Pour savoir d’où vient son eau, une Juive de Californie se rend à pied à sa source

Le 28 juin, Nina Gordon-Kirsch a pris son sac à dos, elle a ouvert le porte de son domicile d’Oakland, en Californie, et elle s’est mise en route. Cette activiste et enseignante âgée de 33 ans était curieuse de savoir d’où venait donc l’eau qui sortait du robinet de son habitation.

Pour répondre à cette question, elle a décidé de suivre le chemin parcouru par son eau – à pied – à partir de l’évier de sa cuisine jusqu’à la source de la rivière qui approvisionne sa ville en eau potable.

« Quand j’étais jeune, en Californie, je n’avais jamais pensais à mon eau même si je vivais dans l’ouest aride des États-Unis », a-t-elle expliqué. « Elle sortait du robinet. C’est tout. Jamais je ne m’étais demandé d’où elle provenait. »

Recevez gratuitement notre édition quotidienne par mail pour ne rien manquer du meilleur de l’info

Inscription gratuite !

Après avoir marché 33 jours et parcouru une distance de 386 kilomètres au rythme des mûres cueillies en chemin, des glaces et des boissons énergisantes offertes par des étrangers et d’un grand nombre de conversations sur les infrastructures, la sécheresse et les systèmes hydrauliques, Gordon-Kirsch est enfin arrivée aux Highland Lakes, dans les montagnes de la Sierra Nevada – à la source de la rivière Mokelumne.

« Les gens me demandaient : Mais pourquoi montez-vous là-haut ? Pourquoi ne suivez-vous pas le flux de l’eau ? », s’est-elle souvenu.

« Mais monter m’a ralenti. J’ai pu marcher et me mettre en lien avec l’eau, sans marcher vite ou sans trop réfléchir. Toutes mes journées, pendant 33 jours, ont consisté à marcher et à chanter sur le bord de la rivière. Cela m’a permis de m’ouvrir et d’entretenir un lien bien plus profond avec cette eau qui s’écoulait auprès de moi », a-t-elle ajouté.

Nina Gordon-Kirsch faisant une randonnée près de Salt Springs en Californie, le 14 juillet 2022. (Crédit : Sky Richards)

Une relation brisée avec l’eau

Nina Gordon-Kirsch a commencé à penser à « marcher sur les eaux » il y a cinq ans. Elle s’est inspirée d’un voyage similaire effectué par Samantha Bode, qui a tourné le documentaire « The Longest Straw » sur son voyage en sac au dos en suivant les aqueducs qui fournissent à Los Angeles l’eau potable du lac Mono.

« La relation que nous entretenons actuellement au quotidien avec l’eau semble brisée », a déclaré Gordon-Kirsch.

Bien qu’ayant été élevée dans une famille soucieuse de l’environnement à Berkeley, en Californie – l’une des villes les plus respectueuses de l’environnement aux États-Unis – Gordon-Kirsch n’avait aucune idée du parcours que l’eau effectuait avant de sortir de son robinet.

« Je me suis demandée comment avais-je pu être si déconnectée ? Je ne savais même pas comment prononcer correctement ‘Mokelumne’ », a-t-elle dit en faisant référence à la rivière qui alimente sa ville en eau.

Nina Gordon-Kirsch avec son équipe de tournage, Marielle Olentine et Julia Maryanska, le premier jour de son voyage, le 28 juin 2022. (Crédit : Brian Nguyen)

Plus elle en apprenait sur les systèmes d’eau, plus elle voyait sa propre déconnexion amplifiée autour d’elle – personne, ni les militants écologistes de son cercle, ni la communauté plus large de la Bay Area – ne savait d’où venait son eau. Selon Gordon-Kirsch, cette déconnexion fait qu’il est plus facile pour les gens d’ignorer les problèmes liés à l’eau et de considérer l’eau comme une ressource illimitée.

À l’heure actuelle, les gens considèrent l’eau comme une « marchandise à manipuler », a-t-elle ajouté. La Californie connaît actuellement la pire sécheresse qu’elle ait connue au cours des 128 dernières années. Plus de 40 % de l’État est en situation de sécheresse extrême, et 58 comtés ont été désignés comme sinistrés. Auparavant, dans l’histoire de l’humanité, les gens étaient douloureusement conscients qu’une sécheresse signifiait l’absence d’eau. Mais aujourd’hui, l’eau continue de couler du robinet dans les foyers californiens malgré la situation d’urgence. C’est pourquoi, bien qu’ils soient au courant de la sécheresse, les gens ont du mal à l’intérioriser, a expliqué Gordon-Kirsch.

