Un écrivain affronte ses démons et ceux de l’Histoire, lors d’un voyage à Auschwitz

JTA – « Ce n’est pas l’enfer », écrit Jerry Stahl. « C’est le musée de l’enfer. »

Ce musée, c’est Auschwitz, et la révélation de Stahl survient à mi-parcours de son nouveau livre Nein, Nein, Nein ! (édité chez Akashic Books), son récit documentaire qui retrace une visite en bus de deux semaines, en 2016, dans les camps de concentration en Pologne et en Allemagne.

Stahl n’est pas étranger aux endroits sombres : romancier et scénariste, il est surtout connu pour ses mémoires de 1995, Permanent Midnight, un récit déchirant sur sa dépendance à l’héroïne, l’échec de son premier mariage et sa carrière à la télévision dans le Hollywood des années 1980. (Ben Stiller a joué le rôle de Stahl dans l’adaptation cinématographique de 1998.)

Stahl, âgé de 68 ans, n’est pas seulement l’un des rares Juifs à participer à la visite guidée de l’enfer, mais peut-être aussi le touriste le moins enthousiaste qui ait jamais pris part à cette visite : il s’est inscrit au voyage à un moment où son mariage, sa carrière et sa santé mentale et physique étaient au plus bas. « Par le biais de cette visite de groupe, écrit-il, j’espérais pouvoir une fois de plus trouver un soulagement dans un contexte où se sentir malheureux était approprié. »

Mais si Nein, Nein, Nein ! est une sombre confession, c’est aussi une exploration de la façon dont nous nous souvenons de la Shoah et de la question de savoir s’il est même possible d’en faire correctement le deuil et d’honorer les victimes de cette indescriptible tragédie. Dans ce livre, il se joint aux foules qui se tiennent devant les chambres à gaz et qui font ensuite la queue pour manger une pizza dans les snack-bars des camps. Le résultat est une sorte de livre de voyage sur la façon dont la Shoah est commémorée, commercialisée et banalisée dans les pays où elle a eu lieu.

C’est également assez cocasse, comme on peut s’y attendre de la part de l’auteur qui a notamment écrit ALF, Moonlighting et Maron.

Stahl vit et travaille à Los Angeles. Nous l’avons interviewé via Zoom le 22 juin.

Cette interview a été modifiée par souci de clarté et de longueur.

L’acteur et réalisateur Ben Stiller, à gauche, qui a joué le rôle de Jerry Stahl dans le film « Permanent Midnight », s’est entretenu avec l’auteur au sujet de son dernier livre au 92nd Street Y, à New York, le 12 juin 2022. (Crédit : Michael Priest Photography/92NY/JTA)

New York Jewish Week : Vous avez touché au cœur de mes propres angoisses au sujet de la Shoah. Je suis allé à Auschwitz pour la première fois il y a trois ans, après avoir passé toute ma carrière à faire ces choses juives. Et, comme vous, je ne savais pas quoi en faire. Qu’est-ce qu’on est censé ressentir ? Et si l’on ne ressent pas ce que l’on pense être censé ressentir, est-ce que l’on trahit la mémoire des victimes ?

Jerry Stahl : Vous avez, en quelques mots, résumé mon livre.

Quelles conclusions espériez-vous en tirer ?

J’y suis allé pour la raison la plus sordide qui soit, à savoir que j’étais très déprimé et que je traversais une période difficile. Sans vouloir me vanter, je viens d’une famille de dépressifs à tendance suicidaire. Alors j’ai eu cette idée folle : je voulais aller quelque part où ce sentiment de désespoir intense et profond serait justifié et approprié.

J’y suis allé en m’attendant à vivre une expérience noble, stimulante, incroyable, qui changerait ma vie, parce que l’on parle quand même d’Auschwitz après tout. Et ce que j’y ai vu était des gens assis au snack-bar, mangeant des pizzas et buvant des Fantas. C’est comme si j’étais allé à la recherche d’humanité et que j’avais vu l’humanité. Il y avait donc un décalage entre ce à quoi je m’attendais et ce que j’y ai vu.

