Patti Smith : «Quand j’ai eu des enfants, j’ai appris à me réveiller tôt et à prendre trois heures pour moi»

La poétesse rock investit le Centre Pompidou avec l’exposition immersive Evidence, dans le sillage d’Arthur Rimbaud, d’Antonin Artaud et de René Daumal. Une expérience musicale et spirituelle qu’elle nous dévoile en exclusivité.

New York. Dans son appartement, en plein cœur de SoHo, Patti Smith commence sa journée. Elle se tient droite, le regard bleu aigu, le sourire plein d’une douceur mystérieuse. Ce qui captive le plus chez cette artiste est sa capacité à endosser une pléthore de rôles avec un calme monacal. Chanteuse, à 75 ans elle garde son incroyable dégaine d’icône du rock et une intensité rare sur scène. Photographe, elle fascine par l’attention qu’elle porte aux détails, les révélant dans ses clichés en noir et blanc avec son Land 250 ou à l’aide d’un smartphone. Écrivaine, elle est l’auteure de best-sellers – Just Kids, M Train – qui nous transportent dans ses voyages. À travers ses écrits, Patti Smith a l’art de ressusciter les morts : Robert Mapplethorpe, Frida Kahlo, Sylvia Plath, William Burroughs, Jean Genet et une myriade d’artistes surgissent comme par magie. Plus inspirée que jamais, la poétesse américaine revient avec un livre de photos et de textes et une exposition multidisciplinaire au Centre Georges Pompidou, à Paris, intitulée «Evidence». Réalisée avec le musicien et photographe new-yorkais Stephan Crasneanscki (fondateur du Soundwalk Collective et auteur de la BO de All the Beauty and the Bloodshed, documentaire qui vient de remporter le Lion d’or à Venise), «Evidence» est la prolongation d’une aventure à deux. Entre 2019 et 2021, Stephan et Patti Smith ont collaboré à la création de Perfect Vision, un triptyque d’albums puisant son inspiration dans les textes de trois poètes français : Antonin Artaud, Arthur Rimbaud et René Daumal. Enregistrés respectivement au Mexique, en Éthiopie et en Inde, dans l’Himalaya, où ces auteurs se sont rendus, ces albums reposent sur l’idée que chaque paysage renferme des souvenirs endormis. Au fil d’un parcours immersif, un montage sonore et visuel, l’exposition sillonne les œuvres de ces poètes dans leur voyage vers l’ailleurs. Patti Smith, qui sera également présente dans un concert-performance avec le Soundwalk Collective, raconte ce projet. En exclusivité.

En vidéo, «People have the power» de Patti Smith

Madame Figaro. – Votre amitié avec Stephan a débuté sur un vol Paris-New York, il y a douze ans…
Patti Smith. – Nous étions tous deux en transit à Paris. Stephan arrivait de Macédoine, où il venait d’enregistrer un disque, et moi de Tanger, où je m’étais rendue sur les traces de Jean Genet qui y avait habité. En général, dans un avion, je ne parle pas, je lis. Stephan était assis à côté de moi, avec de la musique dans le casque et un livre à la main. C’était un recueil de poèmes de la chanteuse Nico. J’avais été proche d’elle et je connaissais la plupart des ouvrages sur elle, mais pas celui-là. J’étais intriguée. Il m’a expliqué qu’il travaillait sur des enregistrements de ses poésies. Il imaginait un fond sonore de grillons chantant la nuit sous un ciel étoilé. Chaque détail de son projet me captivait, à tel point que je n’ai pas pu m’empêcher de l’interrompre en m’écriant : «Je veux le faire ! Je chanterai ces poèmes.» La suite du vol a été une conversation à bâtons rompus sur les poètes français, le cinéma, la peinture : nous aimions les mêmes livres, les mêmes films et réalisateurs – Godard, Tarkovski, Willem de Kooning. Quand je suis descendue de cet avion, j’avais un nouvel ami. Et un album, qu’on intitulerait Killer Road, se profilait à l’horizon.

Vous aviez déjà vécu des coups de foudre amicaux ?
C’est arrivé, à chaque fois à partir d’une collision d’intérêts communs. Je suis très centrée sur le travail, je n’entretiens pas de relations juste pour aller déjeuner ou prendre le thé. Les amis que j’ai eus dans ma vie sont tous des gens avec lesquels j’ai partagé des projets : William Burroughs, Robert Mapplethorpe, Sam Shepard, Bob Dylan, Annie Leibovitz… C’est tellement excitant de poursuivre ensemble une quête, de voir des rêves se concrétiser. Cela demande beaucoup de discipline et de confiance.

