« Je suis un pessimiste… qui a de l’espoir » : Martin Scorsese par lui

Il a filmé la mafia, la finance et l’Amérique comme personne. Mais il a aussi exploré la foi, l’histoire du cinéma… On ne compte plus les chefs-d’œuvre de Martin Scorsese, de « Raging Bull » au « Loup de Wall Street » en passant par « Taxi Driver » ou « les Affranchis ». Le cinéaste en a parlé à de multiples reprises dans les pages de « l’Obs », en racontant son parcours, ses succès mais aussi ses doutes.

A l’occasion de ses 80 ans, ce jeudi 17 novembre, nous republions les confidences de ce géant du septième art qui dessinent un portrait de Scorsese par lui-même.

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« Dans mon enfance, le cinéma était le refuge idéal »

Extraits d’un entretien publié le 8 décembre 2011, à l’occasion de la sortie de « Hugo Cabret ».

Vous êtes considéré comme l’un des plus grands réalisateurs d’aujourd’hui. Vous doutez de votre statut d’artiste ?

Non, mais je me demande si j’ai encore quelque chose à dire, si j’ai encore quelque chose dans le ventre. Puis-je aller plus loin ?

Aller plus loin que quoi ?

Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait sans regarder autour de moi. J’ai juste avancé. Maintenant, je me retourne, je vois ce que j’ai fait et je me demande : puis-je encore raconter une histoire qui fera reculer les frontières de mon univers ?

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Comment faire ?

En changeant les structures de la narration. Je ne veux pas finir dans la peau d’un réalisateur admiré, fêté, qui signera des superproductions avec plein d’effets spéciaux. Je dois avancer.

J’insiste : avancer vers quoi ?

Vers… (long silence). Vers… quelque chose qui s’apparente à la religion. Qui relève de ma quête spirituelle. Et quand j’aurais atteint ce point, je pourrais lâcher du lest. Faire face à la vie qui s’achève. La question est : combien de temps me reste-t-il ? Combien ?

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Avec Sacha Baron Cohen sur le tournage de « Hugo Cabret ».
Avec Sacha Baron Cohen sur le tournage de « Hugo Cabret ». (WARNER BROS)

Comment avez-vous découvert votre amour du cinéma ?

En voyant « la Boîte magique », le film de John Boulting sorti en 1951. C’est l’histoire de l’un des inventeurs du cinématographe, William Friese-Greene, oublié aujourd’hui. Mon père m’a emmené voir ça, c’était en Technicolor, j’avais 6 ou 7 ans. Et dans ce film, on découvrait la vie – souvent malheureuse – des inventeurs de cette machine magique. Or, le cinéma, pour moi, était le refuge idéal. J’étais un enfant malingre, souffrant d’asthme, et je ne pouvais pratiquer aucun sport. Donc, l’une des rares sorties possibles, c’était d’aller voir un film.

Le cinéma comme paradis d’enfance ?

Exactement ! Il y avait deux endroits calmes, pour moi : la salle de cinéma et l’église. Là, personne ne me bousculait, ne me battait, ne me demandait quoi que ce soit. C’étaient des lieux où régnaient l’imagination et la gentillesse. Bref, dans « la Boîte magique », il y a une scène où l’acteur principal, Robert Donat, montre à sa femme, jouée par Maria Schell, un livret dont il feuillette les pages avec le pouce, et les dessins qui y figurent s’animent. Il dit : « C’est la persistance de la vision. » Du coup, je suis rentré chez moi, et j’ai fait pareil. J’ai commencé à dessiner des petites scènes, et à les animer de cette façon. Quand j’ai vu les films de Méliès, beaucoup plus tard, ce plaisir, cet émerveillement, me sont revenus. Et je me suis souvenu que l’obsession du mouvement, cette obsession qui a envahi ma vie, a commencé là. Plus tard, en 1956, je suis allé au Beverly Theatre, une salle qui n’existe plus, pour voir « le Tour du monde en quatre-vingt jours », super-production en 70 mm Todd-AO, et tout était magique : l’image, les costumes, tout. Le film était médiocre, mais c’était spectaculaire. C’était la porte ouverte sur un autre monde.

« Je reste fasciné par le côté obscur de la nature humaine »

Extraits d’un entretien publié le 19 décembre 2013, à l’occasion de la sortie du « Loup de Wall Street ».

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Comment s’est forgée votre vision artistique ?