Cette visite avait-elle une fonction thérapeutique ou cherchiez-vous à simplement mieux comprendre la Shoah ?

J’étais à équidistance entre ces deux questions. Vous savez, je ne me suis jamais particulièrement identifié comme Juif. J’ai grandi dans un quartier de Pittsburgh où j’étais pratiquement le seul juif et où je me faisais régulièrement taper dessus pour avoir tué Jésus, ce que j’ai dû faire, semble-t-il, sans m’en rendre compte à l’âge de 5 ans. Mais comme mon grand-père l’a dit un jour – c’était un Polonais qui était venu ici pour échapper à l’armée du tsar – « Si jamais tu oublies que tu es juif, un ‘goy’ te le rappellera. » Ce n’était donc pas une thérapie en soi. Je voulais juste plonger au cœur des ténèbres, pour reprendre un cliché peu enviable.

J’ai grandi dans un quartier de Pittsburgh où j’étais pratiquement le seul juif et où je me faisais régulièrement taper dessus pour avoir tué Jésus, ce que j’ai dû faire, semble-t-il, sans m’en rendre compte à l’âge de 5 ans.

Ça se voit dans vos autres écrits. Ça se voit dans vos autres écrits : vous touchez à des sujets que les autres ne veulent pas aborder, que ce soit la dépendance ou la maladie mentale.

Oui, là où personne ne veut aller, mais j’y entraîne le lecteur. Et d’une certaine manière, je pense que le lecteur se reconnaît..

Vous décrivez vos compagnons de voyage : Shlomo, un juif âgé et dur, un couple du Texas, un couple d’homosexuels âgés. Pourquoi faisaient-ils le tour des camps de la mort ? Je sais que même lorsque les Juifs vont dans les camps, ils essaient généralement d’équilibrer leur voyage avec quelque chose d’agréable et de rédempteur. Comme s’arrêter à Paris et aller jusqu’à Cracovie. Mais comment cette visite a été commercialisée ? Pourquoi pensez-vous que vos compagnons de bus y ont participé ?

C’est un monde dont je ne connaissais rien. Mais pour un certain type de personnes qui disposent de peu de moyens et qui veut voyager, le bus est une bonne option. Pour certains d’entre eux, il était moins question de la Shoah et plus du fait que nous venions de terminer les Finger Lakes et qu’après cela, nous irions en Irlande, et comme par hasard, cette fois-ci, c’était l’Europe de l’Est.

D’autres n’avaient jamais vu de juif auparavant, je pense, et comme ils aiment la chaîne Histoire, ils étaient plutôt curieux. Vous savez, il y a une scène dans le livre où nous nous retrouvons autour d’une table et où chacun doit dire pourquoi il a participé à ce voyage.

Il y a eu beaucoup de « Oh, j’ai vu ‘La liste de Schindler’ ou « J’ai toujours admiré le peuple juif ». Et d’ailleurs, je dis ça sans jugement aucun, mais j’ai fini par aimer ces gens, même si c’était clairement très inconfortable pour moi.

Pour certains d’entre eux, il était moins question de la Shoah et plus du fait que nous venions de terminer les Finger Lakes et qu’après cela, nous irions en Irlande, et comme par hasard, cette fois-ci, c’était l’Europe de l’Est….

Je commence à me sentir coupable. Je crois que j’ai fait la même chose quand j’ai visité le Sud-Ouest américain et que j’ai visité une réserve Navajo : l’étranger qui vient s’extasier devant leur tragédie.

Exactement ! Mais quelle est la bonne réponse ? Je veux dire, une partie de moi souhaitait se jeter par terre et commencer à gémir, à se plaindre et à s’arracher les cheveux. Mais une autre partie se disait, « eh bien, nous sommes ici, et j’ai besoin de trouver les toilettes pour hommes ».

Ce qui est d’ailleurs une scène dans votre livre. À un moment donné, vous recommandez le livre de Tadeusz Borowski « This Way for the Gas, Ladies and Gentlemen », un recueil de nouvelles inspiré de son séjour dans les camps. Vous êtes-vous imaginé écrire de façon humoristique pour contrer les horreurs du génocide ? N’avez-vous jamais craint qu’un livre sur la Shoah comportant des passages comiques soit considéré comme inapproprié ?

