Rentrée scolaire : comment retrouver le temps ?

Déposer le petit à la crèche, remplir le tableau Excel avant midi, expliquer les « process » au nouveau stagiaire, répondre au mail du fournisseur, prendre rendez-vous chez le dentiste, aller chercher le grand au judo, acheter un cadeau pour l’anniversaire du cousin, préparer le repas, relire le dossier pour le lendemain… Bienvenue dans une journée ordinaire d’Alice, de Thomas, de Paola, de Loïc… Bref, de ceux qui, le soir venu, se couchent sans avoir pu rayer toutes les lignes de l’interminable « to do list » (1) du matin.

Un hiatus permanent, souvent douloureux, partagé par 61 % de Français qui disent manquer de temps pour tout faire dans une journée, selon une étude de l’institut Harris Interactive de 2018. La proportion grimpe à 77 % pour les plus de 35 ans. Et le trop-plein ne tient pas qu’au travail : 43 % des 65 ans et plus, pour la plupart retraités, déclarant eux aussi courir après les minutes.

Singulier, et peut-être même paradoxal, dans une société qui, grâce aux 35 heures, n’a jamais autant disposé de temps « sans travail ». Et qui, avec les nouvelles technologies, tient entre ses mains de multiples occasions pour raccourcir les délais. Via Internet, les courses se font en un clic, les factures se règlent dans la seconde, plus la peine de faire la queue à la caisse ou au guichet. Et pourtant, le sentiment de courir après le temps paraît avoir décuplé. Mais est-ce vraiment après lui que nous courons ?

« L’idée de se presser et d’optimiser son temps s’est répandue dans toutes les couches sociales. Elle concerne presque toutes les professions : ouvriers qui travaillent à la chaîne, cadres… L’urgence est une norme sociale.. »

Christophe Bouton, philosophe

Le sentiment d’être débordé ne date pas d’hier, rappelle le philosophe Christophe Bouton, qui travaille de longue date sur le sujet (2). « Déjà, dans l’Antiquité, Sénèque fustigeait les avocats, marchands et politiciens qui manquaient de temps. Mais à l’époque, le problème concernait les seuls notables. Aujourd’hui, l’idée de se presser et d’optimiser son temps se répand dans toutes les couches sociales, analyse- t-il. Elle concerne presque toutes les professions : ouvriers qui travaillent à la chaîne, cadres… L’urgence est une norme sociale. »

Personne ne serait plus épargné par le sentiment d’une inadéquation entre le temps dont il dispose et la liste sans fin de ses activités. Un sentiment tenant à une obsession, qui s’est généralisée : « Nous cherchons toujours à optimiser notre temps, constate Christophe Bouton. Nous voulons toujours faire plus… Dès lors, chaque créneau de l’agenda doit être occupé. »

Loin des écrans, « je mesure la valeur d’avoir l’esprit qui flâne ! »

Or, quand, même après le travail, il faut trouver de la place pour un cours de yoga, un rendez-vous chez le kiné, un plat à préparer, une série à regarder… l’épuisement guette. Charlotte, 42 ans, cheffe d’équipe et chargée du référencement web des titres d’un groupe de presse a longtemps eu l’impression de vivre plusieurs journées en une.

Après avoir quitté le bureau à 18 heures, veillé sur les enfants jusqu à 21 heures, « je reprenais mon ordinateur et travaillais jusqu’à 2 heures du matin, raconte-t-elle. Je répondais aux mails, tentant de régler tous les problèmes. » Jusqu’au jour où son esprit et son corps crient « stop ». « Je me suis sentie vidée, je pleurais en continu. J’étais paralysée. » Elle consulte un médecin. Verdict : « burn-out » et quarante-cinq jours d’arrêt. De retour à son poste, elle s’inscrira à une formation pour « gérer » son temps au travail.