Quand a surgi l’idée de suivre les pas de Rimbaud, Artaud et Daumal à travers leurs voyages au bout du monde ?
Le lendemain de ce vol Paris- New York, Stephan et moi avons débuté l’enregistrement de Killer Road dans son loft, à SoHo, à quelques pas de mon appartement. Au fil de nos conversations-fleuves, les noms de ces trois poètes français revenaient. Nous avions envie d’apporter une nouvelle vision de leur art. Parce que, pour nous, ces poètes sont vivants, organiques. Leurs cellules sont des cellules d’énergie qui continuent de se multiplier, d’envoyer des signaux vibratoires. Tous les trois avaient fait de longs voyages qui changeraient leur existence à jamais : Rimbaud avait vécu ses dernières années à Harar, en Éthiopie. En 1936, Antonin Artaud, déçu par le surréalisme qu’il jugeait trop fermé, a traversé l’Atlantique pour se rendre au Mexique à la rencontre des Tarahumaras, des mangeurs de peyotl (cactus hallucinogène, NDLR). René Daumal, poète mystique et habile alpiniste, visita l’Himalaya de façon imaginaire dans son roman Le Mont Analogue. Stephan a fait ses bagages et est parti à leur rencontre dans chacun de ces endroits pour revenir avec des sons, des films et des objets qui parlaient d’eux.

Vous n’êtes pas partie avec lui physiquement, mais vous l’avez suivi d’une certaine façon…
Stephan recherchait la proximité avec ces artistes, et moi, leur état d’esprit. Je restais à New York et l’attendais, la conscience éveillée. J’ai beaucoup voyagé dans ma jeunesse, mais je ne serais pas capable de faire ce qu’a fait Stephan : gravir des montagnes sac à dos, prendre des vols de quinze heures, marcher dans le désert, faire des milliers de kilomètres en bus de nuit… En revanche, je sais être en connexion avec l’autre. Nous avons appris à communiquer entre nous avec ce que William Burroughs appelait un third mind, un troisième esprit. Je crois à cette capacité : trouver un espace métaphysique de jonction entre deux esprits complices. C’est une bulle que nous créons, un univers alternatif. Je voyais vraiment les montagnes de Nanda Devi, en Inde, dont Daumal rêvait et que Stephan a gravies. J’ai aperçu la terre rouge qui se levait sous son pick-up en Abyssinie ; j’ai entendu le son de la glace sous ses pieds, et j’ai ressenti la sensation de claustrophobie qu’a éprouvée Artaud dans une grotte au Mexique. Stephan m’a permis d’entrer encore plus en communication avec ces poètes. D’être dans un état de grâce, comme lorsqu’on est amoureux. C’est ainsi qu’est né le triptyque d’albums que nous avons dédiés à chacun de ces poètes.

Que verrons-nous de ce que vous décrivez dans l’exposition ?
Stephan revenait de ses voyages avec un caillou laissé par Artaud, les racines d’un arbre décrit par Rimbaud, des bouts de tissu, des sachets de terre, des instruments indigènes… Il m’a apporté des photos, des films et des enregistrements sur lesquels on entendait le son du vent et des arbustes sous la pluie, l’écho de pas, le chant de maîtres soufis… Il a enregistré la voix du fils d’un chaman qu’Antonin Artaud avait rencontré au Mexique à la fin des années 1930. À New York, je me mettais dans les conditions mentales pour recevoir ces impulsions : le sol de ma chambre était recouvert de livres, de croquis, de photographies. Je dessinais et j’écrivais des textes. Plus tard, je les ai lus à haute voix dans les trois albums. L’exposition est constituée de tous ces objets et sons. Je ne suis pas intéressée par l’idée d’éduquer les gens à travers l’art, je veux leur offrir l’expérience de ce que nous avons vécu au fil de ces années. Il y aura aussi des images d’archive, comme un dessin que j’avais fait d’Arthur Rimbaud… J’ai acheté sa maison à Charleville-Mézières, où il a écrit Une saison en enfer, et, dans la salle d’exposition, j’ai posé un vase rempli de la terre du jardin où il se promenait.

Comment êtes-vous parvenus à faire des choix parmi ces objets ?Nous en avions des centaines que nous avons posés au sol. Certains se sont déclarés comme des évidences. La partie la plus difficile a été de montrer ce qu’on ressent, sans le voir. Mon rapport à la poésie, par exemple. J’ai commencé à lire Rimbaud quand j’avais 15 ans, Artaud à 20 ans et Daumal à 25. L’exposition dévoile des décennies d’étude et d’amour que Stephan et moi avons partagées à travers trois albums. Nous voulions révéler les coulisses d’une création.