Quand j’étais enfant, dans mon quartier italien, je regardais les gens : c’était très tranché. Il y avait ceux qui avaient une aura de respectabilité, et ceux qui ne l’avaient pas. Je savais que, parmi les exclus, il y avait des gens très bien, mais ils étaient traités comme des voyous. Tout était question d’image. Je reste très attiré et fasciné par le côté obscur de la nature humaine. Je ne crois pas que je vais changer.

Qu’est-ce qui a cristallisé, pour vous, cette vision ?

J’ai vu « l’Opéra de quat’ sous », dans mon adolescence. Ce fut un choc. La pièce était donnée à Greenwich Village, et je n’ai jamais oublié la fin. Quand Mackie le surineur va être pendu, il demande la parole. Il raconte ce qu’il a fait et, exactement comme Chaplin dans « Monsieur Verdoux », il renvoie ses accusateurs à leurs propres turpitudes. « Voler une banque, qu’est-ce ? Fonder une banque, n’est-ce pas la même chose ?  » demande-t-il. La morale des deux est la même, pour lui.

Votre foi catholique vous porte, dans ce monde-là ?

Ce que je vois autour de moi me désespère.

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Où est passé le Scorsese de « Raging Bull » ?

Il a disparu avec les valeurs de l’époque. Celles-ci ont changé. Aujourd’hui, tout ce qu’on enseigne aux jeunes, c’est l’idée qu’il faut devenir riche.

Vous êtes pessimiste ?

Je suis un pessimiste… qui a de l’espoir.

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Vous êtes donc devenu Woody Allen ?

Ha ha ha ! (Eclats de rire.)… Je suis toujours déçu, mais je repars de zéro à nouveau. Pas question de baisser les bras. Il faut continuer à lutter. Mes valeurs sont celles d’un monde disparu, d’une Eglise oubliée. Je reviens souvent à la lecture d’un homme que je considère comme un vieil ami, Albert Camus. Je viens de relire « la Peste », et c’est une philosophie que j’aime : on est dans l’absurde, mais on continue à croire en l’homme.

Avec Margot Robbie et Leonardo DiCaprio sur le tournage du « Lous de Wall Street ».
Avec Margot Robbie et Leonardo DiCaprio sur le tournage du « Lous de Wall Street ». (LILO/SIPA)

Vous devriez être excommunié.

C’est ce que me disait parfois mon mentor, le Père Francis Principe. Il m’a pris en main quand j’avais 11 ans. Il me faisait lire Graham Greene et Camus ! C’est lui qui m’a fait penser que le péché originel n’existait peut-être pas…

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Hérésie ! Bûcher !

(Eclats de rire)… Je suis un catholique failli, c’est sûr. Ce qui me permet de faire des films, de travailler dans l’industrie du spectacle. Sinon, je ne ferais aucune concession. Je prierais constamment. Faire des films, c’est se colleter avec le monde extérieur, l’affronter. Il y a encore tant de films à faire ! Je panique. J’ai eu une période gâchée dans ma vie…

Dans les années 1970, quand vous étiez accro à la cocaïne ?

Oui. J’étais comme Leonardo DiCaprio dans « le Loup de Wall Street » : je voulais aller au bout de mes limites. J’ai failli en mourir. Le jour où je me suis regardé, j’ai vu un homme décevant. J’avoue qu’il y a certains éléments, dans le personnage de Leonardo DiCaprio, qui sont autobiographiques. J’ai vécu une période dingue. Je venais de tourner « la Dernière Valse », qui a été le sommet de la folie, et j’ai commencé à travailler sur « Raging Bull ». Tout a changé. Je ne suis pas comme Mackie le Surineur, qui ne fabrique rien, qui ne produit rien. Je crée. Ca fait une sacrée putain de différence !

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Le jour où… Martin Scorsese a frôlé la mort

Le cinéma vous a sauvé ?

Exactement. Je voulais faire des choses, raconter des histoires, mettre en scène des films. J’avais la rage. Avec la coke, c’était impossible. C’était une impasse.

Qu’est-ce qui vous guide, dans votre amour du cinéma ?

Le coeur. Quand je fais un film, je veux trouver le coeur battant de l’histoire que je raconte. C’est une chose que j’ai failli perdre avec « la Couleur de l’argent » : je ne regrette pas de l’avoir fait, ce film, mais je l’ai réalisé comme une forme de thérapie. Il me fallait reprendre pied. Paul Newman m’a offert cette possibilité, en vrai gentleman.