Boulimie de vie

Pourquoi se surcharger de plein gré jusqu’à en souffrir ? Peut-être parce qu’être suroccupé est aussi valorisé socialement. Une vie intense serait une vie réussie, « comme si la valeur des vies se jugeait à la somme des choses accomplies, des plaisirs éprouvés », analyse la philosophe Françoise Le Corre dans la revue Christus. Une valorisation qui peut rendre la surcharge grisante.

« Mon métier me passionne, parfois j’ai 15 000 projets sur le feu et je ressens comme une sensation de dérapage contrôlé, confie Julia, communicante. J’arrive à tout gérer. À ce moment-là, c’est jouissif. » Il y a comme un impératif à ne rien laisser filer. « Je veux profiter de chaque instant, saisir chaque opportunité, ce n’est pas juste pour remplir ma vie mais parce que je suis passionnée », poursuit-elle, revendiquant une « boulimie de vie ». À l’inverse, un emploi du temps vide rime avec inutilité… Quentin, 24 ans, a eu besoin de respirer après avoir perdu sa mère et sa grand-mère à un an d’intervalle. Mais il n’a pu l’assumer. « Je n’osais pas dire que je prenais une année sabbatique parce que je n’allais pas bien, se souvient-il. Je disais à mes amis que je cherchais un travail et que c’était long.»

« Il est encouragé de faire une pause, de souffler, de se retrouver soi-même. Le problème c’est que ce discours n’est pas articulé. Les injonctions se superposent socialement. Il faut à la fois ralentir et aller plus vite. »

Tristan Garcia, philosophe

Cette obligation de paraître toujours occupé se fracasse contre un autre impératif moderne : celui du ralentissement et de la décontraction permanente, seule « bonne attitude » pour affronter un monde difficile. « Sois performant mais sois zen », résume l’écrivain et philosophe Tristan Garcia, auteur notamment de La Vie intense. Une obsession moderne (Autrement, 2016). « Il est encouragé de faire une pause, de souffler, de se retrouver soi-même. Le problème c’est que ce discours n’est pas articulé. Les injonctions se superposent socialement. Il faut à la fois ralentir et aller plus vite. »

Dans ce tourbillon effréné, les écrans jouent un grand rôle. Notifications d’un mail, d’un groupe WhatsApp, message Teams… Notre attention et donc notre temps sont en permanence sollicités. « Depuis environ vingt ans, le temps est devenu un marché, explique Tristan Garcia. Des entreprises comme Amazon, Netflix se battent pour gagner du temps d’attention. Pour cela, elles développent des formats de séries pensés pour s’insérer dans des temps morts de la vie, par exemple les temps de transports ou pour accompagner le petit déjeuner. Ces entreprises colonisent notre temps. »

Le télétravail, qui s’est développé avec la pandémie de Covid-19, ne rétablit-il pas l’équilibre ? « C’est ambigu, analyse Tristan Garcia. Le télétravail provoque l’implosion des horaires de bureau. Il émet l’idée qu’une tâche peut être accomplie en dehors des heures de travail tôt le matin ou tard le soir. »

Loin des écrans, « je mesure la valeur d’avoir l’esprit qui flâne ! »

Certes, il fait économiser le temps de transport et celui d’une sociabilité forcée. « Mais en contrepartie, le fait d’être joignable tout le temps augmente le nombre de réunions, donc le temps de travail est le même, voire supérieur, tempère l’auteur. Il existe aussi quand même une sociabilité forcée en ligne, il faut s’habiller. La caméra fait entrer le monde du travail chez soi… »

« Je vis toujours mal le premier jour des vacances car je ne sais pas quoi faire. Le deuxième jour, j’ai déjà choisi une pile de livres et des activités, et je suis de nouveau débordée. Alors, je me sens mieux. »

Laura, enseignante

Pourtant, la crise sanitaire a fait l’effet d’un électrochoc chez certains salariés. « Pendant les confinements, ils ont pris de la distance sur leur quotidien et se sont dit ”j’existe” en tant qu’individu. Ils ont remis en question la place que prenait le travail dans leur vie », observe Catherine Berliet, formatrice auprès des salariés pour gagner en efficacité professionnelle. « Les jeunes, les générations Y et Z, ont un rapport moins sacrificiel au travail. Beaucoup quittent l’entreprise si elle n’accepte pas leurs demandes, de congé notamment, comme ne pas travailler les week-ends ou avoir telles dates de vacances. »

Grande démission

Les États-Unis connaissent ainsi un mouvement massif de démissions depuis la pandémie. Cette fameuse « grande démission », qui s’est exportée dans l’Hexagone. Au premier trimestre, près de 470 000 Français ont quitté leur CDI selon la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du travail.

