Soins non conventionnels : « Les patients ont une spiritualité, une part d’irrationnel »

Fin août, le collectif de scientifiques L’Extracteur, qui alerte sur les « pseudo-alternatives » en matière de santé, a mis le site Doctolib dans l’embarras : il a révélé la présence, sur la principale plateforme numérique, de prises de rendez-vous avec des professionnels de santé, de thérapeutes en tous genres.

Parmi eux, se trouvent des naturopathes formés par Irène Grosjean, dont le collectif a exhumé les pseudo-prescriptions pour le moins problématiques : du jus de coco à la place du lait maternisé pour les nouveau-nés ; le jeûne et les « purges » pour les femmes enceintes ; des attouchements sexuels sur des enfants en cas de fièvre.

Irène Grosjean, en plus de ses « consultations », est l’autrice d’un best-seller, tient des conférences, organise des formations, des stages (99 euros en ligne, 990 euros pour six jours). Sur son site, elle recommande des confrères, dont Miguel Barthelery, condamné le 15 octobre 2021 à deux ans de prison avec sursis pour exercice illégal de la médecine et usurpation d’un titre (il a fait appel de cette décision). Quatre familles estiment qu’il a causé la mort de leurs proches, atteints de cancers, qu’il a convaincus de se détourner de la médecine pour pratiquer des jeûnes.

Le collectif L’Extracteur suit aussi de près un autre naturopathe, Thierry Casasnovas, 80 millions de vues et 500 000 abonné·es sur sa chaîne YouTube, éditeur d’un magazine, animateur de formations… Ses conseils se résument assez simplement : jeûner et manger cru pour soigner à peu près tout, du Covid au cancer.

Il a fait l’objet de plus de 600 signalements auprès de la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), « ce qui en fait la personnalité la plus signalée à ce jour », relève la mission dans son dernier rapport 2018-2020.

Thierry Casasnovas est un résumé des dérives sectaires en matière de santé :  « Outre des propos diffamatoires à l’égard des institutions et des professionnels de la santé, il incite les personnes à remettre en cause les pratiques thérapeutiques médicales, expliquant par exemple “que la chimiothérapie est toxique et inefficace” », selon la Miviludes.

Toutes ces pratiques entrent dans la catégorie, floue et mal définie, des soins non conventionnels. Ils sont très nombreux : hypnose, ostéopathie, sophrologie, homéopathie, acupuncture, naturopathie, tai-chi, qi gong, etc. Elles ont en commun de ne pas être reconnues par le code de la santé publique, et donc de ne pas être encadrées par un diplôme d’État.

Certaines de ces pratiques ont pourtant acquis une forme de reconnaissance en entrant dans les hôpitaux comme soins complémentaires à la médecine conventionnelle. L’acupuncture, la sophrologie ou l’hypnose peuvent être utilisées pendant des accouchements, en accompagnement d’une anesthésie, dans la prise en charge de l’obésité, le soulagement des douleurs des malades du cancer, etc.

Comment s’y retrouver ? Pédopsychiatre, professeur de biostatistique à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), Bruno Falissard a conduit pour le ministère de la santé une évaluation de l’efficacité de quelques-unes de ces pratiques : acupuncture, mésothérapie, ostéopathiechiropraxie, hypnose, auriculothérapie, biologie totale des êtres vivants, jeûne. La plupart n’ont pas démontré d’efficacité selon les critères de la science. D’autres sont porteuses de véritables dérives.

Pourtant, Bruno Falissard invite à ne pas être « intégriste » et à reconnaître que certaines pratiques peuvent être utiles aux patient·es, surtout lorsque la médecine conventionnelle leur apporte peu ou pas de réponses. Le psychiatre regrette que le travail d’évaluation qu’il a entrepris ne soit pas poursuivi. Il tente de tracer la frontière entre des pratiques utiles, ou tolérables, et celles qui conduisent à de dangereuses dérives.

Comment évalue-t-on, d’un point de vue scientifique, ces pratiques qui sont si peu ou pas encadrées ?

Bruno Falissard : Il faut d’abord que ces professionnels acceptent d’être évalués : certains le veulent, ce qui est bon signe, et d’autres ne le veulent pas, ce qui est déjà le signal d’une dérive. Mais pour prouver que cela marche, il faut aussi de l’argent, car les études coûtent cher, et la méthodologie pose problème.

Bruno Falissard. © Photo François Guenet / Inserm

Le problème des études sur ce type de soins, c’est le bras contrôle : dans la médecine basée sur les preuves, on compare des patients qui reçoivent un traitement à d’autres patients qui reçoivent un placebo. Seulement, il n’y a pas de placebo au jeûne ou à la sophrologie. Certaines études se réfèrent à l’auto-évaluation des patients, mais c’est tout de même sujet à caution. Ceci dit, on a le même problème dans l’évaluation des antidépresseurs.

