Les auteurs de l’enquête sur le bouddhisme tibétain : « Le lien avec le maître impose une loyauté aveugle »

Après plus de dix ans d’enquête, les journalistes Élodie Emery et Wandrille Lanos auscultent les dessous du bouddhisme tibétain dans un livre (Bouddhisme, la loi du silence, éd. JC Lattès, en librairies le 14 septembre) et un documentaire édifiants (diffusé le 13 septembre à 22h35 sur Arte). Ils mettent au jour un système qui autorise et couvre des abus, loin de l’image bienveillante de cette religion.​

Votre enquête révèle une face sombre du bouddhisme tibétain.
De nombreuses affaires l’entachent : agressions sexuelles, violences physiques, détournements de fonds… Mais jusqu’à présent, elles étaient passées sous les radars. D’une part, le grand public connaît très mal cette religion ; cette branche minoritaire ne réunirait que 6 % des 500 à 700 millions d’adeptes du bouddhisme dans le monde. D’autre part, il existe une vraie réticence à écorner la figure tutélaire du dalaï-lama, prix Nobel de la paix en 1989. Il est le chef spirituel et politique d’un Tibet opprimé par les Chinois, il incarne la quête du bonheur, une conscience écolo avant l’heure. Inattaquable.

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Comment s’explique le succès de cette mouvance minoritaire ?
Le bouddhisme tibétain, c’est le « dernier eldorado spirituel ». Son essor dans les années 1970 tient d’abord au Dalaï-Lama, à son talent pour communiquer sur sa religion et le sort de son peuple. Des livres – les récits de l’exploratrice Alexandra David-Neel, mais aussi Tintin – ont contribué à construire cette image d’un Tibet « pur », un Etat fantasmé, d’autant plus qu’on n’avait pas le droit d’y aller. Au même moment, on assiste à l’émergence d’une quête de spiritualité, dans le sillage du mouvement hippie et sur fond de déclin des autres religions. Ce mouvement New Age s’est diffusé dans le grand public. Dans les années 2000, cette recherche du bonheur est devenue « mainstream », avec le boom du développement personnel et de la méditation, un produit d’appel formidable. En quarante ans, on est passé de 74 à 340 centres en Grande-Bretagne, de 40 à 400 en Allemagne, une centaine en Suisse, 379 en France… Cependant le nombre de pratiquants est difficile à connaître. C’est la religion qui recueille le plus de sympathisants spirituels.

Il nous a fallu des années et un empilement d’affaires éparses pour en comprendre l’ampleur

Vous estimez que le regard sur le bouddhisme tibétain a évolué. Vous, comment le qualifiez-vous ?
Philosophie, mode de vie, il est devenu une « science de l’esprit », sous l’influence notamment du moine français Matthieu Ricard. En fait, c’est une religion qui ne dit plus son nom. Tous les experts que nous avons interrogés sont pratiquants et tout le monde s’accorde là-dessus. Notre travail n’est en rien une entreprise de destruction du bouddhisme tibétain. Mais évacuer son dogmatisme, ses croyances, sa menace des enfers et le faire passer simplement pour une pour une « science de l’esprit », cela relève presque d’une imposture ! C’est aussi une façon d’abaisser la vigilance de ceux qu’il attire.

En quoi ces violences relèveraient-elles d’un phénomène systémique ?
Il nous a fallu des années et un empilement d’affaires éparses pour en comprendre l’ampleur. Nous pensions enquêter sur un cas isolé lorsqu’en 2011 un premier témoin, Mimi, nous a confié avoir subi des sévices corporels et des viols pendant trois ans de la part d’un lama [enseignant du bouddhisme tibétain]. En l’occurrence Sogyal Rinpoché, un maître très puissant, proche du dalaï-lama, auteur du best-seller Le Livre tibétain de la vie et de la mort, qui avait ouvert 117 centres dans le monde, dont celui de Lérab Ling, près de Montpellier… Au fil des années, nous nous sommes rendu compte que les mêmes faits et mécanismes revenaient dans toutes les affaires qui nous parvenaient. Beaucoup de gens dans l’institution savaient, mais c’était avant l’ère MeToo, et la plupart des victimes étaient majeures. Aussi, lorsqu’un homme nous a contactés pour nous raconter que des dizaines d’enfants avaient été victimes de maltraitance, de violences physiques et sexuelles dans un centre de la communauté OKC [Ogyen Kunzang Chöling] près de Castellane [Alpes-de-Haute-Provence], le « Château de soleils », nous avons pensé que c’était le moment de révéler non pas des faits divers isolés, mais le système qui les permet et les couvre.

