Violences sexuelles dans le bouddhisme : le sujet tabou d’un documentaire sur ARTE

Deux journalistes publient un livre aux éditions JC Lattès sur les violences sexuelles qui ont frappé des adeptes de cette spiritualité tibétaine, Bouddhisme, la loi du silence. Ils exposent également ces pratiques dans un documentaire diffusé mardi 13 novembre sur ARTE. Leur travail documente les tabous et la loi du silence qui ont longtemps pesé sur ces exactions, dont certaines ont touché des enfants. Entretien.

Marianne : Le bouddhisme jouit en France et en Occident d’une très bonne réputation, beaucoup y voyant une forme de spiritualité inoffensive, au contraire des monothéismes. Comment a-t-on réagi à votre documentaire ?

Wandrille Lanos : Que ce soit dans nos cercles intimes ou professionnels, les gens sont toujours surpris de découvrir des dérives, notamment sexuelles, dans le bouddhisme. On entend beaucoup : « Dans le bouddhisme aussi ?! » Cette première remarque, instinctive, montre à quel point c’est un sujet qui est mal connu, au-dehors des petits cercles bouddhistes. On peut l’expliquer par une raison historique, liée à la façon dont le bouddhisme a rencontré l’Occident, au moment où la jeunesse hippie se détourne du christianisme et du matérialisme et se cherche un refuge spirituel.

Élodie Emery : Le bouddhisme a été successivement présenté comme une philosophie, un mode de vie et plus récemment comme une science de l’esprit. On a complètement oublié qu’il s’agit d’une religion. C’est une des raisons pour lesquelles il y a un avis aussi unanimement positif au sujet du bouddhisme. Dans le livre, nous citons une étude menée à l’université de Strasbourg sur les « chercheurs spirituels », tous ces gens qui cherchent à donner un sens à leur vie, notamment par le yoga ou la méditation. C’est une population qui nous semble grandissante en Occident. Parmi ces « chercheurs spirituels », 80 % se disent sympathisants du bouddhisme, un score que n’obtient aucune autre religion. Cela tient aussi au talent du Dalaï-Lama, qui a su présenter sa religion comme répondant aux aspirations occidentales. Lors du discours qu’il donne à la cérémonie de remise du Prix Nobel de la paix, en 1989, les éléments de langage cochent toutes les cases occidentales : il parle d’écologie, de la responsabilité vis-à-vis de la planète, du rapport entre spiritualité et sciences…

W. L. : Il représente un peuple victime d’une invasion, certains parlent de génocide, ils ont été expulsés, chassés de chez eux. Au moment du Prix Nobel, il a aussi des mots très forts pour son peuple, il commence d’ailleurs par s’adresser à lui en tibétain. Il a évidemment un rôle politique en tant que chef d’une nation exilée. C’est ce que l’on perd de vue en le considérant comme un phare spirituel, et ce qui contribue à créer ce personnage mythifié.

Dans votre documentaire, on comprend de façon très claire la stratégie politique des bouddhistes tibétains pour sauver leur culture et faire reconnaître leur persécution. Il y a, à partir des années 1960, une véritable fascination pour le bouddhisme. Les Occidentaux ont-ils bien compris que ce qui se jouait alors était avant tout politique ?

W. L. : Je ne pense pas, puisque notre travail a été de réaliser cette déconstruction, qui est loin d’être faite par le grand public. Le rôle politique du Dalaï-Lama, en tant que représentant du Tibet vis-à-vis de l’Occident, est aussi un rôle de politique interne. Il a été très longtemps le chef politique de cette nation, le représentant des quatre écoles centrales du bouddhisme tibétain, il doit donc ménager les sensibilités au sein de sa propre communauté.

Peut-on parler d’une forme de soft power spirituel ?