« Je ne vois pas cette relation à l’eau comme possible à long terme. Si nous voulons avoir de l’eau au quotidien, qu’est-ce qui doit changer ? »

L’eau coule d’Israël à Oakland 

Bien que le voyage de Gordon-Kirsch ait eu lieu sur le chemin du fleuve californien qui mène à sa ville natale, c’est le Moyen-Orient qui l’a d’abord poussée à se poser des questions sur son propre système d’eau. À partir de 2012, Gordon-Kirsch a passé trois ans dans la région à faire des recherches sur les systèmes d’eau. Elle a passé un an en tant que boursière Fulbright à travailler avec le militant écologiste Alon Tal, actuellement membre de la Knesset avec le parti Kakhol lavan, et une équipe de chercheurs israéliens et palestiniens.

Nina Gordon-Kirsch a terminé sa marche de 400 km le 29 juillet 2022 à Highland Lakes, en Californie. Elle a déclaré qu’elle s’était sentie « comme un saumon qui rentre à la maison ». (Crédit : Theresa Martin)

Son équipe a cherché à savoir si le processus de recyclage des eaux usées éliminait les plastiques et les hormones de l’eau qui est récupérée pour l’agriculture. Le projet s’est concentré sur les processus de recyclage des eaux usées israéliens et palestiniens, et comme Gordon-Kirsch pouvait entrer dans les territoires palestiniens qui ne sont pas ouverts aux Israéliens, elle a souvent travaillé en coopération avec des chercheurs palestiniens pour recueillir des échantillons sur le terrain. Par la suite, elle a obtenu une maîtrise à l’Université Ben Gurion du Néguev, où elle a étudié l’hydrologie et les sciences de l’environnement.

Israël est le leader mondial du recyclage des eaux usées, récupérant environ 90 % de l’eau pour l’agriculture et l’industrie. La Californie recycle 23 % de ses eaux usées, ce qui est beaucoup plus que le reste des États-Unis, qui recyclent actuellement moins de 1 % de l’eau totale. Pour Gordon-Kirsch, la recherche a été révélatrice en raison des différentes approches de l’eau et de l’approche d’Israël qui consiste à extraire jusqu’à la dernière goutte de cette précieuse ressource.

« Vivre au Moyen-Orient m’a fait réfléchir non pas à la fragilité de l’eau, mais à son importance et au fait que quelque chose peut arriver à cette ressource à tout moment », a-t-elle déclaré.

Amener la rivière en salle de classe

Après son retour en Californie, Gordon-Kirsch a commencé à travailler à l’installation de systèmes d’eaux grises chez les gens, leur permettant de recycler l’eau localement, et à enseigner les systèmes d’eau à l’Urban School de San Francisco.

L’Urban School étant une école privée, elle a les moyens d’emmener les élèves voir d’où vient leur eau, ce qui, selon Gordon-Kirsch, a un impact considérable sur les élèves. D’anciens élèves lui ont dit des années plus tard que le cours les avait incités à étudier l’hydrologie ou les sciences de l’environnement à l’université.

Mais Gordon-Kirsch voulait également en faire profiter les écoles publiques qui n’ont pas les moyens de faire ces sorties éducatives.

« Ces deux éléments se sont corrélés et j’ai eu l’impression que je pouvais me promener dans les eaux et que je pouvais amener la rivière en classe », a-t-elle déclaré.

Gordon-Kirsch s’efforce maintenant de rassembler 50 000 dollars supplémentaires pour permettre aux productrices du film, Marielle Olentine et Julia Maryanska, de monter deux versions du documentaire. Elles espèrent faire une version de 25 minutes pour les étudiants, qui pourra être utilisée lors d’un cours de 50 minutes, et une version plus longue qui sera présentée sur le circuit des festivals de films documentaires. Elle travaille également à l’élaboration d’un programme d’enseignement destiné aux enseignants pour accompagner le documentaire.

Une communauté avec laquelle marcher

Lorsque Gordon-Kirsch a envisagé pour la première fois sa marche sur l’eau, il y a plusieurs années, elle pensait qu’elle porterait tout son matériel sur son dos, comme elle avait l’habitude de le faire après avoir dirigé des voyages de randonnée Outward Bound pendant des années. Mais l’année dernière, une hernie discale et un long processus de rétablissement lui ont fait comprendre que si elle voulait faire cette marche, elle devrait demander beaucoup d’aide.