Comment aurais-je pu ne pas m’en inquiéter ? La ligne que je devais suivre était de montrer un respect total pour ce qui s’est passé et où cela s’est passé, tout en relatant ce que c’est devenu aujourd’hui. Il s’agit là d’une visite guidée de la pire atrocité qui ne nous soit jamais arrivée. Évidemment que j’ai toujours peur que ce soit mal interprété. Mais j’aime à penser que tous ceux qui liront mon livre comprendront que la condition humaine est, à un certain niveau, intrinsèquement comique et qu’il y a également des moments profondément ridicules. Je veux dire, lorsque des gens posent leur pied sur la pierre tombale du rabbin Moses Isserles à Cracovie et refont leurs lacets, vous trouvez cela comique ou vous avez envie de vous arracher les cheveux ?

Un grand romancier et dramaturge juif américain, que j’ai toujours aimé et même imité, Bruce J. Friedman, a écrit un jour que si vous écrivez une phrase qui vous fait frémir, vous vous devez de continuer. Et d’une certaine manière, je me suis tortillé tout au long de ce livre, car, au risque de paraître prétentieux, les artistes que j’aime sont ceux qui disent l’indicible, parce que c’est ce que j’ai envie de lire.

Affiche du film « Ilsa, la louve des SS ». (Crédit : domaine public)

À ce propos, vous écrivez également sur la façon dont la Shoah et le nazisme ont été fétichisés, que ce soit dans des bandes dessinées israéliennes pornographiques, connues sous le nom de stalags, basées sur des thèmes nazis, ou dans des projets soft-core comme le film culte de 1975 « Ilsa, la louve des SS ». Même le titre du livre n’est pas sans rappeler une scène de vos mémoires, « Permanent Midnight », dans lesquelles vous parlez de votre « fascination totale pour le porno de la Shoah ». Pourquoi était-ce si important pour vous de parler de ça ?

Regardez les Proud Boys avec leurs croix gammées qui scandent « les juifs ne nous remplaceront pas » à Charlottesville et partout depuis. Je ne connais pas ces types, mais je suppose qu’à un certain niveau, il y a une composante sexuelle que j’ai toujours trouvée fascinante et grotesque, et d’une certaine façon, profondément humaine. C’est une référence aux boomers qui ne vous dit peut-être rien, mais « Ilsa, la louve des SS » a été tourné sur le plateau de « Hogan’s Heroes » [la sitcom des années 1960 qui se déroulait dans un camp de prisonniers de guerre nazi] pendant les week-ends. Le studio a même dit : « Vous pouvez l’avoir pour X montant d’argent et vous pouvez le brûler parce que nous devons, de toutes les façons, nous en débarrasser. » C’est la jonction entre la culture pop et la dépravation.

Vous vous attardez sur l’idée que vous visitez à la fois un camp de concentration et le musée d’un camp de concentration, et que l’on y retrouve tout un dispositif touristique, tel que des restaurants et des boutiques de souvenirs. En concluez-vous que le maintien des camps sert à quelque chose ou que la commercialisation sape tout ce qui peut être positif ?

C’est un peu une cible mouvante. D’un côté, je pense qu’ils devraient simplement tout clôturer, comme un site Superfund, et les gens pourraient passer en voiture ou à pied et regarder de loin. C’est une partie du tableau. D’un autre côté, on ne peut pas nier que, vous savez, traverser Auschwitz en chancelant au milieu d’une file de gens et regarder une boule de poils de deux tonnes derrière une vitre, est une expérience absolument bouleversante. Parce que, comme c’est souvent le cas, dans l’art et dans la vie, ce sont les détails qui permettent de comprendre. C’est donc précieux. Loin de moi l’idée de juger quelqu’un qui voudrait une part de pizza ou un Fanta après avoir vu ce qu’il a vu dans les fours, mais je n’étais pas préparé à cela. C’est ce que nous sommes en tant qu’humain, et ce n’est pas à moi de juger ou de penser que je suis meilleur. Mais c’était à la fois inconfortable et indescriptible, totalement humain et totalement surprenant.