Seule l’hypnose a apporté la preuve d’une efficacité quand elle est utilisée lors d’une anesthésie, car le critère d’efficacité est clair : est-ce que la quantité d’analgésique utilisée est moins importante ? Sur l’ostéopathie, il y a des études qui montrent une certaine efficacité contre le mal au dos. Mais ces études restent mauvaises, il n’y a pas assez de patients inclus, les critères méthodologiques sont contestables. Mais ce n’est pas parce que ces études sont mauvaises que ces soins ne marchent pas. Il faut être exigeant mais ne pas être intégriste.

Le soin, si vous ne faites pas attention, peut profiter de la vulnérabilité des gens, de leur besoin de réponses.

Doit-on tolérer ces soins s’ils ne peuvent pas apporter la preuve de leur efficacité selon les critères de la médecine basée sur les preuves ?

L’« evidence based medicine », la médecine basée sur les preuves, n’est pas la seule méthode d’évaluation d’un soin ou d’un médicament. Tous les mois, il y a des médicaments, surtout des anticancéreux, qui sont autorisés sans étude randomisée, avec juste un bras d’évaluation, c’est-à-dire un seul groupe de patients traités. Les laboratoires qui présentent ces médicaments affirment que leur nouvelle molécule agit, d’un point de vue biologique, sur telle mutation d’un cancer. On s’en contente souvent.

Il y a aujourd’hui une tension entre ceux qui croient dans la biologie et ceux qui veulent des preuves que cela marche, avec des études comprenant des bras contrôles. Je suis statisticien : cela me dérange d’accepter un médicament seulement par son mécanisme d’action.

Ces soins non conventionnels peuvent-ils démontrer un mécanisme d’action ?

Souvent, ils affirment un mécanisme d’action, mais dont on ne sait en réalité rien de vraiment vérifiable ou vérifié. La médecine chinoise parle du ying, du yang, des méridiens. Or des études montrent que les méridiens n’existent sûrement pas. La médecine ayurvédique parle d’énergie : mais d’où vient cette énergie, c’est quoi cette énergie ? Ce sont plus des discours mythologiques et spirituels.

On peut considérer que ce n’est pas grave : la spiritualité, ça peut être bien pour certaines maladies dites fonctionnelles ou encore celles dont on sait que le stress est un facteur aggravant. Dans la maladie de Crohn, par exemple – une inflammation chronique du tube digestif –, on sait bien que le stress joue un rôle important.

Finalement, le mécanisme d’action de ces soins, c’est le toucher ou la parole, qui peuvent faire du bien, qui peuvent même être des éléments de soin de certaines maladies. Il y a plein de pathologies complexes, chroniques, qui mettent en jeu le corps et l’esprit, pour lesquelles la médecine ne peut pas grand-chose. Pensez aux lombalgies chroniques, par exemple, qui touchent un grand nombre de personnes.

Quand vous êtes médecin, vous êtes confronté à des choses que vous ne comprenez pas. Une manière de s’en tirer est de mettre de la science partout, d’affirmer qu’il n’y a que la science qui dit vrai. Les médecins doivent aussi accepter les patients comme ils sont : ils ont une spiritualité, des moments d’irrationalité, ils sont humains.

Les soins non conventionnels prospèrent-ils là où la médecine conventionnelle n’apporte pas de réponse ?

Des malades se tournent vers ces soins quand ils voient que la médecine ne peut rien pour eux, et même au-delà de ça, qu’elle ne les comprend pas. Le malade atteint de troubles musculo-squelettiques, avec son mal de dos, se voit prescrire de plus en plus d’anti-inflammatoires. Mais il sent bien que cela ne règle rien, que sa pathologie est bien plus compliquée. Or le médecin n’a pas le temps de l’écouter. Il n’a pas été formé à l’interroger sur son travail, sa vie familiale, sa sexualité, les violences qu’il a pu subir… Alors ces malades vont voir des gens qui les écoutent, leur parlent, les touchent.

J’ai par exemple rencontré des homéopathes qui sont de bons médecins : ils prescrivent des médicaments qui ont fait leurs preuves. Et par moments, ils voient aussi que la médecine conventionnelle ne marche pas. Ils ont alors recours à l’homéopathie pour certains types de pathologies. L’homéopathie, c’est assez simple : dans une granule, il n’y a rien, c’est un placebo. Mais la prescription s’inscrit dans un cadre spirituel fort, qui envisage l’être humain dans sa globalité et peut être le vecteur de l’amélioration de l’état de santé des gens.

