« Il n’y a pas de front commun » : les représentants des quatre grands cultes dialoguent sur la fin de vie

La fin de la vie et la mort sont-elles d’abord des questions théologiques ?
Haïm Korsia : Ce débat pose d’abord une question de société : comment se réapproprier ce temps de la mort pour en faire un véritable temps de vie ? À vouloir rogner le début et la fin de notre existence, on en vient à construire une société de l’ultra-utilitarisme, où tout ce qui n’est pas productif serait gommé. Ne pas intégrer ce temps de la fin de vie dans ce qu’est la vie, c’est très dangereux. Les soins palliatifs sont considérés comme un parent pauvre de la médecine, alors qu’ils devraient être au cœur de la préoccupation médicale. Dans le passé, on installait des tentures noires devant les maisons endeuillées. La mort était au milieu de nous. Les cimetières au pied de l’église. Ils sont désormais invisibilisés, construits le plus loin possible, dans un parc arboré qui masque les tombes. On a expurgé la mort de notre quotidien hyperactif. Pourtant, même si c’est contre-intuitif, c’est notre finitude qui donne du prix à la vie. La mort, c’est aussi la vie.

Éric de Moulins-Beaufort : La fin de vie n’est pas une question de mort : c’est une question de vie ! Et nous avons les moyens de traverser ce temps de la vie humainement. Notre société a pris l’habitude de confier la fin de vie uniquement à l’hôpital. Nous avons tendance à faire tout porter aux soignants qui se donnent avec beaucoup de cœur et de générosité, alors que la fin de vie fait partie de notre existence, au même titre que son commencement. Comment, avec nos familles, nos amis et l’ensemble de la société, nous entraider pour nous préparer au fait que notre vie a une fin ?

La suite après cette publicité

Je pense aussi que c’est une question ­théologique, car la mort n’est pas la fin d’un processus

Christian Krieger : Pour moi, il s’agit d’une question ­existentielle. Et donc théologique. Pour les ­protestants, le discours de Dieu n’est pas sans vision de l’homme et de la société. C’est par ­ailleurs aussi un sujet politique : ­comment notre société envisage la fin de vie ? Et comment les ­théologiens et hommes de religion ­contribuent au débat pour mettre en exergue la vision de la société que nous soutenons ? Enfin, il s’agit d’une question religieuse, car ceux qui rejoignent un culte cherchent des réponses à leurs questions ­existentielles.

La suite après cette publicité

Chems-eddine Hafiz : Je pense aussi que c’est une question ­théologique, car la mort n’est pas la fin d’un processus. En islam, nous la considérons comme une étape. Nous croyons à une vie après cette mort. Nous devons faire en sorte que ce moment se passe dans les meilleures ­conditions au sein de la société. Pour les musulmans, la vie est sacrée. La naissance, la mort, c’est Dieu qui les donne.

Ferez-vous une déclaration commune en amont des débats législatifs comme en 2015 ?
Éric de Moulins-Beaufort : Non, nous avons plutôt éliminé cette option. Le temps présent est au débat et nous ne sommes pas le ­tribunal des religions qui jugeraient la société !

La suite après cette publicité

La suite après cette publicité

Haïm Korsia : Pour l’instant, la question est : « Faut-il envisager des changements dans la loi actuelle ? ». Nous n’anticipons pas. Nous participerons à ce débat, chacun avec nos canaux et au travers de débats locaux. Ensuite, à la société de faire son grain avec, ou pas.

Chems-eddine Hafiz : L’ensemble des religions doit être écouté. Le grand rabbin a souvent fait remarquer par le passé que, lorsque les cultes étaient invités à réagir à des questions de société au Sénat ou à l’Assemblée nationale, l’islam était absent. Notre religion est malheureusement trop connue sous l’angle du terrorisme. Les musulmans sont aussi des citoyens qui doivent participer aux réflexions sociétales, comme récemment sur l’environnement. Nous incitons les imams à s’impliquer sur tout le territoire.