On ne peut pas nier que, vous savez, traverser Auschwitz en chancelant au milieu d’une file de gens et regarder une boule de poils de deux tonnes derrière une vitre, est une expérience absolument bouleversante.

Aviez-vous un intérêt particulier pour la Shoah avant ce projet ?

Dans la litanie des choses qu’il faut être pour être juif, oui, mais vous savez, je pense que je ne pouvais pas y échapper. Donc je ne me suis jamais vraiment posé la question. Et vous ?

Je dirais que parfois, ça m’épuise. Et je me demande si nous ne regardons pas trop la vie juive contemporaine à travers le prisme de la persécution, au lieu de nous concentrer sur ce qui est peut-être, vous savez, délicieux, optimiste et spirituel dans le fait d’être juif.

Il y a cette théorie de la qualité épigénétique de l’anxiété, de la peur et du traumatisme qui est en quelque sorte intégrée dans chaque jeune juif dès sa naissance, comme notre propre version du péché originel.

Quand avez-vous été confronté à la Shoah pour la première fois ? Quand est-ce que c’est devenu quelque chose dont vous avez pris conscience et qui a commencé à vous perturber ?

On n’en parlait pas beaucoup à la maison. Mon père avait immigré de Lituanie à l’âge de 10 ans, et son père avait vraisemblablement été tué dans un pogrom quand il avait deux ans, à la frontière entre la Russie et la Lituanie. Mais ce sont des choses que j’ai découvertes plus tard. Plus je vieillis, plus les questions telles que « Comment cela a-t-il pu arriver ? » deviennent incontournables. Lorsque j’en ai eu fini avec mes recherches, fait le point sur ma vie et finalisé l’écriture de ce livre, je me suis demandé : « Comment se peut-il que cela n’arrive pas plus souvent ? » Parce que d’une certaine façon, ça se termine toujours comme ça. C’est comme ça que le livre se termine ; la guillotine finit toujours par tomber, vous savez. Profitez du temps entre chaque génocide ; regardez où nous sommes maintenant. Pensiez-vous que vous vivriez assez longtemps pour voir le moment où, « grâce » à notre ex-président, nous aurions à nouveau à nous préoccuper de cela ?

Comment vous êtes-vous préparé pour ce voyage ? Vous êtes-vous plongé dans l’histoire de la Shoah ?

Si je m’évanouissais aujourd’hui, les ambulanciers qui viendraient chez moi trouveraient des étagères et des étagères de livres sur le nazisme, et ils pourraient penser que je suis un nazi ou un spécialiste du nazisme. Mais il ne fait aucun doute que j’ai été obsessionnel. Je devais m’immerger.

Quelle partie de vous-même est touchée et vous a conduit à vous intéresser à ce sujet ?

Je pense que cela est intrinsèque au fait d’être juif, que vous le vouliez ou non. Je ne sais pas si cela vous est déjà arrivé : vous prenez votre petit-déjeuner en Pologne, quelque part, et il y a un vieux de 97 ans qui engloutit des saucisses et vous regarde de travers. Et vous ne pouvez pas vous empêcher de vous demander : Est-ce moi qu’il regarde ? Est-ce qu’il sait ? Quand il avait 19 ans, est-ce qu’il tailladait des bébés juifs à la baïonnette pour s’amuser avec ses copains ? Parce que c’est ça la réalité : trop peu de ces gars ont été condamnés. Prenez, par exemple, IG Farben, qui ont développé le gaz des chambres de la mort. Les bar mitzvah se soucient-ils du fait que Hugo Boss a conçu les uniformes des SS ? Il y a de quoi devenir fou en poussant cette question au énième degré, ce que j’ai certainement fait.

D’une certaine manière – et je n’en ai pas parlé – mais c’était aussi un livre sur la pandémie. Vous savez, il n’existe pas de meilleure excuse pour être isolé, déprimé et obsédé par soi-même ?

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Les points de vue et opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la JTA ou de sa société mère, 70 Faces Media.

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