Au fond, la crise du Covid-19 a engendré des effets contradictoires. « D’un côté, elle a créé une coupure, une prise de recul sur notre vie effrénée : une grande décélération et, de l’autre, elle a généré une grande accélération avec une augmentation des usages technologiques à distance et au travail », analyse le philosophe Christophe Bouton. Finalement, le débordement guette toujours. Peut-être a-t-il quelque chose de rassurant, et c’est là un autre paradoxe.

Rentrée scolaire : comment retrouver le temps ?

« Je fais en sorte d’être très occupée, admet Laura, 45 ans, enseignante. Je suis très angoissée par la finitude. J’ai peur du vide et de me poser des questions : où j’en suis dans ma vie ? Qu’est-ce que je veux ? Je vis toujours mal le premier jour des vacances car je ne sais pas quoi faire. Le deuxième jour, j’ai déjà choisi une pile de livres et des activités, et je suis de nouveau débordée. Alors, je me sens mieux. » Déjà en 398, le père de l’Église Jean Chrysostome demandait : « Trop occupé pour t’occuper de ta vie ? » La question, à méditer entre deux notifications, semble toujours pertinente.

1/8 Donner vie au temps

Le philosophe Patrick Viveret propose une expérience révélatrice : remplacer, dans nos expressions quotidiennes, le mot « temps » par le mot « vie ». Si vous avez en permanence le sentiment de « ne pas avoir le temps », de « courir après le temps », de « perdre votre temps », vous touchez du doigt des indices sur la façon dont s’écoule votre vie.

2/8 Choisir ses gros cailloux

C’est une image qui aide à identifier ses priorités. Voyez votre quotidien comme un bocal dans lequel vous devez mettre des cailloux (qui représentent, selon leur taille, les choses les plus importantes à vos yeux : la famille, le travail, les mots croisés…) et du sable (tout le reste). Si vous remplissez d’abord votre bocal de sable, vous n’aurez plus de place, ou peu, pour les cailloux. Mieux vaut placer d’abord les cailloux, notamment les plus gros, et verser ensuite le sable, qui saura se faufiler et finalement trouver sa place.

3/8 Tâter l’état du temps

Imaginez le temps comme une matière. Il pourrait être solide, liquide ou gazeux.

Le temps gazeux, c’est celui qui s’étend de manière incontrôlée : par exemple, ce collègue intarissable sur ses dernières vacances pieds nus.

Le temps liquide, c’est celui qui glisse d’une heure, d’un jour voire d’une semaine à l’autre : par exemple, « faut qu’on se voie pour le dossier Capitalisme équitable ».

Le temps solide, c’est celui qui est fixé sur un créneau bien défini : par exemple, jeudi 15 heures-15 h 30, RDV psychanalyste.

Pour tenter de maîtriser (un peu) mieux le temps, essayez de solidifier les moments liquides et gazeux. Par exemple, proposez un déjeuner à votre collègue pour qu’il vous conte ses vacances sans semelles, et fixez une réunion pour régler une fois pour toutes ce fameux dossier Capitalisme équitable.

4/8 Admirer la forme des jours

Dans son Ode à la fatigue (4), le philosophe Éric Fiat déplore que notre monde pressé change l’humain en « caméléon sur un kaléidoscope », « sommé de s’adapter de manière permanente à l’impermanence ».

