Les extases de Sainte Thérèse d’Avila étaient

Thérèse d’Avila © Wikipedia

Religieuse espagnole et figure majeure de la spiritualité catholique, Sainte Thérèse d’Avila (1515-1582) aurait-elle été atteinte d’épilepsie ? Et cette épilepsie a-t-elle pu jouer un rôle dans sa vie mystique ? Telles sont les questions que se sont posé des neurologues, un neurochirurgien et un historien français dans un essai paru le 16 mai 2022 dans la revue Brain.

Exploitant les écrits de Teresa de Ahumada, née à Avila (Espagne), ainsi que les récits des témoins de l’époque (sœurs de sa communauté religieuse), ces chercheurs français ont tenté de décrypter les expériences mystiques et les manifestations extatiques de sainte Thérèse à la lumière des connaissances actuelles en neurologie et psychiatrie. Ils se sont demandé si ses extases pouvaient correspondre à des crises épileptiques dont le foyer d’origine se situerait dans le système limbique et en quoi sa personnalité religieuse pouvait rendre compte de ses sentiments et sensations.

« Nous avons voulu nous départir de la vision clivante dont on a très souvent considéré les grandes manifestations de ce personnage profondément mystique. En effet, il existe, d’une part, une littérature religieuse décrivant le vécu physique de la foi religieuse, d’autre part, une littérature en psychiatrie décrivant sainte Thérèse comme la patronne des hystériques, selon l’expression du psychiatre français Pierre Janet en 1901 », me confie Gilles Huberfeld, spécialiste de l’épilepsie dans le service de neurologie de l’Hôpital Fondation Adolphe de Rothschild (Paris) et premier auteur de l’étude publiée dans Brain.

Et l’épileptologue d’ajouter que le jésuite belge Guillaume Hahn (1841-1903) avait déclaré « qu’elle était atteinte d’une hystéro-épilepsie, terme utilisé par certains neurologues et psychiatres au cours du XIXe siècle », avant que la neurologie établisse une séparation entre hystérie et épilepsie. Pour le neurologue Jean-Martin Charcot, Thérèse d’Avila était « névrosée ». Au début du XXe siècle, l’hystérie de Thérèse a été à nouveau évoquée et utilisée comme modèle par des psychanalystes, dont Jacques Lacan.

Il importe de savoir que l’extase est un symptôme rare et intrigant de certaines formes d’épilepsie. Exceptionnellement, des patients épileptiques présentent une personnalité caractéristique associant une hyper-religiosité, une hypergraphie (manie de l’écriture), une hyposexualité et un sens exacerbé des valeurs éthiques et morales. Le terme de « syndrome de Geschwind » est utilisé pour décrire les patients épileptiques ayant ce type de comportement, généralement associé à une épilepsie du lobe temporal. Impossible dans le cas de sainte Thérèse de ne pas évoquer ce trouble décrit chez des patients authentiquement épileptiques. Tout comme il est impossible de prétendre que tous les sujets présentant ce profil de personnalité sont épileptiques.

Cortex insulaire

Les patients atteints d’épilepsie limbique ou temporale, plus précisément du lobe temporal droit et du cortex insulaire antérieur, peuvent ressentir des émotions décrites comme intenses et positives, correspondant à sentiment de bien-être et de communion avec l’univers qui les entoure.

Or l’insula (également appelée cortex insulaire), région clé du contrôle végétatif, est impliquée dans les émotions. Située en profondeur dans le cerveau, elle présente de très nombreuses connexions avec l’ensemble des régions du cortex. On sait aujourd’hui, à partir d’enregistrements réalisés avec des électrodes profondément implantées dans le cerveau, que les crises épileptiques extatiques peuvent naître dans l’insula antérieure. La région de l’insula apparaît être impliquée quand le sujet déclare ressentir des sentiments de beauté, de bonheur intense, de clarté, de béatitude, de complétude, autant de symptômes entrant dans le champ de ce que l’on appelle des crises mystiques.

Sainte Thérèse, sa vie et ses émotions

Teresa de Ahumada y Cepeda sera béatifiée en 1614 (trente-deux ans après sa mort), puis canonisée en 1622 (« sainte » quarante ans après sa mort). Toute à l’adoration et à la prière, Thérèse est à la recherche d’« une union indissoluble entre son âme et Dieu » et déclare trouver la joie en Dieu.

