Des forums de dialogue pour couper la route au repli confessionnel

Face au sentiment de faillite qui submerge le Liban qui n’arrive pas à s’extirper de sa crise, des groupes de réflexion ont poussé depuis quelque temps comme des champignons. Des intellectuels, académiques et personnalités religieuses réunis en plusieurs regroupements épars ont pris le relais de la classe politique – qui fait preuve d’apathie depuis des années – pour débattre et proposer des issues au blocage au niveau du système, rouillé comme jamais auparavant.

Une dizaine d’initiatives sont ainsi nées depuis que s’est installée la paralysie institutionnelle au double plan de la présidence et de l’exécutif. Dans la recherche de solutions, le dialogue, entendu dans son acception la plus globale, s’est imposé comme unique moyen de sortir du bourbier. À ce jour, trois principales tendances ou courants de pensée peuvent être identifiés : des groupes de réflexion qui prônent une certaine forme de fédéralisme (il y en a au moins trois en lice) ; ceux qui continuent de tabler sur l’alliance des minorités, un peu sur le modèle incarné par le partenariat conclu entre le Hezbollah et le Courant patriotique libre et qui semble perdre peu à peu du terrain depuis que la relation grince entre les deux formations ; et enfin les rassemblements qui prennent Taëf pour point de départ et toute la philosophie du pacte national susceptible de garantir la coexistence dans un Liban dédié à être pluriel. Or c’est cette dernière tendance qui semble depuis quelque temps prendre le dessus pour, précisément, contrer toute velléité de division, de fédéralisme ou de marginalisation.

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L’idée est de couper court à la tentation, comme au temps de la guerre civile, de revenir au cloisonnement et à « un réduit » chrétien, chiite, sunnite ou autre. Une crainte d’autant plus réelle qu’un groupe des tenants du fédéralisme s’est déjà rendu auprès du patriarche Béchara Raï pour défendre sa position.« Plusieurs groupes de réflexion se sont constitués ces derniers temps pour travailler sur une vision d’avenir pour le Liban, autre que le fédéralisme », atteste Kassem Kassir, analyste et expert du Hezbollah. C’est notamment le cas pour le rassemblement appelé « Loubnaniyoun min Ajl el-Kayan », qui regroupe plusieurs personnalités académiques et des figures religieuses telles que les pères Bassem Raï et Tony Khadra, « Liqa’a min Ajl Loubnan », formé également de professeurs d’université et de journalistes, « Mountada al-Takamoul al-Iklimi », visant à réhabiliter la confiance dans l’identité nationale libanaise, « Moultaka al-Adyan » avec le guide spirituel chiite Ali Fadlallah, qui se veut un forum de rencontre des religions, comme son nom l’indique, et enfin le groupe intitulé « Rencontre pour le Liban ». Relevant du Centre culturel jaafarite, implanté en pleine banlieue sud chiite, ce dernier rassemblement est dirigé par un uléma qui a fait ses études de théologie en Iran, cheikh Mohammad Hussein el-Hajj, ce qui ne l’empêche pas de prôner un État laïc en bonne et due forme et la cohésion entre musulmans et chrétiens. Au sein de ce groupe sont représentées plusieurs communautés, chrétienne, sunnite et chiite, et des groupes aussi divers que la Jamaa islamiya, ainsi que des personnalités proches du Hezbollah. Objectif : sortir de l’isolationnisme communautaire politique et religieux et de la polarisation.

Depuis des années, Kassem Kassir œuvre d’arrache-pied pour dresser des ponts, rapprocher les points de vue et essayer de réfléchir à la meilleure formule susceptible de résoudre les innombrables problématiques libanaises, dont le dysfonctionnement du système politique. Bien placé pour entreprendre une médiation entre le Hezbollah et les parties qui lui sont hostiles, Kassem Kassir s’active entre autres au sein du Centre culturel jaafarite, mais œuvre aussi aux côtés de certains de ses pairs à fusionner tous les efforts en vue de former un groupe de pression. « L’important est qu’un projet de sauvetage puisse naître et que l’on parvienne à entamer le dialogue avec les partis politiques existants », dit-il.