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Vous avez tourné vos derniers films en numérique…

Oui. J’avais déjà fait des tentatives avec « Hugo Cabret », mais là, il n’y a plus moyen de faire autrement. Je préfère la pellicule chimique, mais c’est fini. La bataille est perdue. Ce qui me manque, c’est le négatif. Il y a quelque chose dans la qualité d’un visage, sur pellicule, qu’on ne retrouve pas dans le numérique. Le grain, la respiration, je ne sais pas… Le numérique change notre façon de voir, totalement.

Martin Scorsese à la 79e cérémonie des Oscars, à Los Angeles, le 25 février 2007, où il remporte les trophées de meilleur réalisateur et meilleur film avec « les Infiltrés ».
Martin Scorsese à la 79e cérémonie des Oscars, à Los Angeles, le 25 février 2007, où il remporte les trophées de meilleur réalisateur et meilleur film avec « les Infiltrés ». (MARK J. TERRILL/AP/SIPA)

De quelle façon ?

Quand je vois un vieux film, « Casablanca », par exemple, en numérique restauré, je perçois des choses que je ne voyais pas avant. Tout le film en est affecté. Il y a des œuvres que je ne peux plus revoir en pellicule, elles sont trop imparfaites. Le numérique nous donne une précision chirurgicale. L’univers devient méticuleux. Il n’y a plus de place pour le fou, le doute. On ne le supporte plus. Du coup, peut-être que toute l’histoire du cinéma va changer… Du moins, notre regard sur elle. Peut-être nous rapprochons-nous de la qualité de la pellicule nitrate de l’époque du muet.

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On redécouvre aussi certains films, du coup.

Oui. Dans mon adolescence, j’ai vu pour la première fois « Citizen Kane » et « le Troisième Homme » sur un écran de télé. Quand je les ai revus sur grand écran, j’ai été soufflé. Je les revois en numérique, je suis encore soufflé. Même sur une tablette, c’est génial ! L’âme de ces films a survécu, quel que soit le support.

Qu’est-ce qui oriente vos choix, en matière de tournage ?

Les personnages. Pas l’histoire. Je suis fasciné par le comportement des personnages. Aujourd’hui, nous vivons dans la dictature du « storytelling » : il faut qu’il y ait des péripéties, des aventures, des événements. Quand Fellini faisait « la Dolce Vita », il ne racontait pas une histoire de A à Z : il laissait les personnages avancer dans des situations qui n’étaient pas nécessaires, il les suivait, il les observait, et le film était bâti là-dessus. Les actes des personnages leur donnent une profondeur, une existence, une vérité.

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Mais encore ?

… quelque chose de la nature humaine. Rien d’autre n’est intéressant. L’art, c’est ça, rien que ça !

« A 14 ans, j’ai choisi d’entrer au séminaire »

Extraits d’un entretien publié le 12 décembre 2017, à l’occasion de la sortie de « Silence ».

La mort, le destin : votre foi vous permet d’affronter ces questions…

« Le Silence » a été mon troisième film où ces questions sont posées directement, après « la Dernière Tentation du Christ » et « Kundun ». J’essaie de comprendre qui nous sommes, quel est le sens de notre existence à travers mes films. Mais, même s’ils sont réussis, ils ne font que tourner autour de la question de notre spiritualité, et de la mienne. Ils n’abordent jamais la question de façon satisfaisante. Film après film, j’en suis arrivé à une certaine limite, qui me permet d’accepter le fait de vivre. Mais j’ai voulu aller plus loin, bien plus loin…

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Quand cette exigence de dépassement des limites s’est-elle manifestée ?

Dès « Mean Streets », où le personnage cherche la sainteté dans la rue. Puis la question de la quête de soi s’est posée de façon cruciale dans « Taxi Driver ». Le point tournant, ce fut « Raging Bull ». Je sortais d’une période très confuse, je savais que je maîtrisais à peu près mon métier, j’avais failli mourir à cause de la drogue, et, dans « Raging Bull », j’abordais la question de la rédemption. Peut-on être pardonné pour une existence mauvaise ? Comment retrouver le chemin de la droiture ? Ces interrogations m’ont laissé exposé, fragile, vidé. C’est alors que j’ai réalisé « la Valse des pantins » et « la Couleur de l’argent ». Le temps est passé, et j’ai enfin pu revenir à mes questionnements sur la religion. J’ai alors songé à faire « la Dernière Tentation du Christ ». Mais l’état dans lequel j’étais, friable, me rendait le travail difficile.

