Saint Célestin V, l’inspirant témoignage d’un ermite devenu Pape

François se rend dimanche 28 août à L’Aquila, dans les Abruzzes, au centre de l’Italie. C’est là que repose saint Célestin V, un pape du 13e siècle relativement méconnu du grand public, mais dont l’existence à de quoi interpeller: ermite, il devint Successeur de Pierre à 85 ans avant de démissionner cinq mois plus tard. Les derniers papes sont chacun allés se recueillir sur sa tombe. L’historien Paul Bertrand nous fait découvrir ce personnage qui a retenu leur attention.

Entretien réalisé par Adélaïde Patrignani – Cité du Vatican

Il sera le quatrième pape depuis Paul VI à rendre hommage à Célestin V. Si l’on ne sait pas encore si François ira se recueillir devant sa châsse, conservée en la basilique Santa Maria di Collemaggio, il est certain qu’il s’inscrira dans son sillage en ouvrant le pardon célestinien, cérémonie instaurée en 1294 par le Pontife italien.

Saint Célestin V, peu connu des francophones, est encore très populaire dans la péninsule italienne, en particulier dans la région montagneuse des Abruzzes où il repose. Son parcours fut atypique: né Pietro di Morrone dans une famille paysanne, il devint ermite et fut le fondateur d’un ordre religieux – appelé plus tard les Célestiniens -, qui suit la règle de saint Benoît mais est de spiritualité franciscaine. Il monta sur le trône de Pierre à 85 ans et finit par renoncer à sa charge, après un pontificat de cinq mois et huit jours. Comment a-t-il pu passer d’une grotte isolée en Italie centrale à l’imposant Palais du Latran ? Les explications de Paul Bertrand, professeur d’Histoire médiévale et d’Histoire de l’écriture médiévale à l’université catholique de Louvain-la-Neuve, en Belgique.

Entretien avec Paul Bertrand

C’est un peu un hasard, somme toute. Pietro di Morrone ne se destinait pas à de grands honneurs, mais l’époque est marquée par une profonde crise: depuis deux ans déjà  – 27 mois au total -, l’Eglise catholique n’a pas de pape. Le trône pontifical est vacant, et les différentes familles cardinalices ne parviennent pas à s’accorder sur le choix d’un pontife. Les roi d’Aragon et de Sicile se disputent, sans parvenir à trouver de solution.

C’est dans ce contexte difficile que survient l’ermite. Lui avait envoyé une lettre au conclave pour expliquer [aux cardinaux] qu’il était temps de choisir un pape. Ces derniers ont sauté sur l’occasion, se disant qu’il était peut-être la bonne personne, que le célèbre ermite pourrait les tirer d’affaire. Cet homme pieux, une personne de très grande réputation spirituelle, pourrait justement aider [l’Eglise] à sortir de cette crise. Et c’est ainsi que de nulle part surgit Pietro di Morrone, futur Célestin V.





L’ermitage de Sant’Onofrio al Morrone, près de Sulmona. C’est là que Charles II d’Anjou, roi de Naples, vient chercher l’ermite Pietro di Morrone qui vient d’être élu Pape. Célestin V, après sa démission, reviendra y trouver refuge.

Célestin V reste Pape cinq mois et huit jours. Qu’est-ce qui a marqué ce court pontificat ?

«Ce qui a surtout marqué le pontificat, c’est la simplicité avec laquelle Célestin V a régné. Une simplicité qui n’a pas été bienvenue, parce qu’il n’avait aucune compétence technique. Probablement même connaissait-il très mal le latin. Il a surtout essayé de suivre un chemin qui lui semblait important personnellement. Il a été aussi un peu manipulé, notamment par le roi de Sicile qui lui a un peu dicté la marche à suivre, lui [Célestin V] étant un peu dépourvu face au poids du pouvoir dans ce monde pontifical auquel il n’était absolument pas accoutumé. Et il s’est un peu laisser manipuler.

Mais à côté, il y a surtout cette volonté de sa part de soutenir d’abord son ordre religieux à lui, et aussi toute une dynamique spirituelle très particulière, qui est la dynamique des franciscains spirituels. C’est un peu comme ça qu’on va le voir, comme celui qui va lancer une série de soutiens forts pour la spiritualité, notamment au niveau franciscain, la spiritualité au sein de son ordre. Et à côté de cela, il y a ce sentiment général qui est une grande simplicité, qui parfois confine à la naïveté, ou en tout cas confine à un manque de «technicité» pourrait-on dire de nos jours.»