Réorganisation de la maison sunnite

Plus récemment, un noyau s’est également formé autour de personnalités sunnites, comme l’ancien député de Tripoli Moustapha Allouche et Mazen Hajjar, un expert en sécurité stratégique en Grande-Bretagne, connu pour ses affinités d’antan avec la résistance. Ce qui le place en bonne position pour rapprocher les points de vue. Aujourd’hui, M. Hajjar rêve de réorganiser le pays sur des bases plus solides après avoir mis de l’ordre dans la maison sunnite pour ensuite œuvrer à la création d’une symbiose intracommunautaire.

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Certains parmi les acteurs les plus actifs en faveur du dialogue ont d’ores et déjà établi des liens avec des figures politiques et partisanes qu’ils espèrent entraîner dans la dynamique. Dans le cadre du projet parrainé par le cheikh Mohammad el-Hajj en pleine banlieue sud, des rencontres avec plusieurs partis politiques – Kataëb, CPL, PNL, courant du Futur, PSP, PCL, etc. – ont été organisées au cours des derniers mois. L’initiative a conduit à ce jour à produire une charte qui a été signée par les représentants des partis qui « se sont engagés à faire baisser la crispation », précise le cheikh Hajj.

Taëf revu et corrigé ?

Côté chrétien, il y a le regroupement Loubnaniyoun min Ajl el-Kayan, qui s’est constitué autour du père Bassem Raï. Ce groupe de plus de 70 personnes, dont des juristes et des constitutionnalistes de haut rang, milite pour un Liban pluraliste respectueux du pacte national de 1943, « renouvelé avec l’accord de Taëf », comme le souligne le père Raï. « Ce sont ces piliers sur lesquels le Liban a été fondé qui doivent nous inspirer pour une sortie de crise », précise le document élaboré par le groupe.

C’est sur la Constitution de Taëf – moyennant quelques révisions et des ajustements de certains articles non clairs ou désuets – que tablent les composantes du groupe. La révision proposée aborde la nécessité de la création du Sénat (prévue dans le texte), la décentralisation administrative élargie revue et corrigée, mais aussi la neutralité. « Tout le monde annonce la mort de Taëf, mais personne n’ose passer à l’acte ou proposer un substitut », confie le père Bassem Raï à L’Orient-Le Jour. Pour dire que le groupe dont il est membre a osé faire un pas de plus en avant. Dans le document, l’application « sélective » des clauses de l’accord de Taëf est dénoncée comme étant un détournement effectué par les forces en présence « dans leur intérêt propre » et qui, au plan du principe du monopole des armes par l’État, « a conduit à la consécration d’un État au sein de l’État ». Également parmi les principaux rectificatifs préconisés au système politique, la nécessité d’entamer un dialogue franc autour de la création d’un État apparenté à la laïcité « et non un État complètement laïc », de sorte à assurer la participation nationale et non sectaire à la vie politique. Le groupe préconise aussi la neutralité en vue de résoudre « la dialectique de l’imbrication de l’intérieur et de l’extérieur que les forces en présence utilisent constamment pour justifier leur faillite à gérer les crises successives ».

Idéologie messianique

Les composantes du groupe se targuent non seulement d’avoir élaboré un document complet sur leur vision d’avenir, mais surtout de l’avoir soumis à l’ensemble des partis libanais et figures politiques de proue. Ils ont même remis une copie du projet de réforme à l’ambassade de France. « Les deux interlocuteurs qui nous ont manifesté un intérêt sérieux sont le Hezbollah et l’ancien Premier ministre Fouad Siniora », confie le père Raï. Le prélat maronite se dit convaincu que le Hezbollah se trouve aujourd’hui à un tournant décisif de son histoire et ne peut que s’engager sur la voie de la réflexion, même si le changement lui est pénible. « Le Hezb est ballotté entre son idéologie à caractère messianique – il se croit le sauveur du monde envoyé par Dieu – et la réalité amère du Liban avec laquelle il est aujourd’hui contraint de composer. Sa mission messianique ne peut plus s’adapter aux besoins du moment, ni se conjuguer avec l’histoire du pays », dit-il.

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Un handicap que Ali el-Amine, analyste et opposant chiite anti-Hezbollah, formule en ces termes : « Le Hezbollah est devenu l’otage de son idéologie. La nature du parti ne lui permet pas d’aller trop loin dans le débat ni dans l’autocritique, car il ne peut se tromper aux yeux de sa base », dit-il.