Que penser de certaines pratiques de soins anciennes, culturelles dans certaines régions, comme les barreurs de feu qui proposent de soulager les brûlures, par exemple celles dues aux radiothérapies, souvent sans demander de rémunération ?

Si vous ne faites pas payer un soin, c’est déjà un signal important : vous n’avez pas un intérêt pour le portefeuille de la personne et vous ne prétendez pas vous substituer à la médecine. Sur les mécanismes d’action, on commence à avoir quelques pistes, ils sont probablement cousins de ceux de l’hypnose. Les barreurs de feu imposent probablement une forme d’autorité, de persuasion. Leur pratique se rapproche peut-être d’une hypnothérapie flash. À partir du moment où des gens font du bien à d’autres, sans demander d’argent, pourquoi devrait-on y voir du mal ?

À quel moment ces thérapeutes, souvent autoproclamés, franchissent la ligne rouge vers le charlatanisme ou, plus grave, des pratiques sectaire?

Depuis la médecine de Molière, le soin, si vous ne faites pas attention, peut profiter de la vulnérabilité des gens, de leur besoin de réponses. Les gens sont prêts à écouter n’importe qui, y compris moi, peut-être, le jour où je serai malade. Les humains sont comme ça : face à la mort, à la douleur, ils paniquent et sont prêts à écouter des gens qui les rassurent.

Premier signal d’alerte : quand le soin non conventionnel dévalue le discours médical orthodoxe, voire considère que ce discours est néfaste. C’est intolérable. C’est le problème numéro un avec la naturopathie : elle affirme souvent tout soigner avec la nature, parce que la nature c’est bien, et que ce qui est artificiel, c’est mal. C’est factuellement faux et c’est dangereux. Car dans la nature, il y a le cancer. On ne guérit pas un cancer avec la nature.

Le deuxième point d’alerte, c’est l’argent. Quand les soignants cherchent à vous fidéliser, vous demandent de revenir régulièrement sans réel besoin, c’est une dérive. On est alors proche de la dérive sectaire, où il y a toujours de l’argent, de l’emprise, parfois des violences sexuelles.

Ces soins existent, répondent à une demande, il faut les contrôler, sinon on court à la catastrophe.

Au cours de la crise du Covid, de nombreux discours anti-scientifiques ont rencontré une très large audience sur les réseaux sociaux. Cette crise a-t-elle précipité un plus grand nombre de personnes vers des pratiques de soins dangereuses ?

Je suis de nature optimiste : cette crise est l’occasion de revenir sur les fondamentaux. La médecine scientifique est forte, fantastique, mais elle ne comprend pas tout, elle ne guérit pas tout. Il faut aussi qu’on l’accepte, nous, médecins. Si l’on est dans le déni, si l’on a peur de dire que l’on ne sait pas et que l’on se rigidifie sur nos positions scientifiques, alors les patients le sentent et vont voir ailleurs, car ils savent qu’ils ne vont pas trouver les réponses qu’ils attendent.

Pour lutter contre les fakemeds [les fausses médecines – ndlr], il faut avant tout être humble et accepter que les patients puissent aller voir ailleurs. Mais il faut encadrer cet ailleurs, sinon on court vers la catastrophe.

Les soins non conventionnels sont-ils suffisamment contrôlés en France ?

Je regrette qu’il n’y ait pas une évaluation publique de ces soins. Le travail qu’on a entrepris à la demande du ministère de la santé s’est arrêté en 2020. C’est sûr, cela coûtait un peu d’argent. Mais c’est un manque de pragmatisme : ces soins existent, ils répondent à une demande, il faut les contrôler. Les États-Unis , l’Allemagne, les pays d’Europe du Nord le font.

Nous avons proposé au ministère de la santé de mettre sur pied une petite structure pour aider les professionnels que veulent évaluer leurs pratiques. La nature ayant horreur du vide, plusieurs associations prétendent aujourd’hui évaluer les soins non conventionnels, plus ou moins en lien avec des intérêts privés qui y voient sans doute une opportunité économique.

Je m’investis de mon côté dans une commission de l’Académie de médecine dédiée aux thérapies complémentaires. C’est un lieu où s’exerce une vigilance, où on essaie de poser les questions de fond. Un groupe de travail a été monté sur la relation entre le médecin et le malade. Un autre groupe s’est intéressé au placebo. Nous envisageons d’en monter un autre sur la place de l’irrationnel dans le soin.

Soins non conventionnels : « Les patients ont une spiritualité, une part d’irrationnel »