidement arrimé à la tête de l’URSS et Clinton n’est qu’un gouverneur aux dents longues. Ah, et aussi, on peut désormais dormir en orbite basse dans l’hôtel Solaris, avec vue sur la Terre, et l’hélium-3 découvert sur la Lune rend l’industrie pétrolière obsolète. Bienvenue dans l’univers de For All Mankind, brillante uchronie spatiale qu’Apple TV + s’acharne à sortir en catimini – la faible notoriété de cette série foncièrement épique et politique, désormais dans sa troisième saison, restant un mystère aussi opaque que l’antimatière des trous noirs. Pour ceux qui auraient raté le vibrant décollage des deux premières saisons, retour au postulat de départ imaginé par Ronald D. Moore, le cerveau derrière Battlestar Galactica, autre objet sci-fi culte pour les initiés: à quoi ressemblerait le monde si les Soviétiques avaient été les premiers à poser le pied sur la Lune? Et, mieux encore, si, après avoir laissé Neil Armstrong dans leur rétroviseur, l’URSS avait envoyé une cosmonaute fouler la poussière lunaire, histoire de donner à l’Oncle Sam une leçon de progressisme? Notre article.

For All Mankind de Ronald D. Moore, Matt Wolpert et Ben Nedivi sur Apple TV+ (8 épisodes).

Musiques

Félicia Atkinson, lumière ambient

La compositrice française Félicia Atkinson travaille au plus près du monde qui l’inspire pour créer sa musique. Employant une sélection d’instruments limitée (orgue, piano, ordinateur) augmentée de sa voix et de sa poésie, elle embrasse les lieux familiers où elle habite, ou d’autres, légèrement insolites à ses yeux, où elle est invitée à se fondre, pour en proposer des variations soniques et nébuleusement mélodiques. Pour Image Langage, cette musicienne de la petite échelle s’est posé la question de la frontière entre la maison et le paysage, l’intérieur et l’extérieur, ce qui les relie et les repousse l’un vers l’autre avec leur essence si difficile à déterminer. Sur les plages de Normandie, où elle a élu domicile avec les siens, ou à La Tour-de-Peilz, en Suisse, dans la résidence d’artistes de La Becque, Atkinson a écrit, enregistré, manipulé pierres, eau, air et mots, avec l’espoir de retenir quelque chose des lieux, de leur violence tranquille et de leur imposante sérénité, sans jamais oublier que la seule manière pour l’homme de se faire une place dans la nature est d’y creuser un intérieur, en érigeant les murs d’un foyer. Notre article.

Félicia Atkinson, Image Langage (Shelter Press), en concert au festival Superspectives (Lyon) le samedi 25 juin.

Obongjayar, langage de qualité

Sa musique est indéfinissable pour certains. Ou à classer dans la case afrobeats pour d’autres. Que ce soit l’un ou l’autre, c’est un peu trop facile… Disons plutôt qu’Obongjayar s’amuse à brouiller les pistes en jouant avec les genres. Le chanteur surfe sur le syncrétisme musical qui caractérise Londres, où il vit depuis l’âge de 17 ans, en la couplant aux champs sonores de son pays natal, le Nigeria. Et cette signature «aller-retour», il est loin de l’avoir inventée. Disons plutôt que sa singularité se situe dans son propos et les textures qui auréolent celui-ci. L’intime et la spiritualité y côtoient le militantisme et les glorifications de ses racines comme de sa blackness. Steven Umoh (son vrai nom) jongle aussi avec les timbres de voix, grave, profonde et rauque pour dénoncer la corruption politique ou les brutalités policières qui gangrènent le Nigeria ou alors, nimbée de velours, pour évoquer ses passions, ses velléités et sa spiritualité. Notre article.

Obongjayar, Some Night I Dream of Doors (September Recordings)

«Turnetable», du grand Arlt

A ma gauche Florian Caschera alias Sing Sing, guitariste et parolier, à ma droite Eloïse Decazes, chanteuse et musicienne devenue mixeuse sur leur nouvel opus. Voilà bien dix ans que le duo (autrefois couple à la ville) nous agace de son charme unique à l’équilibre bancal, avec ces voix qui se mêlent et ce français si rare, à la fois cru et poétique. Avec Turnetable le duo pousse le bouchon un peu plus loin, passe de la comptine Alouette à un Bain de sang en un clin d’œil. Notre article.

Arlt, Turnetable (Objet-Disque/Kuroneko). En concert le 1er juillet au Palais de Tokyo (Paris)

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Les choix du service culture de «Libé» cette semaine