Tilda Swinton et Olivier Saillard : “Ce que nous faisons, c’est une histoire d’esprits”

Cette semaine, Tilda Swinton et Olivier Saillard présentent leur nouvelle performance, “Embodying Pasolini”, à Paris. Deux heures magiques, mystiques, où les costumes des films de Pasolini reprennent vie, dans le cadre du Festival d’automne. On les a rencontré·es entre deux répétitions.

Un vaste studio sous une verrière, au fond un écran blanc comme un écran de cinéma. Ce 3 décembre, Tilda Swinton prendra place devant cet écran, comme un cadre de cinéma, pour réinsuffler de la vie à des costumes de films – ceux, spectaculaires, des films de Pier Paolo Pasolini, créés par Danilo Donati.

Cette performance a une aura particulière, spirituelle, mystique. Si la première a eu lieu à Rome en juillet 2021, filmée et retransmise en direct sur Internet, c’est début décembre que nous rejoignons, à la Fondazione Sozzani, Porte de la Chapelle, Olivier Saillard et Tilda Swinton qui vont la “jouer” ici-même dans le cadre du Festival d’automne.

Entre deux répétions, ils sont en train de déjeuner avec leur équipe sur la mezzanine, sous une lumière blanche de l’hiver. Tous les sujets fusent : la flambée du prix de l’énergie en Angleterre, qui inquiète beaucoup Tilda Swinton parce que cette crise va jeter des milliers de personnes démunies à la rue, et aux antipodes, la fin des majorettes, ou même les chiens.

On se dit qu’au fond, Swinton et Saillard, qui ont commencé à inventer ensemble un genre qui n’existait pas il y a dix ans, la performance de mode, se ressemblent. Ils peuvent être très graves, comme soudain très drôles. Et ils sont consistants dans leur style, très personnel. Ce jour-là, il porte son uniforme bleu, elle un grand pull torsadé marine, un pantalon brun et des bottes noires aux talons hauts biseautés inspirés des santiags.

Il y a dix ans, leur première performance, The Impossible Wardrobe, ouvrait les archives du musée Galliera – que Saillard a dirigé – et Swinton, en blouse blanche, portait les vêtements précieux, chargés d’histoire, à bout de bras, “exactement comme le fait un conservateur”, précise-t-il. Aujourd’hui, il a réalisé son rêve : lui faire enfin enfiler le costume. Entretien avec deux plus que vivants hanté·es par les esprits.

Comment avez-vous eu l’idée de cette performance avec les costumes de Pasolini ?

Olivier Saillard – Je suis passionné par les films de Pasolini. Environ deux ans avant la pandémie, j’ai rencontré Clara Tosi Pamphili (curatrice d’Artisanal Intelligence à Rome, ndlr.), à qui j’ai demandé si elle savait où je pourrais voir les costumes de ses films. “C’est très facile, m’a-t-elle répondu, je suis en charge des archives de Pasolini.” Un an plus tard, Tilda et moi sommes allé·es les voir, sans savoir exactement ce que nous allions en faire.

J’avais très envie de jouer avec une autre typologie de vêtements de ceux de la mode ou de tous les jours. Ces costumes sont des monuments. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas de demander à Tilda de rejouer les films, mais de jouer cette impossibilité de jouer. Ensemble, nous avons inventé un nouveau territoire, dédié aux performances et aux vêtements. Tilda est un socle, un piédestal, elle peut jouer, ne pas jouer, être présente, être absente. C’est pourquoi je suis convaincu qu’elle est la personne la plus pasolinienne. Aussi parce qu’elle a commencé à faire du cinéma avec Derek Jarman.

Tilda Swinton – J’ai découvert Pasolini à Cambridge, mais en effet, il est devenu très important pour moi quand je me suis mise à travailler avec Derek Jarman, qui l’admirait. Pour Derek, Pasolini était comme un guide. C’est quand il a fait Caravaggio, qui est très inspiré de L’Évangile selon Saint Matthieu, que je l’ai adoré. Cela fait dix ans qu’Olivier et moi travaillons ensemble – notre première performance, The Impossible Wardrobe, date de 2012. Chaque nouvelle pièce éclaire davantage ce que nous faisons, car nous ne le savons pas vraiment, et Pasolini est un merveilleux moyen de comprendre ce que nous recherchons.