Au lieu de porter elle-même ses provisions, elle s’est coordonnée avec une armée d’amis et de supporters qui ont transporté son matériel d’un camping à l’autre dans une camionnette. Dans les zones de la rivière qui étaient inaccessibles par la route, des amis se sont joints à elle pour une randonnée pédestre et ont porté la majeure partie de son matériel. Son chien, Petey, a également participé à certains tronçons, mais une intervention chirurgicale d’urgence avant le voyage l’a empêché de suivre la totalité du parcours.

En fin de compte, Gordon-Kirsch a déclaré que le fait de devoir demander l’aide de sa communauté l’a rendue à la fois humble et spirituelle, et qu’elle s’est sentie encouragée par leur soutien tout au long du parcours.

« Ce que je vois maintenant, après coup, c’est que nous avons construit une communauté pour la marche, et chacune des personnes impliquées a été touchée par cette histoire », a-t-elle déclaré. « C’était si difficile de demander autant d’aide, mais cela a attiré plus de gens. Et ces personnes l’ont dit à d’autres personnes, et de là, ça a eu un effet boule de neige. »

Nina Gordon-Kirsch avec son fidèle drapeau au troisième jour de sa randonnée, le 30 juin 2022, près d’Oakland, en Californie. (Crédit : Theresa Martin)

Nina Gordon-Kirsch a également contacté les chefs des tribus indigènes qui étaient les propriétaires originels des terres qu’elle a parcourues, notamment le Sogorea Te Land Trust, recevant leur bénédiction et leur permission. Certains chefs ont demandé à Gordon-Kirsch de ne pas photographier certaines zones considérées comme sacrées.

En passant d’une zone tribale à l’autre, elle a laissé une offrande sur la terre en guise de remerciement : une hamsa, une amulette en forme de paume originaire du Moyen-Orient, symbole de chance. Malcolm Margolin, un érudit et militant juif de Californie qui a participé à de nombreuses initiatives d’émancipation des autochtones, a encouragé Gordon-Kirsch à trouver un moyen d’intégrer ses propres racines juives dans son voyage spirituel, et son choix de faire une offrande d’un hamsa s’inscrit dans cette démarche.

Le samedi était toujours le moment où Gordon-Kirsch faisait une pause dans sa marche, ce qui signifie qu’elle attendait toujours avec impatience le Shabbat, le jour de repos juif. Son voyage s’est également terminé un vendredi après-midi, et des dizaines d’amis et de membres de sa famille se sont réunis dans un camping près des sources pour un Shabbat communautaire plein d’histoires et de réflexion.

Les eaux étaient là pour donner et recevoir

Gordon-Kirsch espère que son voyage et le documentaire qui l’accompagne inciteront davantage de personnes à se demander d’où vient leur eau et à repenser leur propre relation avec cette ressource essentielle à la vie humaine. Elle espère également que les gens commenceront à avoir une appréciation plus spirituelle des masses d’eau qui soutiennent leurs communautés.

« Je me sens si reconnaissante envers les eaux. Tout au long de mon voyage, les eaux étaient là pour donner et recevoir », a déclaré Nina Gordon-Kirsch, depuis son domicile d’Oakland, lors d’une journée de pluie estivale hors-saison qui a offert un bref répit à la pénible sécheresse.

Nina Gordon-Kirsch et deux autres personnes utilisant les eaux naturelles des Highland Lakes comme mikveh, ou bain rituel, à la fin de son voyage, le 29 juillet 2022. (Crédit : Sky Richards)

De nombreuses croyances ont un lien spirituel avec l’eau. L’eau est sacrée pour les tribus indigènes, le christianisme a le baptême et l’eau bénite, les musulmans se lavent les mains avant chaque prière et les Juifs ont la tradition de la purification rituelle dans le mikveh, ou bain rituel.

À l’occasion du Nouvel an juif, de nombreux Juifs participent au rituel du tashlich qui consiste à rejeter les péchés de l’année précédente dans un plan d’eau en mouvement, et est parfois symbolisé par le jet de croûtes de pain, bien que l’on tende de plus en plus à jeter des cailloux pour éviter d’ajouter des contaminants à l’eau.

Lorsque Gordon-Kirsch a pensé à faire le rituel cette année, elle s’est mise à pleurer.