E. E.: L’expression est juste. Ce soft power s’est ensuite incarné à Hollywood dans les années 1990 avec une succession de films qui présentent le Tibet de façon mystique et bienveillante. On a eu Tintin au Tibet en France, ça peut avoir l’air anecdotique mais il faut savoir que le Dalaï-Lama a fait envoyer à la fondation Hergé une lampe au beurre de yak pour la remercier de cette bande dessinée. Tous ces éléments ont participé à créer une image fantasmée du Tibet. Ce soft power est extrêmement efficace puisque tout ce qui ne cadre pas avec cette image angéliste du Tibet et du bouddhisme va passer sous les radars. Pourtant, il y a eu des affaires, il y a eu des spécialistes, je pense notamment à Bernard Faure qui a écrit une histoire de la violence dans le bouddhisme, qui a rappelé qu’il y avait eu des purifications ethniques menées par des bouddhistes. Ces éléments surprennent l’opinion publique quand on les met en lumière, mais n’arrivent pas à écorner l’image du bouddhisme. Les Occidentaux n’arrivent pas à renoncer à cette idée qu’il y aurait un peuple quelque part sur Terre qui serait débarrassé des défauts de l’humanité.

Le livre et le documentaire révèlent plusieurs cas d’abus sexuels, notamment sur mineurs, qui ont eu lieu dans des communautés bouddhistes très puissantes dans les années 1980 et 90. Que s’y est-il passé ?

E. E.: Pour le livre, nous avons interrogé 32 personnes qui accusent treize maîtres bouddhistes différents. Pour le documentaire diffusé sur Arte mardi 13 septembre, nous en avons retenu trois, très emblématiques : Robert Spatz, le gourou du groupe OKC qui a abusé de plusieurs jeunes enfants, condamné en 2020 par la Cour d’appel de Liège, il s’est pourvu en cassation, le cas de Sogyal Rinpoché, qui a abusé de ses « assistantes personnelles », les dakinis, majeures, et de Namhka Rinpoché, qui incarne le renouveau du bouddhisme en Occident. Ce qui revient dans toutes les affaires, ce sont les mécanismes d’emprise, les contacts physiques rapprochés, qui vont des coups jusqu’au viol, qui sont présentés comme des accélérateurs d’accès à l’« Éveil ».

On retrouve chez toutes ces victimes le même mode opératoire : si vous parlez des abus, vous rompez le serment qui vous lie au maître, ce qui entraîne des conséquences karmiques désastreuses pour l’adepte et sa famille. Dans le bouddhisme, c’est très grave. Ce serment, c’est le lien d’engagement entre le maître et son disciple. Une fois qu’on a choisi son maître, on lui doit loyauté et dévotion, on doit le percevoir comme l’incarnation de Bouddha et il est interdit de questionner son enseignement. Il est aussi interdit de parler des chemins qu’il vous fait emprunter pour vous amener à l’Éveil, la fin de toute forme de souffrance. En Occident, cet « Éveil » a été perçu à tort comme le bonheur, mais c’est très différent.

W. L. :Ils ont des manières différentes d’arriver à leurs fins mais toutes leurs victimes ont entendu cette justification pour les abus. Par ailleurs, tous les maîtres sur lesquels nous avons travaillé se connaissent entre eux.

Votre travail permet aussi d’établir avec certitude que le Dalaï-Lama était au courant de ces abus, au moins depuis 1993, lorsqu’il reçoit dans son palais à Dharamsala une vingtaine de maîtres occidentaux.

W. L. : Ce qui se passe en 1993, c’est qu’il commence à y avoir de plus en plus de bruit à l’intérieur du bouddhisme concernant ces abus. Le Dalaï-Lama lui-même concède avoir reçu des signalements, il y a donc la nécessité d’organiser cette rencontre en 1993. C’est un événement rarissime, que le Dalaï-Lama accorde quatre jours de réunion à des lamas occidentaux. Cette réunion est nécessaire car plusieurs accusations commencent à voir le jour autour de Sogyal Rinpoché, qui incarne à l’époque l’essor fulgurant du bouddhisme en Europe. Il publie son livre, Le livre tibétain de la vie et de la mort, qui devient un best-seller : il devient extrêmement puissant. Il est d’ailleurs invité à cette réunion à la résidence du Dalaï-Lama en 1993, mais refusera d’y aller quand il apprendra l’ordre du jour : les signalements de violences sexuelles, de rapport à l’argent ou d’alcoolisme chez certains maîtres installés en Occident.