Pour moi, notre travail traite de l’impossibilité en général, et de l’impossibilité à s’exprimer. Notre sujet, c’est le fait d’essayer. C’est “l’élan” – il n’y a pas de mot anglais pour dire “élan” –, c’est se jeter par la fenêtre, c’est atteindre… Tout Pasolini traite de ce geste d’atteindre. Et puis c’est une opportunité extraordinaire de travailler avec des artefacts de films : les costumes vivent pour un moment, le temps d’un film, puis ils deviennent inutiles. Nous avons adoré travailler avec en essayant de ne pas faire écho aux gestes faits avec eux dans films. Ceux-ci sont fixés pour toujours. Nous voulions montrer que les objets sont capables d’autres gestes.

“Avec Tilda Swinton, nous avons créé le musée de la mode idéal”

Olivier Saillard – Quand tu as commencé à porter les costumes, nous avons réalisé que ce serait stupide de reproduire les gestes des acteur·ices dans les films, alors nous avons choisi de revenir aux sources d’inspiration de Pasolini. Il était inspiré par Fra Angelico, Bruegel. Nous sommes donc retourné·es à la peinture. Et à ce qu’il y a de plus important : le corps. Pendant vingt-cinq ans, j’ai organisé beaucoup d’expositions de mode dont le corps était absent.

Dans le travail que je fais avec Tilda ou des mannequins, j’ai trouvé un corps. Et quand on crée une relation entre Pasolini, le corps et le costume, cela crée quelque chose de fort. Je viens de faire une exposition des costumes de Pasolini à Rome, mais ce n’est pas la même chose. Le corps est nécessaire. Ce qu’en fait Tilda, c’est ça, la meilleure des expositions dédiées à Pasolini. Avec elle, nous avons créé le musée de la mode idéal, c’est-à-dire le fait de jouer avec des costumes, de leur donner vie.

Tilda Swinton – Peut-être qu’il ne s’agit pas tant de corps que d’esprit, que le fait d’être présent·es maintenant ? Ça fait un peu fou de dire ça, mais il y a des moments où je les entends, ils disent qu’ils veulent revenir à la vie et jouer, prendre différentes formes. J’essaie de rester attentive à ce qu’ils me disent durant cette performance – même si encore une fois, cela semble bizarre de dire cela –, car même si nous travaillons dans un cadre, il y a toujours un élément d’improvisation, de jeu. Généralement, je propose à Olivier beaucoup de gestes possibles, je joue devant lui, et lui me dit ce qu’il aime, et nous construisons à partir de là. Tu te souviens qu’il y a longtemps, on parlait déjà de faire quelque chose autour du cinéma ? On se demandait si ce serait un film ou pas…

Olivier Saillard – Je m’en rappelle. Mais il aurait été trop facile de connecter Tilda avec quelque chose de trop cinématique. L’habiller avec un costume de Gloria Swanson, par exemple, aurait été trop convenu. Pasolini, c’est moins attendu. Quand j’ai commencé à en parler autour de moi, on me disait souvent : “Pourquoi Tilda Swinton ? C’est l’actrice la moins pasolinienne.” Or, pour moi, elle est pasolinienne par excellence, parce qu’elle est écorchée, elle est d’une autre espèce. Il faut être un peu blessé·e, avoir une forme de souffrance, pour approcher Pasolini. Elle a cette vulnérabilité. Et le teint d’une toile, d’une statue.

Tilda Swinton – Quand j’ai commencé à faire du cinéma – et même encore aujourd’hui –, personne ne me ressemblait ; j’ai l’air tellement bizarre, alors que beaucoup de peintures et de sculptures me ressemblent. Ce que les gens veulent dire quand ils disent que je ne suis pas très pasolinienne, c’est que je ne fais pas actrice. Je suis plus proche d’un mannequin, d’une statue.

“Je suis plus proche d’un mannequin, d’une statue”

Quels sont vos costumes préférés ?

Olivier Saillard – Les costumes d’Œdipe roi, que Danilo Donati a faits avec des laines torsadées noires ou saumon. Les seuls qui ne sont pas de Donati sont ceux de Médée, car la Callas avait imposé Umberto Tirelli, que Pasolini n’aimait pas. Danilo Donati a inventé des machines pour faire les costumes, il y avait une technique spéciale associée à chaque fil. Pour L’Évangile selon Saint Matthieu, ce sont des laines feutrées et des couleurs à la Fra Angelico ; pour Les contes de Canterbury, du velours d’ameublement très lourd.

C’est très simple. Il arrachait les tissus avec les dents. Ce sont des costumes plus arrachés que cousus. Tirelli faisait les costumes pour Luchino Visconti de façon très réaliste. Donati était très primitif. C’est pourquoi je les aime, mais quand j’ai approché les costumes de Salò, mon sentiment d’inconfort était très réel. Ils sont vraiment chargés. C’est presque traumatique. Quelque chose de négatif leur est toujours attaché. Peut-être aussi parce Pasolini est mort peu après.