Le maître ne frappe pas au hasard : c’est pour progresser sur la voie spirituelle

Vous avez interrogé 32 personnes accusant 13 maîtres enseignant en Occident. Que dénoncent-elles ?
Des contacts rapprochés, allant jusqu’à des viols, des violences physiques graves. Sogyal Rinpoché pouvait vous envoyer un magnétoscope sur la tête ; certains présentent encore des cicatrices au crâne ; d’autres ont perdu connaissance. Elles dénoncent aussi une escroquerie spirituelle et le fait d’avoir été dépouillées : plus vous donnez – votre temps, votre argent –, plus vous avez une chance de recevoir. Le maître ne frappe pas au hasard : c’est pour progresser sur la voie spirituelle. Il est le seul à connaître le chemin vers l’Éveil, la fin de toute forme de souffrance. Or le bouddhisme tibétain, à la différence des autres courants, promet d’y accéder au cours d’une seule vie. Ce chemin vers l’Éveil, il est interdit de le questionner. Certains maîtres imposent des « transferts d’énergie » entre maître et disciple, jusqu’aux rapports sexuels. Cela s’appuie notamment sur des mythes fondateurs comme celui de Yeshe Tsogyal, qui aurait vécu au VIIIe siècle ; elle a été violée par cinq brigands et en a retiré un grand bénéfice spirituel.

Quel est le point commun entre les maîtres mis en cause dans votre enquête ?
Ce sont des hommes charismatiques. Ils soufflent le chaud et le froid, alternent les félicitations et les humiliations. « Faites-moi confiance, mais ne réfléchissez pas trop. » Ils instaurent leur emprise d’autant plus facilement que les repères entre le bien et le mal sont rendus flous. Tous se moquent du mode de vie occidental, mais eux-mêmes sont très « blingbling ». L’argent n’a aucune valeur pour eux, mais étrangement, plusieurs d’entre eux vivent dans l’opulence, se baladent en voitures de sport, voire, comme Sogyal Rinpoché, en hélicoptère !

Comment le silence est-il imposé ?
Le lien avec le maître est indéfectible et impose une loyauté aveugle. L’élève qui s’engage lui doit une dévotion entière, ne doit jamais en dire du mal. Briser ce serment, c’est un crime karmique. Les enfers sont promis à ceux qui dénoncent et à leurs proches ; et pour ces pratiquants, c’est très sérieux. On leur répète qu’il faut bien choisir son lama avant de s’engager. C’est aux victimes de porter la charge de la dénonciation. Or sans reconnaissance de l’institution, c’est impossible.

Si un disciple se plaint d’un lama, c’est qu’il n’a pas compris le chemin. C’est son problème, pas celui du maître, qui incarne la perfection

Qu’arrive-t-il à ceux qui osent parler ?
Ils sont ostracisés, harcelés ou traités de fous, comme Claudia, la première à avoir porté plainte en France contre la communauté OKC, en 1997. Si un disciple se plaint d’un lama, c’est qu’il n’a pas compris le chemin. C’est son problème, pas celui du maître, qui incarne la perfection. Encore plus dans le cas des lamas qui invoquent la « folle sagesse », un concept justifiant les comportements les plus anormaux : coups, viols, consommation de drogues et d’alcool, meurtres d’animaux​… En cassant vos carcans mentaux, vous progresseriez plus vite. Vous êtes choqué ? C’est que vous n’avez pas assez travaillé… Il n’y a pas d’issue.

Vous affirmez que le dalaï-lama a été informé de certains faits dès 1993…
Les premiers signalements tombent dans les années 1970, mais la preuve incontestable date en effet de 1993. Il s’agit de l’archive filmée d’une réunion à Dharamsala, au cours de laquelle une vingtaine d’enseignants bouddhistes européens et américains, alertés par les débordements de Sogyal Rinpoché, sont reçus en audience. Le dalaï-lama reconnaît qu’il a lui aussi reçu des plaintes de disciples. Le groupe d’enseignants propose de rédiger une tribune à l’adresse de tous les centres bouddhistes. Le dalaï-lama exprime le souhait de ne pas en porter seul la responsabilité. Lorsque les enseignants récupèrent le texte, sa signature n’y figure plus. Résultat, il n’a eu aucun impact.