Vous travaillez souvent seule, Comment parvenez-vous à vous imposer une discipline ?
Je suis issue de la classe populaire américaine et je travaille depuis l’âge de 12 ans. Ensuite, j’ai eu la chance de faire le métier que j’aimais. Quand j’étais jeune, bien sûr, je pouvais écrire quand je voulais. Mais lorsque je me suis mariée, en 1988, et que j’ai eu des enfants, j’ai appris avec difficulté à me réveiller tôt et à prendre trois heures pour moi, quand tout le monde dormait. Après quelques mois de ce rituel, j’ai commencé à éprouver un bien-être. La discipline mène à la motivation.

Depuis des années vous êtes très souvent en France. Auriez-vous envie d’y habiter ?
J’y pense. J’ai toujours été attirée par la culture française, j’y ai mes héros : de Jacques Prévert à Jeanne Moreau, en passant par Françoise Sagan, Marguerite Duras et Jean-Luc Godard que je connaissais bien… Il n’y a aucun autre endroit au monde qui m’inspire autant. Paris et moi, c’est une histoire d’amour qui dure depuis cinquante ans. Et puis les Français m’ont reconnue de tant de façons différentes. Je passerai de plus en plus de temps en France, mais je ne veux pas habiter dans un seul endroit. J’ai deux enfants ici, aux États-Unis. Ils ont perdu leur père jeunes et j’aime être à proximité.

Le 20 mars 2018, vous avez posté votre première photo sur instagram : une image de votre main, suivie de «Hello Everybody !» Depuis, vous êtes très présente et 1 million de personnes vous suivent. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce média ?
Je ne connaissais rien d’Instagram. J’étais plutôt critique. Un jour, ma fille Jessie Paris m’a dit : «Des imposteurs utilisent ton identité sur Instagram et demandent de l’argent aux gens.» Pour y mettre fin, j’ai créé mon propre compte officiel. J’ai mis une photo de ma main et j’ai appelé le compte This is Patti Smith. Je m’en sers pour partager mes découvertes – un livre, un film –, mes visions politiques ou des images drôles, comme mon chat… Je viens de terminer un livre inspiré d’Instagram que j’ai intitulé The Book of Days. Très visuel, il rassemble 365 photos accompagnées d’un récit, parfois un poème, et de clichés que j’ai pris – un radiateur, un lit, une tasse, des chaussures, une gare, ma vie on the road…, beaucoup de portraits d’inconnus, d’amis et d’artistes.

This is Patti Smith (@thisispattismith) • Photos et vidéos Instagram

À travers certains de vos textes, vous semblez affirmer qu’un jour vous rejoindrez votre mari ainsi que les écrivains que vous aimez. Êtes-vous croyante ?
Je crois dans les croyances. J’ai été élevée dans la secte des Témoins de Jéhovah. Ma sœur est dévote, pas moi, même si je comprends très bien cette religion. J’ai pris la décision à 12 ans que je me détacherais de toute religion et croyance «organisées». Je ne veux pas faire partie d’un mouvement ou m’affilier à un parti politique. Je suis une humaniste. Depuis mon enfance, j’utilise le terme pool pour nommer une pensée abstraite – on peut appeler ça Dieu si on veut – qui serait le lieu où se trouve toute la sagesse. Il augmente à chacune de nos prises de conscience, à chacune de nos découvertes. On pourrait tout aussi bien le voir comme une encyclopédie de l’esprit humain. Avoir cette conscience capable de tendre vers quelque chose d’extérieur, de plus grand, c’est, je crois, l’une des plus belles choses qui soient dans le fait d’être en vie. De l’énergie à l’état pur. Bien sûr, ces poètes sont morts. Je suis allée sur leurs tombes. Mais leur énergie – les ondes radio, les ondes cérébrales, c’est là qu’elles vont, c’est ça, le pool, l’énergie liquide de tout ce qui existe. Si on l’imagine comme une immense collection d’encyclopédies, on peut aller chercher à la lettre R et on y trouvera Rimbaud.

The Book of Days, de Patti Smith, à paraître le 1er novembre aux Éditions Penguin Random House.

Exposition Evidence, par Soundwalk Collective & Patti Smith, du 20 octobre au 23 janvier 2023, au Centre Pompidou, à Paris. centrepompidou.fr

Concert Perfect Vision – Live, avec Soundwalk Collective & Patti Smith, performance live unique le 22 octobre dans la grande salle du Centre Georges Pompidou, à Paris.



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