E. E. : Ce qui s’est passé précisément, c’est que le collège des lamas occidentaux demande et insiste auprès du Dalaï-Lama pour qu’il signe un texte condamnant ces abus. Ils travaillent ensemble à la formulation exacte du texte. Cette résolution doit sonner comme un avertissement aux oreilles des lamas concernés et permettre aux disciples de savoir de qui se méfier. Tout le monde se met d’accord sur le texte. Mais il doit encore passer par le bureau du Dalaï-Lama. Les maîtres occidentaux attendent longtemps, sans réponse. Finalement, le texte leur revient. Il n’y a aucune modification, sauf la signature du Dalaï-Lama qui a été retirée.

Pourquoi le Dalaï-Lama a-t-il finalement refusé de signer ce texte ?

E. E. : Nous avons voulu lui poser la question, nous sommes même allés jusqu’à sa résidence à Dharamsala. Le secrétaire du Dalaï-Lama nous a d’abord dit qu’avec la pandémie, il ne recevait personne, puis nous avons proposé un entretien vidéo. Quand nous avons envoyé de courtes vidéos des victimes qui demandent au Dalaï-Lama de se prononcer sur le sujet, son secrétaire nous a bloqués. Nous n’avons donc pas pu avoir la réponse sur ce qui s’est passé en coulisses ; nous ne pouvons que supposer que son entourage lui a déconseillé de le faire pour des raisons politiques et pour ne fâcher personne. Il a essayé de satisfaire tout le monde et ce faisant, il n’a satisfait personne.

W. L. : On retrouve cette même frilosité, quand il rencontre des victimes à Rotterdam en 2018. Il admettra d’ailleurs à cette occasion qu’il était au courant : on a récupéré un enregistrement inédit du rendez-vous qui n’a jamais été diffusé par le passé.

S’il ne condamne pas, c’est donc pour des raisons uniquement politiques ?

E. E. : On peut aussi y voir la décision d’un homme religieux, car dans le bouddhisme tibétain, il existe une règle selon laquelle on ne doit pas critiquer les autres lamas. On ne peut pas critiquer le disciple qui a eu le même maître que soi-même. On retrouve aussi ces interdits-là, dans les contorsions langagières du Dalaï-Lama pour ne désigner personne.

Ce week-end, l’interprète du Dalaï-Lama en France, le moine tibétain français le plus connu, Matthieu Ricard, a posté un texte sur son blog pour exprimer sa compassion envers les victimes, mais aussi pour critiquer la façon dont vous avez obtenu et mené son interview. Dans le documentaire, vous dites qu’après vous avoir accordé une interview de deux heures, son avocat a demandé que vous ne la diffusiez pas. Que s’est-il passé ?

E. E. : J’essaie de le contacter depuis 2011, soit plus de dix ans. Il m’a toujours répondu qu’il ne voulait pas prendre la parole sur ces sujets, car il n’est pas le porte-parole du bouddhisme tibétain en France. J’ai toujours argumenté qu’il en était une figure importante, que les gens le connaissent dans son habit de moine. En 2017, on a échangé juste avant que le Dalaï-Lama ne désavoue Sogyal Rinpoché.

W. L. : Comme il ne voulait pas parler à Élodie, c’est moi qui l’ai sollicité. C’était pendant la pandémie, il était en Dordogne. Je lui dis que nous voudrions échanger avec lui sur l’histoire du bouddhisme en Occident et de certaines notions comme la dévotion. Il m’a dit qu’il ne voulait pas s’exprimer sur les accusations d’abus sexuels, qu’il a qualifiées de « potins de la commère ». Je ne me suis jamais engagé à ne pas aborder ces sujets. Il a accepté, j’ai pu l’interroger pendant deux heures, dont la première a été consacrée à son parcours.

Quand nous avons abordé l’affaire OKC, où des enfants ont été victimes de violences éducatives et sexuelles, il était très mal à l’aise, il a hésité à interrompre l’entretien avant de se raviser. On en a parlé pendant cinquante minutes, il a développé ses arguments – que le Dalaï-Lama ne peut pas enquêter sur tous les centres où il se rend, par exemple. Quand l’entretien s’est terminé, il m’a rappelé qu’il avait demandé que je ne pose pas ce genre de questions mais a ajouté qu’en tant que journaliste, j’en avais le droit. Trois jours après, il m’a même envoyé un mail pour me dire qu’il n’avait pas eu assez de mots pour les victimes, qu’il le regrettait et voulait un nouvel entretien. Nous avons accepté mais n’avons plus eu de nouvelles après ça. Finalement, son avocat a exigé par courrier que son interview soit retirée du documentaire.