Il a reçu le prix Nobel quatre ans plus tôt. Le bouddhisme tibétain est en plein essor, ce n’est pas le moment d’exposer ses fissures

Pourquoi n’a-t-il pas dénoncé ces abus ?
Il a reçu le prix Nobel quatre ans plus tôt. Le bouddhisme tibétain est en plein essor, ce n’est pas le moment d’exposer ses fissures. C’est aussi un leader politique. Certains dans son entourage ont peut-être estimé qu’il se mettrait une partie de la communauté tibétaine à dos. Enfin, il suit la règle et ne critique jamais les autres lamas.​​

Qu’en dit Matthieu Ricard, figure du bouddhisme tibétain en France ?
Il refuse de prendre la parole publiquement et a exigé le retrait de l’interview qu’il nous avait accordée. Il ne répond pas aux victimes qui réclament son appui. Il répète qu’il n’est qu’un moine, que son rôle n’est pas de dénoncer : à ceux qui savent de le faire. Il a qualifié ce qui se passe dans certains centres de « potins de la commère ».​​

En quoi le modèle économique du bouddhisme tibétain verrouille-t-il lui aussi la parole ?
C’est une économie qui repose sur la charité. Les Tibétains sont chassés de leur pays, ils n’ont plus rien. La seule chose qui puisse être valorisée financièrement afin de garantir la survie de leur peuple, c’est le bouddhisme. Le système repose sur des levées de fonds en soutien à la cause, l’envoi – en cash ou en lingots – dans les monastères en Inde et au Tibet d’une partie des recettes issues des retraites et du merchandising. En Occident, certains lamas sont à la tête de multinationales. Grâce aux revenus de son best-seller, Sogyal Rinpoché a financé des communautés dans l’Himalaya. Un autre gourou accusé de viols, Robert Spatz, a versé 100 000 dollars pour la rénovation du monastère de Shechen, à Katmandou, où vit Matthieu Ricard. Dénoncer ces maîtres déviants, ce serait risquer de couper la manne financière. Il y a une hypocrisie à accepter ce soutien sans la responsabilité éthique sur la façon dont l’argent est prélevé. D’autant qu’il n’existe pas de diplôme pour devenir lama. En associant leur image à ces personnes ou à ces lieux, le Dalaï-Lama et d’autres figures leur ont conféré un « sceau d’authenticité » très convaincant pour les novices.

À notre connaissance, seule une plainte a abouti à une peine lourde en 2018

Quand elle est saisie, comment intervient la justice ?
Les procédures sont longues et les condamnations décevantes pour les victimes. Dans l’affaire du centre Lérab Ling, dirigé par Sogyal Rinpoché, notre témoin Mimi a signalé les faits à la gendarmerie en 2012. Il faut attendre 2017 et une lettre signée par huit des plus proches disciples du maître pour qu’une enquête soit ouverte pour faits de mœurs et détournements financiers. Elle est toujours en cours. À ce jour, Mimi n’a jamais été auditionnée ! Or si Sogyal est décédé, son cercle est resté en place. À notre connaissance, seule une plainte a abouti à une peine lourde en 2018 : un lama qui enseignait dans un centre en Saône-et-Loire a été condamné à douze ans de prison ferme. Mais dans notre livre, nous en citons d’autres qui font l’objet d’accusations et exercent toujours.

Et à l’étranger ?
Il y a eu des affaires partout : Canada, Australie, Allemagne, Pays-Bas, Portugal, Espagne… Aux Etats-Unis, un tremblement de terre s’est produit en 2019 : la nonne Pema Chödrön, aussi célèbre outre-Atlantique que Matthieu Ricard ici, a reconnu publiquement avoir été alertée par des victimes des abus que le maître Chogyam Trungpa avait commis au sein de la communauté Shambala, qu’il avait fondée – un procès est d’ailleurs attendu dans le Colorado. Elle s’est excusée de ne pas avoir entendu leur souffrance. Pourtant, elle est parmi les seules à faire ce mea culpa.

Les auteurs de l’enquête sur le bouddhisme tibétain : « Le lien avec le maître impose une loyauté aveugle »