S’il n’y a pas de front commun, quelles sont vos différences sur le sujet ?
Chems-eddine Hafiz : Vous avez en face de vous les tenants du monothéisme, avec Abraham comme père commun. L’islam, dernière religion révélée, reprend le principe de la sacralité de la vie transmise par les autres religions du Livre. Il ne peut donc y avoir d’opposition réelle sur ce sujet-là. Ce n’est pas un front uni, politique, qui voudrait s’imposer, mais un ensemble de préoccupations partagées. Nous voulons mettre en avant l’humanité et la nécessité d’un accompagnement humain.

Éric de Moulins-Beaufort : Il n’y a pas besoin d’être différents pour ne pas faire un front commun ! Notre approche se complète ou se rejoint et vise à nourrir le débat citoyen. L’enjeu n’est pas que politique. Il concerne chaque Français. Quel est son rapport à la vie, à ses aléas, à sa fin, à sa mort. Notre existence est faite d’interdépendance, de vulnérabilités. Il ne s’agit pas de décider à la place d’un autre, mais de s’entraider pour vivre.

Christian Krieger : Au sein du protestantisme, nous ne sommes pas tous alignés. Chez les protestants, il y a de la diversité et du débat parfois vif. Ensuite, on ne peut pas parler de front des religions. Quand bien même nos appréciations sont proches les unes des autres, nous ne partons pas en guerre contre une possible loi. Les religions font valoir des points de vue et une philosophie de la vie. Elles entendent apporter leur contribution au débat qui anime la société.

Haïm Korsia : Il existe des nuances intercultes et en interne, y compris dans le judaïsme. Je ne gère pas cette question en ne considérant que les Français de confession israélite. Ma réflexion se mène pour l’ensemble de la société, avec mon armement spirituel, comme toute famille de pensée. Nos arguments doivent pouvoir être entendus, même s’ils ne sont pas tous retenus. Au cours des débats passés, j’étais favorable à une sédation profonde « réversible ». La loi a dit « irréversible », je fais avec, car c’est notre vision commune.

En quoi le point de vue religieux est-il pertinent ?
Haïm Korsia : Il n’est pas question que celui-ci s’impose à la société. Nous sommes sollicités par l’État. Ma réflexion doit entrer en résonance avec celle des autres comme partie prenante d’une construction collective. C’est ainsi qu’une pensée apaisée a émergé en 2005 et en 2016 avec les lois Claeys-Leonetti, votées à l’unanimité. Qu’est-ce qui a changé depuis, sur le fond ? Est-ce qu’à chaque fois qu’on n’aura pas la réponse que certains attendent, on remettra l’ouvrage sur le métier ?

Éric de Moulins-Beaufort : Notre rôle consiste à faire apparaître qu’on ne peut pas réduire cette question à sa dimension technique ou juridique, ni à l’inquiétude de médecins qui ne savent pas ce qu’ils auront le droit de faire ou pas. Elle concerne notre ­humanité. Nos religions ont ­l’habitude d’accompagner les mourants. De nombreuses personnes sont à leur chevet au quotidien et peuvent apporter leurs compétences. On a vu, au moment du confinement, combien il était lourd pour les soignants d’être seuls à porter ­l’accompagnement des personnes en fin de vie qui souffraient ou manifestaient de l’angoisse. C’est aussi la place des familles, des religions et d’autres modes de sociabilité, qui peuvent coexister.

Chems-eddine Hafiz : L’apport des religions dans le débat public est important. Au début de la pandémie, les religieux n’avaient pas vraiment le droit au chapitre. Finalement, le rôle des cultes est apparu capital. Les religions, porteuses d’espérance et de solidarité, ont trouvé leur place dans ce moment particulier.