Dans son post de blog, il assure les victimes de sa compassion et maintient qu’il a pris ses distances avec les lamas problématiques, notamment Robert Spatz d’OCK et Sogyal Rinpoché. Que lui répondez-vous ?

W. L. : Il a effectivement beaucoup insisté pour dire que chronologiquement, il ne pouvait pas être au courant des accusations qui pesaient sur Robert Spatz. Sauf que c’est factuellement faux : il a reçu des lettres, des e-mails auxquels il a choisi de ne pas répondre. La première plainte pour viol date de 1997, la dernière visite de Matthieu Ricard au centre OKC, c’est 2019. Il n’a jamais publiquement écrit pour se mettre à distance de Spatz et d’OKC. Quand Ricardo, la victime qui narre le documentaire, apprend que Ricard va se rendre à l’inauguration d’un monument religieux à Château-de-soleils, il lui écrit pour lui dire qu’il inaugurera ce monument à dix mètres de là où ses amies ont été violées. Il a alors des mots très durs, en répondant : « Je n’ai pas le goût pour la polémique et vous laisse volontiers le dernier mot. »

Nous avons également en notre possession une lettre que Matthieu Ricard a écrite au moment où OKC commence à être surveillée par la justice belge. Il y a alors une commission parlementaire en 1997 qui s’intéresse aux dérives de ce mouvement. Matthieu Ricard écrit une lettre au président de cette commission parlementaire pour dire que Robert Spatz est quelqu’un qui soutient beaucoup la cause tibétaine et que son centre fait bénéficier aux enfants d’une éducation au grand air de grande qualité.

Dans son post de blog, il dit avoir écrit une lettre aux victimes et leur a donné l’autorisation de s’en servir au cours des procès…

W. L. : La lettre est tronquée, il n’en publie qu’une toute petite partie. La réalité, c’est que les avocats des victimes ont trouvé que cette lettre était trop faible pour être utilisée par le tribunal ; d’autant qu’en face aussi, Robert Spatz se prévalait de documents attestant du soutien de Matthieu Ricard et du Dalaï-Lama.

E. E. : Ce qui est surprenant, c’est qu’il nous a répété qu’il n’était pas le porte-parole du bouddhisme tibétain, que ce n’était pas son rôle. Et puis, tout à coup, il explique qu’il a pris la parole à maintes occasions pour expliquer ce qu’était un « maître authentique ». Ces déclarations générales ne suffisent pas, ce n’est pas du tout ce que veulent les victimes, elles voulaient une prise de distance nominative. Les gourous et les maîtres incriminés ont tous reçu la visite de Matthieu Ricard ainsi que de tous les hauts dignitaires tibétains. Ils peuvent tous se prévaloir de leur soutien. Comment savoir que ce sont des faux maîtres quand lui-même s’est rendu dans ces centres à plusieurs reprises ? C’est d’ailleurs un élément qui a été mis en avant par la défense de Robert Spatz, qui dit : « M. Ricard s’est rendu à diverses reprises dans les centres OKC et a assisté à des enseignements de Robert Spatz. Il n’a pas condamné ses enseignements. » Ces visites valent adoubements.

Et que répondez-vous à ses critiques sur votre méthode ?

W. L. : Je pense qu’il y a un problème de culture. Matthieu Ricard est reçu à bras ouverts sur tous les plateaux télé, il n’est jamais questionné sur des sujets qui pourraient le gêner. Quand on lui parle du rapport Sauvé sur une radio publique, il répond qu’il est très malheureux que les victimes de l’Église catholique n’aient pas été entendues plus tôt.

E. E. : S’il s’agit de méthode, on peut aussi contester la méthode qui consiste à envoyer un dossier d’avocat au président d’ARTE, à demander à être reçu dans les plus brefs délais et à ce que son nom soit retiré. En termes triviaux, ça s’appelle un énorme coup de pression. Matthieu Ricard connaît par cœur le jeu médiatique ; l’interview que nous avons sollicitée auprès de lui, ce n’est ni plus ni moins que du contradictoire.

Violences sexuelles dans le bouddhisme : le sujet tabou d’un documentaire sur ARTE