Sur le tournage de « la Dernière Tentation du Christ ».
Sur le tournage de « la Dernière Tentation du Christ ». (RONALDGRANT/MARY EVANS/SIPA)

Pourquoi la religion est-elle un sujet si torturant, pour vous ?

J’essaie de me réinventer, depuis toujours. Mon but a constamment été de devenir différent de celui que j’étais à l’origine. Je voulais m’éloigner du monde dans lequel j’ai grandi. Ce quartier italien, ces rues où toutes les tentations étaient ouvertes, cette foi sombre, tout cela était difficile. De plus, j’étais un enfant chétif, avec de l’asthme, je ne pouvais pas vraiment faire face à cet univers violent dans lequel j’étais jeté. N’oubliez pas que je suis né dans le Queens, un quartier de New York très calme, agréable, avec des arbres… En 1949, alors que j’avais 8 ans, nous en avons été expulsés, et obligés de nous installer dans Elizabeth Street, dans Manhattan. C’était un quartier pauvre, voire misérable, peuplé d’Italiens. Mon père était né là. Il régnait une atmosphère de violence, il y avait des bagarres de gangs, des gosses qui traînaient, et nous étions tout près de la Bowery, le bloc d’immeubles le plus miséreux de Manhattan, où la criminalité était la plus forte. Les pauvres mouraient dans la rue, le chaos constant. Le seul endroit où on pouvait trouver un peu de quiétude ? L’église. Etre là, c’était bon. Il y avait deux ou trois prêtres sympathiques. Les nonnes, elles, étaient plus dures.

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Vous êtes toujours un enfant d’Elizabeth Street ?

Les histoires, les gens, les drames d’Elizabeth Street sont constamment avec moi. Je suis issu de là, c’est ce que je suis : un gosse italien de cette rue. Comment gérer moralement une vie dont le départ a été si compliqué ? Comment devenir un homme décent ? Je n’avais que deux voies possibles : devenir un voyou ou un prêtre. Deux voies qui exigent une forme d’engagement. A 14 ans, j’ai choisi d’entrer au séminaire.

C’était votre façon de résoudre le conflit intérieur ?

Oui, mais de fait je ne l’ai jamais résolu. Le petit séminaire, où je suis resté deux ou trois ans, m’a donné une colonne vertébrale. Entre-temps, j’ai connu des gars qui ont sombré dans l’alcool, d’autres qui ont été tués. La vie n’était pas une chose amusante, c’était une affaire très sérieuse, grave même. On n’est pas sur terre pour s’amuser… Et puis, quand je suis sorti du séminaire, il y avait un vent de liberté, on faisait des films facilement, la Nouvelle Vague donnait l’exemple. Je me suis lancé. J’avais trouvé ma voie… Au fil des ans, en faisant des films, j’ai ressenti une forme de vide. Au-delà de la satisfaction de mon travail. Depuis l’époque de « Raging Bull », j’essaie de trouver une certaine quiétude spirituelle, grâce au cinéma. Et c’est ce qui fait que « Silence » est un film très personnel. Il manifeste, pour moi, qu’il y a autre chose dans la vie que la simple vie. Mes valeurs personnelles ont évolué : je cherche une lumière.

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Sur le tournage de « Raging Bull » (1980).
Sur le tournage de « Raging Bull » (1980). ( UNITED ARTISTS / COLLECTION CHRISTOPHEL VIA AFP)

Comment la vie est-elle tolérable, sur le plan spirituel ?

Par la grâce. Celle-ci nous touche par moments. Un geste, une minute, et elle est là. Il y a deux choses dont l’absence m’interdirait de vivre : le cinéma et la grâce. Il y a des gens qui nomment cela de la chance. Mais ce n’est pas de la chance. C’est… une façon de diriger sa vie. Il ne faut pas chercher à l’obtenir, cette grâce. Mais il faut la reconnaître quand elle nous est donnée.

Avez-vous jamais douté de l’existence de Dieu ?