La question n’est-elle pas plutôt celle de la souffrance ? Certains voudraient pouvoir envisager l’option d’un décès volontaire…
Christian Krieger : Tout le monde aimerait humaniser la fin de vie et la mort. Mais quel est l’enjeu réel : la souffrance ou la dignité humaine ? Aujourd’hui, j’ai l’impression que s’impose cette question de la liberté à disposer de soi. Cela change la donne, on parle d’une autre vision de la société. Les termes du débat doivent être précisés. Les progrès de la médecine permettent de répondre à une majorité des cas. Parle-t-on de ceux-ci, ou le débat va-t-il se saisir de la question de la liberté à disposer de soi ?

Chems-eddine Hafiz : Le sujet de la souffrance est central. Tout le monde cherche à la diminuer ou à y mettre fin, et certains la conçoivent avec l’euthanasie. En tant que musulmans, comment pouvons-nous réduire voire faire disparaître la souffrance ? Notre religion interdit sans équivoque le suicide. Dieu nous a donné la vie et décide du moment où il la reprend. Comme croyants, nous nous en remettons à lui et dans la confiance que nous avons placée en lui pour réduire au maximum nos souffrances. Nous espérons sa miséricorde.

Éric de Moulins-Beaufort : Peut-être faut-il distinguer souffrance et douleur. La douleur, c’est la réaction du corps et du psychisme à ce qu’on subit. Sur ce plan, la médecine a fait d’énormes progrès. C’est pour cela que nous réclamons un développement réel des soins palliatifs, qui sont, comme le dit le grand rabbin, des soins d’accompagnement. Dans les structures où ils sont mis en œuvre, on a les moyens de prendre en charge la douleur. Cette culture doit davantage être diffusée, y compris chez les soignants. D’un autre côté, il y a la souffrance liée à l’angoisse devant la mort. Personne ne sait ce qu’est mourir. On ne revient pas ici-bas pour le raconter…

En ayant l’ambition de tout maîtriser, y compris sa mort, tout le projet humain se trouverait bouleversé

Haïm Korsia : Ah ? Donc vous attestez, monseigneur, que personne n’est revenu, trois jours après sa mort, pour le raconter ? Je le note !

Éric de Moulins-Beaufort : Nous connaissons bien quelqu’un qui en est revenu en effet [Jésus-Christ], nous croyons à la résurrection ! Mais le Christ est revenu nous raconter ce que c’est que vivre, et non pas ce qu’est mourir ! Il ne faut pas se leurrer : la souffrance devant le fait qu’il faut partir, que des relations vont être rompues, ne peut être supprimée. Il existe différentes manières de surmonter cette angoisse. La foi peut y aider mais ne l’annulera pas. N’espérons pas que des solutions techniques résolvent ce problème de fond : cela ne fera que déplacer le curseur à un autre moment.

Haïm Korsia : C’est la souffrance psychique face à l’inconnu… car pour la douleur, l’idée que personne ne devrait souffrir est intégrée depuis la loi de 2005, qui s’oppose à l’acharnement thérapeutique. Parce qu’on n’a pas mis en place les structures pour accompagner cela, on en arrive à dire : il faut abréger la vie. La question de Mgr de Moulins-Beaufort est juste : à quel moment l’interrompre pour s’épargner cette angoisse de la mort ? En ayant l’ambition de tout maîtriser, y compris sa mort, tout le projet humain se trouverait bouleversé. C’est une rupture anthropologique. Cette expérience de l’inconnu et ce partage de l’accompagnement sont indispensables. Des centres de soins palliatifs, tels que Jeanne-­Garnier ou Cognacq-Jay à Paris, offrent ce temps avec les encadrants, la famille, les cultes. Malheureusement, ce n’est pas le cas partout.