Finalement, votre sujet, c’est vraiment les costumes ?

Tilda Swinton – Non, comme je le disais, c’est l’esprit. Comme si l’esprit était dans notre vision périphérique, et que regarder le vêtement allait le faire réapparaître. Dans notre performance “The Eternity Dress”, on faisait une robe chaque soir sur scène, très simple, en laine marine et longueur genoux. À la fin, dans cette robe, je prenais différentes poses, faisais différents gestes, et soudain l’esprit apparaissait : c’était madame Grès, ou Saint Laurent, ou d’autres… C’était comme allumer une étincelle. Tout notre travail est ainsi, ce sont des petites flammes qu’on allume. C’est aussi toute l’essence du cinéma.

© Ruediger Glatz

Tilda, quand vous tournez, est-ce que le costume est si important que ça ?

Tilda Swinton – Extrêmement ! Pour moi, tout ce qui se trouve dans le cadre est important. J’ai besoin de savoir avec quoi je partage le cadre, que ce soit une maison ou un âne, quelle place j’occupe. Quand tu travailles, en peu de temps, autour de récits et du portrait d’un personnage, tu dois communiquer en quelques secondes la façon dont cette personne se présente dans le monde.

Olivier Saillard – Tu pourrais jouer avec un costume que tu détestes ?

Tilda Swinton – Ça ne m’est jamais arrivé. Mais je vais te donner un exemple, même s’il est un peu décalé : quand on a tourné Orlando avec Sally Potter, un film où les costumes sont très importants et qui traite du sujet d’un esprit éternel, et dont les costumes changent, je n’ai pas aimé la période victorienne. Peut-être parce que j’ai grandi dans une ambiance victorienne que je n’ai pas aimée.

Vous avez votre mot à dire sur les costumes ?

Tilda Swinton – Bien sûr. Les plus grand·es costumier·ères travaillent en étroite collaboration avec les acteur·ices. Dans Le Souvenir de Joanna Hogg, le personnage de Julie, joué par ma fille Honor, porte beaucoup de nos propres vêtements. Dans le premier volet, il y a une fête d’anniversaire pour Julie, dont je joue la mère, et nous portons les mêmes robes dans la scène de l’anniversaire de The Eternal Daughter (aussi de Joanna Hogg, dont la sortie est prévue en France en mars 2023, ndlr). J’adore ces résonances entre les films, ces détails imbriqués entre l’un à l’autre. Encore une fois, c’est une histoire d’esprits.

Et dans la vie, quel rapport avez-vous avec vos vêtements ? Vous en achetez beaucoup ?

Tilda Swinton – Je n’ai pas acheté de vêtements depuis des années. À la maison, je suis très paresseuse et débraillée. Et quand je sors, par exemple lors d’événements en public, mes ami·es me donnent des vêtements. Pour moi, les vêtements ont deux possibilités : le confort ou la communication. Pour cela, je travaille avec mon ami le styliste Jerry Stafford, ou directement avec des amis comme Haider Ackermann, Jonathan Anderson ou encore Chanel.

Olivier Saillard – Tu es toujours en pantalon. Est-ce qu’il t’arrive de porter des robes ?

Tilda Swinton – Presque jamais dans ma vie de tous les jours. Je vis en Écosse (rires) ! Mais parfois, j’aime m’habiller en dame. Je suis très travestie.

Olivier Saillard – Pour moi, c’est très simple, je porte les mêmes pantalons faits sur mesure en tissu de travail, des chemises en jean et du bleu. Récemment, avant de jeter la garde-robe que j’avais depuis mes seize ans, j’ai coupé des morceaux de tissu de ces vêtements pour les garder dans trois albums. Et quand j’ai envie de me souvenir de ces vêtements, j’ouvre un des albums… La mode a oublié une chose, c’est de parler de l’intime. Or, le vêtement est quelque chose de très intime. Avec humilité, Tilda et moi avons montré que l’on pouvait faire un travail sur les vêtements en parlant de l’intime. En parlant du silence. Parce que le vêtement peut parler pour lui-même.

Propos recueillis par Nelly Kaprièlian.

Embodying Pasolini. Performance créée par Olivier Saillard et Tilda Swinton. Du 3 au 10 décembre 2022 à la Fondazione Sozzani, dans le cadre du Festival d’automne à Paris.

Tilda Swinton et Olivier Saillard : “Ce que nous faisons, c’est une histoire d’esprits” – Les Inrocks