Si, bien sûr. Souvenez-vous de cette scène dans « les Communiants », le film de Bergman. Le pasteur s’habille dans la sacristie, se prépare à dire la messe, fait face à l’autel, et se retourne : il n’y a personne. Il poursuit quand même le rituel. Dieu est-il là ? On ne sait pas. Mais il faut faire comme si.

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Dans « Fanny et Alexandre », Bergman représente Dieu sous la forme d’un grand masque de carnaval… Une marionnette ! Une plaisanterie !

Comment sait-on si Dieu est une plaisanterie ? Ou une araignée, comme dans « A travers le miroir » ? Bergman avait ses doutes. Moi aussi. Dans les années 1970, j’ai perdu la foi. A l’époque de « New York, New York », j’étais en vrac. La seule chose qui m’ait maintenu à flot, c’est la musique de « The Last Waltz » (« la Dernière Valse »). Puis je suis tombé dans un trou noir. Rien. Même le désir de créer avait disparu. Je n’avais plus de raison de vivre. J’en suis sorti grâce à Lou Reed. Je travaille sur le mixage de « Raging Bull », et je descends dîner dans mon hôtel. Lou Reed est là. Je m’approche, je me présente, nous parlons. Il est très accueillant. Je l’invite à la projection du soir, et quelqu’un se demande si la scène finale, où Jake LaMotta se regarde dans le miroir, n’est pas de trop. Et Lou Reed s’exclame : « Non, non, il faut garder cette scène ! C’est sa rédemption ! » Il y avait très longtemps que je n’avais pas entendu ce mot. C’était la clé du film, et je ne le savais pas ! Merci, Lou Reed !

Où en êtes-vous, avec Dieu, aujourd’hui ?

Je suis croyant, profondément. Et je regrette que la spiritualité n’ait plus la même valeur, autour de nous, dans cette société engloutie par l’idée de la consommation.

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« Je reviens toujours à l’Antiquité »

Extraits d’un entretien publié le 31 octobre 2019, à l’occasion de la sortie de « The Irishman »

Votre dernier film, « The Irishman », évoque une autre dimension : celle du temps. Qu’est-ce qui vous a poussé à mettre ce thème en évidence ?

Je voulais faire un autre film avec Robert De Niro. Nous venions de terminer « Casino » en 1995, puis nous avons suivi des chemins différents. A chaque fois que nous avions l’occasion de nous voir, il me proposait des projets qui ne m’intéressaient guère, et vice versa. Finalement, alors qu’il allait réaliser son film sur la CIA, « Raisons d’Etat », et que j’allais mettre en scène « les Infiltrés », en 2006, nous avons pris conscience que le temps nous était compté. Nous avons envisagé l’idée de faire ensemble « l’Hiver de Frankie Machine », d’après le roman de Don Winslow, l’histoire d’un ancien tueur obligé de se replonger dans le passé, un peu comme « The Irishman ». En même temps, j’étais moins intéressé par le genre du polar et ses conventions. Robert De Niro est venu me parler du livre de Charles Brandt, « J’ai tué Jimmy Hoffa », et j’ai vu qu’il était submergé d’émotion. J’ai réalisé que le vrai sujet, c’était le temps, cette fuite perpétuelle.

Qu’est-ce qui structure cette fuite ?

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L’amour. Qu’il se manifeste sous forme de passion ou d’amitié, peu importe. La tragédie, c’est d’avoir à trahir ceux qu’on aime. C’est ce qui peut arriver de pire. Et c’est ce que doit traverser Frank Sheeran, le personnage interprété par Robert De Niro. Le dilemme de Judas. Il ne s’agit pas d’une petite trahison superficielle, mais d’un moment déchirant et douloureux. Judas a-t-il trahi pour trente deniers seulement ? Avait-il d’autres motifs ? L’évangile apocryphe de Judas laisse entendre que ce dernier est le seul disciple qui ait compris la vraie nature du Christ… Finalement, Matthieu nous dit qu’il n’a pas supporté le poids de sa faute et qu’il s’est pendu.

Al Pacino et Robert De Niro dans « The Irishman ».
Al Pacino et Robert De Niro dans « The Irishman ». (NETFLIX US)

En filigrane, « The Irishman » est une tragédie classique ?

Je reviens toujours à l’Antiquité, et au conflit du Sénat contre César. Chez Shakespeare, Brutus est désigné par Antoine comme « un homme honorable ». A-t-il tué César sous la pression des républicains ou pour d’autres raisons ?