Certains malades incurables qui ont choisi un décès anticipé en retirent de la sérénité. L’acceptation de la mort n’est-elle pas au cœur du débat ?
Chems-eddine Hafiz : L’homme n’est plus au centre de nos préoccupations. Nous sommes trop enfermés dans des démarches individualistes, des parcours égoïstes. Dans les films que je regardais, enfant, on voyait le curé arriver et accompagner le dernier souffle du mourant. Aujourd’hui, on meurt dans les hôpitaux, pratiquement seul. En cela, la parole des religions est importante. Il faut redonner une place prépondérante à la famille, à l’entourage afin que la personne qui va mourir accepte sa souffrance et son départ imminent. Entourée de cette affection, elle va pouvoir passer ce moment qui demeure extrêmement difficile, car on ne sait pas quand il va se produire ni ce que nous allons rencontrer.

Christian Krieger : Dans le testament commun au judaïsme et au christianisme, les récits des 11 premiers chapitres nous alertent sur le danger d’une négation de la finitude et d’un humain et d’une société qui vivent dans un mythe de toute-puissance. Le rapport à la limite de l’existence humaine est présenté dans la Genèse comme le lieu où nous apprenons, nous confortons, nous forgeons notre humanité. Je porte ce questionnement. Sans avoir une approche dogmatique, pour moi, un warning s’allume quand, d’une philosophie de l’accompagnement de la mort, il est proposé de passer à une philosophie du don de la mort. C’est une réelle rupture anthropologique à laquelle Haïm Korsia a fait référence.

Éric de Moulins-Beaufort : Vous parlez de sérénité à propos de gens qui ont choisi de mourir. Mais chaque jour, d’autres meurent aussi d’une manière paisible et digne en attendant la fin de leur vie ! On peut mourir de sa « belle mort », accompagné de ses proches, en ayant fait ses adieux, parce qu’on a été aidé à vivre jusqu’à son dernier souffle. On n’est pas pour cela obligé d’anticiper. C’est la grandeur de l’humanité de ne pas prétendre mettre la main sur cet ultime moment. Aujourd’hui, on ne nous présente que d’un côté des morts pleines de souffrance, et de l’autre, des gens qui meurent dans la « dignité », en écoutant de la musique et en buvant du champagne… Quel est l’impact social de ces morts dites sereines ? Certaines familles, qui étaient prêtes à accompagner leur proche, qui avaient besoin de lui dire des choses, témoignent aussi de leur souffrance de n’avoir pas pu vivre jusqu’au bout ces moments. Comment une personne peut-elle déterminer qu’elle a tout achevé et qu’elle est seule maîtresse du moment où elle va partir ?

Haïm Korsia : Dans les quatre typologies du suicide développées par Émile Durkheim, en 1897, figurait le « suicide altruiste » ; c’est le cas, par exemple des personnes âgées au Japon, qui pensent être un poids pour la société. C’est terrible. Mon concept du ­shabbat, c’est un jour où je ne produis rien. Et pourtant je garde toute ma dignité. Ces personnes en fin de vie, ce sont elles qui produisent pour nous fraternité, solidarité, humanité. Elles sont le point focal de notre capacité à considérer qu’une personne est digne jusqu’au bout. La belle mort, c’est quoi ? Entouré de ses proches, serein, sans souffrance.

Des personnes qui ne reçoivent pas l’accompagnement nécessaire vivent des agonies douloureuses pour elles-mêmes et leurs proches. Que leur répondez-vous ?
Haïm Korsia : C’est cela qui est anormal ! Mettons en place tout ce qui est prévu par la loi de 2016, augmentons le nombre de lits et de professeurs en soins palliatifs, revalorisons cette discipline. La bonne nouvelle, c’est qu’il faut qu’on s’améliore ; la moins bonne, c’est qu’on passera tous par là. Il est illusoire de croire que ce n’est pas important.

Éric de Moulins-Beaufort : La question se pose une nouvelle fois dans ces termes parce qu’on n’a pas appliqué les décisions qui devaient permettre de changer de contexte. Avec, comme le soulignait le pasteur Krieger, l’idée qu’ont certains de construire une société dans laquelle chacun serait le maître exclusif de sa vie. Or nous sommes liés les uns aux autres. Peut-on vraiment faire porter par chaque personne le poids entier de sa vie ? Ce serait effrayant ! Toutes sortes de gens ne sont pas capables de porter cela et je ne suis pas sûr que ce soit désirable.