Le père Bassem Raï est en revanche moins pessimiste et se dit convaincu que le parti chiite a réalisé avec le temps que malgré sa puissance militaire, ses armes lui ont créé une « frustration » en interne où il n’a pu enregistrer « aucune victoire ». Désormais, il doit assumer, tout comme les autres protagonistes sinon plus, « la responsabilité de l’effondrement du pays ». Deux réunions ont déjà eu lieu avec aussi bien le parti pro-iranien que M. Siniora. Mais ni l’un ni l’autre ne semblent disposés, pour l’heure du moins, à avaliser le document ou à s’embarquer dans une aventure qui n’a pas encore mûri. « L’échange a été très franc, sans complaisance », raconte à L’OLJ Mohammad Khansa, membre du bureau politique du Hezbollah et responsable du dialogue entre le parti chiite et les chrétiens du Liban. Fait notoire : la rencontre a été renouvelée à la demande du Hezbollah. Un geste qui ne présage pas nécessairement une véritable volonté d’entamer le chantier de réformes proposées. Les représentants du parti chiite ont notamment buté sur le principe de la « neutralité du Liban », qui avait déjà suscité toute une polémique le jour où le patriarche maronite Raï l’avait proposé.

Dans le document, il est notamment question d’introduire un amendement constitutionnel au niveau des délais ouverts accordés d’une part au président de la République pour fixer les consultations parlementaires, et d’autre part au Premier ministre pour la formation du gouvernement. Deux révisions constitutionnelles majeures pour encadrer les deux actes dans le temps et réduire la paralysie. Sauf que pour le Hezbollah, c’est au sein des institutions que « cette cuisine politique doit avoir lieu, et non dans des « structures parallèles », comme le note M. Khansa. « Ce type d’échange pave la voie au changement qui doit cependant se faire au sein des institutions », plus précisément au Parlement. « Commençons par élire un président et par mettre sur pied un cabinet pour ensuite passer à autre chose », dit-il.

Au sein du parti chiite, on laisse entendre au passage que la question des amendements à apporter à la Constitution est un sujet extrêmement sensible notamment aux yeux des sunnites qu’il faut ménager. « Une petite rencontre prévue en Suisse a suscité tout un tapage. Que serait-ce si on décidait d’aller vers des sphères encore plus avancées ? » dit Mohammad Khansa. Un débat prévu en Suisse avec des personnalités libanaises il y a quelques mois pour réfléchir sur des questions d’avenir avait suscité une levée de boucliers au sein de la communauté sunnite ainsi qu’un niet catégorique du côté saoudien, les parrains de Taëf.

Fuite en avant

Bien qu’ayant exprimé un intérêt poussé en faveur du document, Fouad Siniora, qui a rencontré à deux reprises une délégation de Loubnan min Ajl el-Kayan, s’est montré prudent, voire même suspicieux. « Il existe plusieurs initiatives qui cachent des intentions non déclarées », se contente-t-il de dire sans préciser si ces doutes s’appliquent au document en question.

Devant cette effervescence d’initiatives qui peinent encore à retenir l’attention de la classe dirigeante, les doutes sur leur efficacité sont de mise. « Tant que les débats ne sont pas canalisés en direction d’un ordre du jour précis et des thèmes bien ciblés, il est difficile de s’attendre à des résultats concrets », décrypte Ali el-Amine, qui a côtoyé plusieurs de ces foyers de dialogue. Il cite à titre d’exemple le dialogue qui a lieu entre Bkerké et le Hezbollah et qui, selon lui, « tourne en rond depuis des années, sans résultat ».

Sauf que, pour de nombreux intellectuels, ces débats s’apparentent davantage à une réflexion stratégique qui s’inscrit dans le moyen et long terme qu’à une réponse à des nécessités ponctuelles et immédiates. « Le dialogue et la recherche de solutions ne doivent pas avoir lieu à chaud ou sous la pression », rétorque Mohammad Khansa. Pour Ali el-Amine, le problème n’est pas tant dans la teneur des propositions que dans la volonté réelle du Hezbollah de changer le statu quo. « Pour le parti, le dialogue a une fonction bien précise : remplir le vide et alléger la pression qui pèse sur lui », dit-il, laissant entendre qu’il s’agit pour le parti chiite d’une fuite en avant. Il n’acceptera jamais, selon lui, de dialoguer à chaud ou sous la pression. Il le ferait éventuellement si les équilibres géopolitiques l’exigent à un moment ou un autre. Ce qui, pour l’heure, semble loin d’être le cas.

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