« The Irishman », qui se déroule sur plusieurs décennies, démontre la corruption de l’Amérique.

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Dans les années 1950, l’Amérique nous promettait un avenir d’espoir. Pour l’adolescent issu d’une famille sicilienne pauvre que j’étais, c’était magique. Voitures à ailerons, rock’n’roll, drive-in. Puis il y a eu le choc, l’assassinat de JFK. On s’est aperçu que le crime organisé avait tout infiltré. Dans mon quartier, je voyais comment les désaccords se réglaient : soit par une médiation et une discussion privée, soit par une disparition pure et simple. Toujours est-il qu’on sentait la peur, elle était palpable. Mes parents avaient des frères et sœurs dont certains étaient impliqués dans des affaires louches, et qui avaient un statut de servage dans des « familles » mafieuses. Pour nous, les Italiens, participer au rêve américain était difficile, car celui-ci était aux mains des Irlandais, qui détenaient entièrement certaines institutions, dont la police. Là-dessous, il y avait les forces obscures du pouvoir, qui ont aggravé les choses au fil des ans. Si bien que lorsque j’ai été en âge d’aller à l’université, au début des années 1960, les choses devenaient apparentes : il y a eu l’assassinat de Martin Luther King, celui de Robert Kennedy, la tentative sur George Wallace, la guerre du Vietnam. Le rêve américain se décomposait sous nos yeux. Les années 1970 n’ont fait que confirmer.

Vous êtes très critique envers le type de cinéma qui a du succès aujourd’hui. Qu’est-ce qui a changé ?

Ça a commencé dans les années 1970. A l’époque, j’étais chez Warner Bros., qui a distribué « Mean Streets ». Cette compagnie produisait alors des films comme « la Horde sauvage », de Peckinpah, « les Damnés », de Visconti, « Bonnie and Clyde », d’Arthur Penn, « Delivrance », de John Boorman… On parlait beaucoup de Disneyland. Finalement, Universal a organisé des visites du studio en 1964, et, dans les années 1970, des attractions comme le Passage de la Mer Rouge ont été créées, et c’est là que c’est devenu très lucratif. Et les films en ont pâti. Contrairement aux œuvres de Lucas, Spielberg, Hitchcock, les nouveaux films n’ont plus aucune substance. Si vous revoyez un film de super-héros dans quelques années, posez-vous la question : qu’ai-je appris de la vie ? Quelle émotion ai-je éprouvée ? On voit ces films, on les oublie. Ils n’ont pas besoin de titre. Un numéro suffit. Le spectacle, les effets spéciaux, la qualité du son, tout est là. Mais les films sont devenus des accessoires pour les parcs d’attractions.

Les salles de cinéma vont-elles disparaître ?

Non ! Les gens voudront toujours voir des films dans des salles ! Mais il faut pouvoir aller dans une belle salle, avec de bons fauteuils, une belle qualité de projection. Le cinéma a survécu pendant cent ans, déjà. Le problème que nous, créateurs, devons surmonter, c’est que les recettes des films de super-héros sont si faramineuses qu’elles nous éliminent du circuit des salles. Pour exister, nous devons livrer bataille. Le doute est là, constamment. Il est nécessaire d’être au bord de la falaise.

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D’où vous vient ce doute constant ?

De mon asthme. Enfant, j’ai toujours été à l’écart, différent. Je n’étais jamais de plain-pied avec ceux qui avaient du pouvoir. Ni ceux qui détenaient le pouvoir dans la cour de récréation, les chefs, ni ceux qui l’avaient dans le domaine spirituel, les prêtres. Donc, la question que je me posais, dans cet entre-deux, c’était : qui suis-je ?

Qui êtes-vous ?

Je suis celui qui, enfin, peut s’exprimer.

Martin Scorsese en 6 dates

17 novembre 1942 Naissance à New York.

1967 Sortie de son premier film, « Who’s That Knocking at My Door ».

1976 Palme d’or au Festival de Cannes pour « Taxi Driver ».

1995 Lion d’or à la Mostra de Venise pour l’ensemble de sa carrière.

2007 Consécration aux Oscars avec « les Inflitrés » : meilleur réalisateur, meilleur film, meilleur montage et meilleure adaptation.

2019 Sortie sur Netflix de « The Irishman ».

« Je suis un pessimiste… qui a de l’espoir » : Martin Scorsese par lui-même