Célestin V renonce à sa charge le 13 décembre 1294. Qu’est ce qui le pousse à prendre cette décision et comment est-elle perçue?

«Pas tellement comme un coup de tonnerre, parce qu’on s’y attendait un peu. Cela faisait déjà quelque temps que Célestin expliquait qu’il n’était pas vraiment à sa place. Il avait déjà tenté auparavant d’organiser une sorte de triumvirat de direction de l’Église durant lequel il se mettrait en retrait. Cela s’était très mal passé, évidemment. Donc là, on s’attendait à ce que quelque chose se passe.

Que s’est-il réellement passé pour qu’il démissionne? Plusieurs choses. Probablement, d’une part, cette certitude – qui était ancrée en lui – qu’il n’était pas adapté pour cette charge qui lui semblait écrasante, et elle l’était pour lui, c’est une évidence. Il était tout sauf stupide, à coup sûr, quand on voit la façon dont il a pu gérer à la fois la création de son ordre et la façon dont il a construit cette spiritualité jusque-là. C’était quelqu’un d’intelligent, de profondément intelligent. Il a donc senti, il a dû voir, qu’il était sous contrôle du roi de Sicile. Il a dû sentir que les différents cardinaux s’opposaient à lui.

Et puis il y avait aussi son successeur, le futur Boniface VIII – Benedetto Caetani – qui est membre de ces grandes familles romaines qui se disputent le pouvoir avec une grande agressivité, et qui était sur les “starting blocks”: il n’attendait qu’une chose, c’est de devenir Pape, un Pape fort, un Pape sûr de lui, un technicien, totalement à l’opposé de Célestin. Il aurait œuvré dans l’ombre pour convaincre Célestin qu’il était possible de quitter le pouvoir. Et pour ça, il lui a donné toute une série d’arguments, il lui a dit “ça, s’est déjà fait”: évidemment, c’était des légendes, mais il lui a dit “ça s’est déjà fait auparavant, le Pape Clément a déjà démissionné, donc tu peux le faire”. Et à la fin, Célestin s’est rendu à l’évidence: il le fallait, il le faut. Et c’est ainsi que les choses se sont mises en place.

Cela a été évidemment un coup dur, parce qu’après, ça s’est très mal passé. Il y a eu une série de réactions très fortes, notamment chez les théologiens. Il y a eu plusieurs discussions théologiques très fortes, notamment à l’université de Paris. Ça a également été discuté parce qu’on savait que son successeur était Boniface VIII, dont la vision du pouvoir était radicalement différente de celle de Célestin… Il passait très mal, Boniface VIII, il passait très mal. Et donc tout le monde s’est dit dès le départ – les cardinaux, les princes – “est-ce qu’on n’a pas été un peu trop vite en acceptant la démission de Célestin?” Il y a donc eu toute une crise qui a suivi l’abdication. Une crise qui s’est résolue tout simplement par la montée en puissance de Boniface, et puis par l’oubli, en quelque sorte, de Célestin, qui d’ailleurs, deux ans après, meurt en retrait du monde.»

La châsse de saint Célestin V, conservée dans la Basilique Santa Maria di Collemaggio, à L'Aquila




La châsse de saint Célestin V, conservée dans la Basilique Santa Maria di Collemaggio, à L’Aquila

Il meurt en 1296 et il est canonisé en 1313. Comment comprendre la rapidité de cette canonisation, surtout s’il meurt dans l’oubli?

«Il meurt dans l’oubli politique, mais il ne meurt pas dans l’oubli spirituel ni dans l’oubli populaire, dans l’oubli de la dévotion populaire. Il avait une très grande réputation, une réputation de sainteté, déjà de son vivant. Il y avait plein de gens autour de lui, aussi bien des clercs, mais également des laïcs, qui étaient fascinés par ce personnage porteur d’une spiritualité sinon aussi forte, en tout cas très similaire à celle de François d’Assise. Fascinés par sa dynamique spirituelle, fascinés également par ce personnage qui semblait être réellement ce que l’on appelait le «Pape angélique», celui qui allait sortir l’Église de cette frénésie de pouvoir et d’argent, qui semblait tout à fait évidente alors, et qui faisait peur à beaucoup de gens.