Les auteurs indiquent que Thérèse a décrit trois grandes catégories de symptômes à différentes étapes de sa vie. La religieuse évoque son enfance : « Je me voyais de plus en plus atteinte de fièvres qui me causaient de grands évanouissements ». En 1534, en prononçant ses vœux perpétuels, elle déclare : « J’étais à l’apogée de mes vœux, mais malgré tant de bonheur, ma vie n’a pas résisté aux changements de vie et de nourriture, les évanouissements se sont multipliés et il m’a pris un mal de cœur si violent qu’il m’inspirait de la crainte », mais aussi : « Ma maladie était dans un tel degré de gravité que j’étais presque toujours sur le point de m’évanouir. Souvent, je perdais connaissance ». À cela s’ajoute une profonde tristesse.

À 16 ans, Thérèse se plaint d’être frappée d’évanouissements, de nausées, de fièvres et de douleurs. Selon les auteurs, ces symptômes, certes non spécifiques, peuvent cependant être liés à des crises épileptiques du lobe temporal médian ou de l’insula.

En 1539, à l’âge de 23 ans, Thérèse fait une grave crise. Elle est considérée comme mourante pendant quatre jours. « De ces quatre jours de crises effroyables, il me restait des tourments qui ne peuvent être connus que de Dieu », écrit-elle. On lui dépose de la cire liquide chaude sur les paupières, mais cela ne provoque aucune réaction. Elle finit néanmoins par se rétablir, après avoir reçu l’extrême-onction. Sa « langue était en lambeaux », à force de morsures, et elle ne peut « bouger qu’un doigt de la main droite ». Elle demeure dans cet état tétraplégique et de santé fragile jusqu’à l’âge de 25 ans. Selon les auteurs, « cet épisode prolongé pourrait être compatible avec un état de mal épileptique due une encéphalite infectieuse ou auto-immune, ou encore avec un état de mal épileptique de nature psychogène [qui miment de près un état de mal épileptique tonico-clonique] ».

Au cours de la dernière période de sa vie, jusqu’à sa mort en 1582, Thérèse rapporte de multiples symptômes. La crise commence parfois par de vives douleurs digestives, ce qui pourrait s’apparenter à une aura abdominale épisodique. Il peut se produire des sentiments de détachement, des sensations de flottement (cénesthésie), une perte de conscience avec immobilité posturale, comme dans des crises épileptiques des régions temporales ou plus postérieures dans le cerveau.

Un témoin indique qu’ « un jour, une sœur, entrant dans la cuisine, vit la sainte Mère ravie en extase, le visage rayonnant de beauté ; ses pieds ne touchaient pas le sol ; mais sa main droite tenait la poêle dans laquelle cuisait le poisson : elle la maintenait au-dessus du feu avec autant d’adresse que si son esprit était resté entièrement au travail ». Gilles Huberfeld s’interroge : « Est-ce là, la lévitation exclue, une description de crise épileptique avec rupture de contact ? ».

Thérèse décrit également des hallucinations auditives « dans la partie supérieure de la tête, qui passe pour être le siège de la partie supérieure de l’âme », et des épisodes de phénomènes moteurs toniques liés à des épisodes de tremblements.

Selon le Dr Huberfeld et ses collègues neurochirurgiens de l’hôpital Sainte-Anne (Paris) et neurologues du groupe hospitalier de l’Institut Catholique de Lille, « il pourrait s’agir de postures dystoniques [dues à des contractions musculaires involontaires] et d’automatismes moteurs pouvant survenir lors de crises épileptiques du lobe temporal ».

Les auteurs estiment en revanche que d’autres symptômes décrits par Thérèse ne sont généralement pas liés à un foyer épileptogène unique ou bien circonscrit. Ceux-ci comprennent une paralysie des membres (survenant potentiellement après la crise, rarement pendant), des secousses des membres (typiquement associées aux crises motrices), une paralysie de la langue (pouvant éventuellement mimer une aphasie), ainsi que des épisodes d’hallucinations, auditives et visuelles, de visions du Christ et des anges.

Crises extatiques

La Transverbération de Thérèse d’Avila. Heinrich Meyring, Venise. Sculpture représentant sainte Thérèse d’Avila dont le cœur est percé par un ange du « dard du divin Amour ». © Wikipedia.

Surtout, Thérèse a vécu des états extatiques qu’elle a décrits comme des ravissements. Dans son premier livre (Le Livre de la vie), la carmélite décrit une expérience mystique. À propos de cet épisode dit de la Transverbération, elle écrit : « Je vis un ange proche de moi du côté gauche… Il n’était pas grand mais plutôt petit, très beau, avec un visage si empourpré, qu’il ressemblait à ces anges aux couleurs si vives qu’ils semblent s’enflammer … Je voyais dans ses mains une lance d’or, et au bout, il semblait y avoir une flamme. Il me semblait l’enfoncer plusieurs fois dans mon cœur et atteindre mes entrailles : lorsqu’il la retirait, il me semblait les emporter avec lui, et me laissait toute embrasée d’un grand amour de Dieu ». Elle ajoute : « La douleur de cette blessure était si vive (…) mais si excessive était la suavité que me causait cette extrême douleur, que je ne pouvais ni en désirer la fin, ni trouver de bonheur hors de Dieu. Ce n’est pas une souffrance corporelle, mais toute spirituelle (…). Il existe alors entre l’âme et Dieu un commerce d’amour ineffablement suave ».