« En faisant le tashlich, j’ai eu l’impression magnifique que les eaux voulaient me débarrasser de ma saleté, qu’elles soient le réceptacle de ce dont je voulais me débarrasser », a-t-elle dit. « Je ne voudrais pas mettre mon yuck sur une personne ou le mettre dans la terre quelque part qui est stationnaire, mais l’eau avance. »

« L’eau est en mouvement constant, et cela permet à l’eau de continuer à me nourrir et à me soulager de ce qui ne me sert pas », a-t-elle ajouté. « Il y a eu tellement de fois où j’avais besoin de lâcher quelque chose, comme si j’avais eu une journée vraiment difficile mais que je devais continuer à avancer, et la rivière me disait ‘donne-moi ce que tu ne veux plus retenir, et je le ferai flotter loin de toi’. »

Illustration : Les membres de la communauté du Temple Knesset Israël de Los Angeles se rassemblent le premier jour de Rosh HaShana pour réciter la prière du Tashlich. (Crédit : AP Photo/Damian Dovarganes)

Qui sait d’où vient l’eau ?

Le voyage a comporté des moments de beauté sublime, entrecoupés de difficultés. Gordon-Kirsch a essayé de rester fidèle au tracé de la rivière, ce qui signifie qu’elle n’a pas suivi un sentier de randonnée ou un itinéraire établi. Le douzième jour a été le point le plus bas de Gordon-Kirsch, qui a dû traverser des propriétés privées alors que la température dans la Central Valley avoisinait les 41 degrés.

« Je marchais sur une propriété privée, je franchissais des clôtures, des barbelés et des clôtures », a-t-elle dit. « J’avais tellement peur, mon système nerveux était à bout de nerfs, je me demandais si j’allais me faire tirer dessus. Est-ce que les gens allaient appeler la police ? »

Mais lorsqu’elle s’est avancée dans la rivière pour se rafraîchir, toutes ces inquiétudes ont disparu. Les rivières ne peuvent pas être des propriétés privées en Californie, donc tant qu’elle était dans la rivière elle-même, elle n’était pas en infraction.

« Ce qu’il y a de bien avec la loi californienne, c’est que si je flottais dans l’eau, je n’avais rien à craindre, personne ne pouvait appeler la police ; je me contentais donc de profiter de cette détente avant de remettre mes chaussures et de marcher le long de la berge », a déclaré Nina Gordon-Kirsch.

Nina Gordon-Kirsch et ses amis terminant le premier jour de sa randonnée, à Berkeley, en Californie, le 28 juin 2022. (Crédit : Theresa Martin)

La partie la plus étonnante du voyage a été un tronçon de quatre jours dans l’arrière-pays, dans la fourche nord de la Mokelumne, une zone si isolée qu’elle n’est même pas nommée sur la carte.

« Nous étions dans ce canyon isolé, et la rivière était si sauvage, il y avait des bassins d’eau verts et turquoise avec de nombreuses chutes d’eau », a-t-elle raconté. « Je n’ai jamais vu autant de chutes d’eau en randonnée. »

Même lorsque les paysages étaient moins pittoresques, lorsqu’elle marchait péniblement le long d’une route rurale à côté d’un réservoir stagnant sous un soleil de plomb, Gordon-Kirsch trouvait du réconfort dans les conversations qu’elle avait avec les gens le long du chemin. Elle portait un drapeau qui demandait « savez-vous d’où vient votre eau ? » et essayait de faire participer les personnes qu’elle rencontrait.

Une chose qui a surpris Gordon-Kirsch, c’est que dans les zones rurales, beaucoup de gens savaient exactement d’où venait leur eau parce qu’ils n’étaient pas reliés à de grands réseaux d’eau et entretenaient leurs propres puits.

« Ils savent où se trouve leur puit, quel est son niveau, et ils le surveillent pour détecter d’éventuels contaminants », a-t-elle déclaré. Parce que l’eau ne leur était pas fournie, ils avaient une relation beaucoup plus étroite avec leur eau, et étaient très conscients de la baisse des nappes phréatiques et des sécheresses.

Mais dans les grandes villes qu’elle a traversées, la plupart des gens n’en avaient aucune idée. Le premier jour, alors qu’elle marchait le long du Bay Trail, un sentier très fréquenté qui longe la côte à Oakland et Berkeley, elle a essayé d’interpeller une femme qui faisait de l’exercice et qui n’avait pas l’air d’avoir envie de discuter.

Je lui ai demandé : « Savez-vous d’où vient votre eau ? », s’est-elle souvenu. Elle est passée à côté de moi,  s’est retournée et m’a dit : « Je ne le sais pas, mais je devrais peut-être le savoir. »

Pour savoir d’où vient son eau, une Juive de Californie se rend à pied à sa source