Son retrait est presque davantage perçu comme une sorte de dénonciation d’un pouvoir excessif. Ce n’est pas pour rien, d’ailleurs, que le pauvre Célestin V est mort enfermé ou presque – en tout cas sous clef, dans un endroit très retiré. C’est parce que Boniface VIII ne voulait pas qu’il sorte, sinon, il aurait pu être objet de l’attention de beaucoup, et notamment de ses opposants, ce qui risquait de créer un schisme. Donc on est là devant quelqu’un qui est à la fois reconnu comme un grand saint déjà de son vivant, un grand fondateur, un grand personnage italien – qui, pour nous, semble un peu lointain, mais qui pour les Italiens, reste quelqu’un d’absolument essentiel. Toutes ces raisons conjointes expliquent cette dynamique populaire et cléricale très forte qui va déboucher sur cette canonisation, très rapide en effet.»

Quel héritage laisse Célestin V?

«Son action directe n’a pas abouti. Son ordre n’a pas connu cette diffusion extraordinaire qu’on aurait pu espérer, similaire à celle de l’ordre de François. Les franciscains spirituels vont être mis au pas dans les années qui vont suivre, la spiritualité millénariste va se trouver fortement attaquée… Donc, on ne peut pas vraiment dire qu’il y a un héritage direct. Mais il y a un héritage indirect: il a apporté une pierre de plus dans ce discours d’une Église à réformer d’un point de vue spirituel, une pierre de plus dans ce discours qui se trouve donc renforcé. Et il y a plein d’autres personnes avant lui, François d’Assise le premier, qui vont jouer dans cette ligne-là. L’édifice va alors être suffisamment solide pour contrebalancer l’édifice de pouvoir après la grande crise du schisme, à partir du moment où avec Martin V, et d’autres encore, on va [commencer] la réforme de l’Église, à partir du XVIᵉ siècle avec le Concile de Trente.»

Boniface VIII (détail), peint par Andrea Gastaldi (1875), Palazzo delle Belle Arti, Roma.




Boniface VIII (détail), peint par Andrea Gastaldi (1875), Palazzo delle Belle Arti, Roma.

Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI se sont rendus sur la tombe de Célestin V à L’Aquila, et maintenant le Pape François. Comment percevez-vous cet intérêt de la part des Papes d’aujourd’hui pour ce Pape d’il y a sept siècles?

«Chacun y est probablement allé avec sa propre vision du monde. Il est probable que Paul VI ou Jean Paul II avaient une vision très différente de celle de Benoît XVI. Benoît XVI dont a fait des liens forts entre sa décision propre de démissionner et sa présence à L’Aquila. Quant à François, c’est encore autre chose. Dans tous les cas, ce qu’ils reconnaissent, ou ce qu’ils veulent reconnaître, c’est l’importance d’une dévotion populaire italienne très forte. Pour Benoît, il y avait évidemment aussi la renaissance de la dévotion après le grand tremblement de terre.

Il y a probablement aussi, quelque part en arrière-plan, cette idée d’une Église encore à réformer et de ce personnage simple qui peut être un modèle de papauté, un modèle de pouvoir qui refuse le pouvoir. C’est cette vision d’un pouvoir vécu non pas comme une fin en soi, mais comme une charge par rapport à laquelle il faut être de la plus extrême humilité. Je pense que c’est cette question de l’humilité, devenue fondamentale maintenant pour le pouvoir au sein de l’Église, qui est en jeu ici, en grande partie.»

Benoît XVI prie devant la châsse de saint Célestin V, le 28 avril 2009




Benoît XVI prie devant la châsse de saint Célestin V, le 28 avril 2009

Finalement, un Pape du XIIIᵉ siècle, mais toujours très actuel…

«Célestin V est probablement un personnage qui a davantage de poids au sein de l’Église, davantage d’importance, que ce que l’on ne pense, et je l’ai découvert au fil de ses actions. Nous sommes face à une transformation du monde au cours du XIIIᵉ siècle – un XIIIᵉ siècle qu’on a un peu oublié de nos jours, mais qui est capital pour l’histoire du christianisme. Le XIIIᵉ siècle est le siècle de la construction d’un christianisme structuré avec une spiritualité très forte, et surtout avec une ouverture aux fidèles, avec l’émergence de la parole donnée aux fidèles. Comme le disait André Vauchez, de la Parole inspirée, de la prédication.

En ce sens-là, Célestin V est le dernier feu, le dernier grand feu brûlant de cette spiritualité en construction tout au long du XIIIᵉ siècle. Et c’est peut-être une des raisons fondamentales qui expliquent l’intérêt que lui portent les fidèles et le Souverain Pontife encore à l’heure actuelle, c’est parce qu’il est vraiment l’héritier de ce XIIIᵉ siècle brûlant.»

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