Il cite cet inspirant texte de Jean Giono (5), un vigoureux remède à la frénésie : « Les jours n’ont pas la forme longue, cette forme des choses qui vont vers des buts : la flèche, la route, la course de l’homme. Ils ont la forme ronde, cette forme des choses éternelle et statique : le soleil, le monde, Dieu. La civilisation a voulu nous persuader que nous allons vers quelque chose, un but lointain. Nous avons oublié que notre seul but, c’est vivre et que vivre nous le faisons chaque jour et tous les jours et qu’à toutes les heures de la journée nous atteignons notre but véritable si nous vivons. »

5/8 Être à ce qu’on fait

Sollicités de toutes parts, on se fantasme parfois engin multitâche, un œil sur un enfant, l’autre sur l’écran du portable, les mains dans la vaisselle et l’esprit au boulot. Et finalement, à tout faire en même temps, on prend le risque de ne rien faire vraiment. Essayez, juste pour voir, de ne faire qu’écouter votre enfant (ou votre conjoint, ou votre voisin), et uniquement cela, sans avoir en même temps l’esprit ailleurs. De ne faire que vous brosser les dents, que marcher dans la rue, que sentir le soleil sur votre peau… Un bon entraînement pour stopper les projections inquiétantes et les ruminations stériles, et s’appliquer à vivre pleinement le moment présent.

6/8 Dompter la tech

Les outils numériques sont censés nous faciliter la vie. Sinon, à quoi bon ? Pourtant, on ne compte plus les canaux superflus (un même message est envoyé par mail, et par texto, et par messagerie instantanée…), les notifications inutiles (Robert a liké la publication de Gilberte, Sixtine a posté un pouce en l’air…), les rappels stressants (comme l’outil Viva Insights de Microsoft, qui scanne vos messages et vous suggère des tâches, au cas où vous vous ennuieriez)… Faites taire ces sollicitations parasites au moins le temps de vous interroger sur leur utilité, et ne gardez que celles qui vous servent vraiment.

7/8 Tenir une « tout doux list »

On la connaît, la « to do list » (1) : cette énumération de choses à faire a une fâcheuse tendance à s’allonger subrepticement. Et bien que l’on parvienne à rayer quelques tâches, on en vient rarement totalement à bout. Aussi, pour changer, rédigez une « tout doux list » et listez à l’inverse ce que vous avez accompli. Mentionnez également des moments dont vous avez envie : une sortie ciné, une partie de cartes, un coup de fil à un(e) ami(e)…

8/8 Appliquer la « matrice Eisenhower »

Pourquoi, afin de gagner du temps, ne pas prendre de la hauteur en s’inspirant des plus grands ? Cet outil d’analyse et de gestion du temps est inspiré d’une citation fameuse du président américain Dwight D. Eisenhower (1890-1969) : « Ce qui est important est rarement urgent, et ce qui est urgent rarement important. » Son principe est simple mais efficace : distinguer les tâches urgentes des tâches importantes, celles importantes sont à forte valeur ajoutée, l’urgent est lui à traiter rapidement.

Parmi les tâches à accomplir, faire un tableau et les séparer en quatre catégories. Les tâches urgentes et importantes (à traiter), celles importantes et non urgentes (qui peuvent être reportées), les tâches non importantes et urgentes (à déléguer) et les tâches non importantes et non urgentes (à jeter). « Cela permet de prioriser ses tâches, et surtout se résoudre à en déléguer ou à en abandonner d’autres, à rebours de notre tendance naturelle à vouloir trop en faire, jusqu’à bâtir des programmes irréalisables », souligne Catherine Berliet, formatrice en gestion du temps de travail.

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(1) Liste de choses à faire

(2) Auteur de L’Accélération de l’histoire (Seuil, 392 p., 24 €)

(3) Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot », 176 p., 8 €

(4) Ed. Alpha/Humensis, 2022, 416 p., 10€

(5)Rondeur des jours, Gallimard, L’Imaginaire n° 316, 1994,266p., 10 €

Rentrée scolaire : comment retrouver le temps ?