Reste à savoir quelle est la nature et l’origine de ces perceptions, aux frontières entre douleur et plaisir extrême. « Est-ce l’expression d’un profond mysticisme ? Une décharge épileptique activant les régions insulaires de l’extase ? Une transcendance qui pourrait aussi s’exprimer sans contexte religieux ? », déclare le Dr Huberfeld.

Épilepsie et psychologie du mysticisme

Que peut-on conclure sur le plan neurologique des symptômes décrits par Thérèse avec une très grande précision et sincérité ? J’ai déjà relaté sur ce blog des cas d’épilepsie (ou de tumeur cérébrale, souvent épileptogène) associés à un sentiment d’hyper-religiosité.

On sait que des épilepsies focales affectant l’insula peuvent se manifester par des crises épisodiques, répétitives, éventuellement en salves, qui associent des phénomènes douloureux et des sensations d’extrême plaisir à connotation divine ou physique (transpercement du cœur par un dard enflammé d’amour), des hallucinations visuelles (Thérèse voit un jour Dieu au-dessus de sa propre tête sous la forme d’une colombe dont les ailes ont de petites écailles au lieu de plumes). Par ailleurs, toujours selon les auteurs de cet essai, « l’hypergraphie, l’hyper-religiosité et les préoccupations morales de Thérèse rappellent le syndrome de Geschwind, lequel est associé à des épilepsies limbiques ».

Dans une vision neurologique moderne, les auteurs formulent l’hypothèse de la coexistence chez Thérèse d’une extase, d’une expérience religieuse et de crises épileptiques dont le point de départ se situe probablement dans l’insula. À cela s’ajoutent probablement des crises psychogènes non épileptiques responsables de divers symptômes (hallucinatoires, douleurs physiques généralisées, paralysie), témoignant de l’intense vie intérieure et peut-être de conflits psychiques. Au total, selon eux, les écrits de sainte Thérèse fournissent certaines indications permettant de penser que « les manifestations épileptiques ont pu être intégrées à des phénomènes psychiques non épileptiques mais teintées par l’épilepsie et surtout par un profond mysticisme ».

Peut-on dire que les auteurs ne sont faits une religion au sujet du cas de sainte Thérèse ? Peut-être pas, à en croire Gilles Huberfeld qui me dit son intention d’écrire prochainement un autre article de « décryptage » sur ce thème. Cette publication comprendra également un historien de la médecine, un psychiatre, un psychanalyste et même un prêtre. « Ceci afin d’avoir un regard croisé sur un cas historique concernant un personnage qui a présenté des manifestations complexes et troublantes et qui les a extrêmement bien décrites. L’occasion de partir de ses propres mots pour en faire une exégèse plurisciplinaire », conclut l’épileptologue.

Marc Gozlan (Suivez-moi sur Twitter, Facebook, LinkedIn, et sur mon nouveau blog ‘Le diabète dans tous états’, consacré aux mille et une facettes du diabète. Déjà 9 billets) 

Pour en savoir plus :

Huberfeld G, Pallud J, Drouin E, Hautecoeur P. On St Teresa of Avila’s mysticism: epilepsy and/or ecstasy? Brain. 2022 May 16:awac183. doi: 10.1093/brain/awac183

Saillot I. Perspective et actualité de Pierre Janet sur les possessions et les extases mystiques. Psychologie Française. 2014 Dec;59(4):317-330. doi: 10.1016/j.psfr.2012.06.001

Vercelletto P. Extase, crises extatiques, à propos de la maladie de Saint Paul et de Sainte Thérèse d’Avila. Epilepsies. 1997 Mar;9(1).

Hamon A. Sainte Thérèse est-elle une hystérique ? Extrait de la « Revue pratique d’Apologique », (Paris). 1907;IV,357-366.

Brenier de Montmorand. Hystérie et mysticisme. Le cas de Sainte Thérèse. Article extrait de la « Revue Philosophique de la France et de l’Etranger.  

Janet P. Une extatique mystique. Conférence faite à l’institut psychologique international le 25 mai 1901

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Les extases de Sainte Thérèse d’Avila étaient-elles des crises épileptiques ?