Avez-vous été personnellement confrontés à cette demande de fidèles démunis, ou de leurs familles ?
Christian Krieger : Mon père est décédé récemment, à la maison, avec un accompagnement palliatif à domicile. Je l’ai vécu comme un temps serein et apaisé. Il n’a pas reçu la piqûre qui aurait pu le soulager dans les derniers instants, c’était la nuit du 31 décembre et lorsque l’infirmière est arrivée, il était décédé. Ces derniers instants ont été un précieux moment pour prendre congé, une forme d’accomplissement ou de plénitude de vie. Accompagner un proche dans les derniers instants permet de vivre cette mort de manière très sereine, y compris après son départ. Je crois que mon père ne demandait pas autre chose.

Éric de Moulins-Beaufort : Combien d’aumôniers ou de prêtres catholiques accompagnent aujourd’hui des mourants et leur famille à l’hôpital, permettent qu’il y ait des mots, des gestes… Or dans les hôpitaux, on limite de plus en plus leur rôle et leur possibilité d’aller voir les malades. De même pour les bénévoles. C’est grave car il est très important que des personnes malades puissent continuer d’avoir des visites de l’extérieur. La structure hospitalière n’a pas les moyens de s’occuper de tout ! Je n’ai pas été confronté à cela dans ma chair, mais j’étais présent à l’agonie d’un prêtre mort à 40 ans. Quelqu’un est vivant et puis brusquement, il n’est plus là, il est mort. Et cela n’a rien à voir avec les moments d’affaiblissement qui ont précédé cet instant, où nous avons cru que c’était fini.

Accompagner un mourant, c’est vivre le fait d’être démuni

Christian Krieger : Accompagner un mourant, c’est vivre le fait d’être démuni. On ne peut rien y changer. On est juste là, les mains vides. C’est une expérience qui forge notre humanité. Quand un fils pose la main sur le front de son père, lit un texte ou dit une bénédiction, cela a du sens. Peut-être avons-nous dans notre société une pauvreté de gestes. Produire ces gestes, dire ces paroles, c’est précisément cela humaniser la mort.

Haïm Korsia : Pendant le Covid, nous avons dû nous battre pour que les familles puissent accéder aux malades. Comme si l’hôpital, dans sa volonté de les protéger, ou les Ehpad avec les personnes âgées, oubliaient que le maintien du lien humain avec l’extérieur était vital. Des personnes âgées se laissaient partir. Permettre ces visites, c’est les maintenir dans notre monde, qui n’est pas centré sur la maladie et sa guérison. Dans la loi de 2016, la sédation profonde et continue est considérée comme un cas de conscience que les médecins se posent en réflexion avec un collectif – l’hôpital, la famille, le malade. Aujourd’hui, la judiciarisation de la société vient percuter la fin de vie. On voudrait ne plus avoir de cas de conscience et se donner bonne conscience. Pas besoin d’en parler, la loi me le dit : tu pousses la seringue, le problème est résolu ! Une société qui refuse d’avoir des états d’âme, c’est très dangereux !

Chems-eddine Hafiz : Cette notion de solidarité est capitale. Des personnes hospitalisées m’ont dit « il n’y avait pas d’aumônier musulman mais lorsque le curé est venu me voir, ça m’a fait du bien ! » simplement par l’humanité qu’elles ont ressentie. À la Grande Mosquée de Paris, des croyants nous sollicitent pour qu’un imam accompagne et réconforte la personne qui va partir, son entourage, ses voisins. Celui-ci leur explique les choses sur le plan religieux ; des propos qui ont pour finalité l’espérance.

Opérez-vous une distinction entre euthanasie et suicide assisté ?
Haïm Korsia : Le suicide assisté, c’est un oxymore qui ne peut fonctionner. Et je ne peux comprendre cette schizophrénie d’une société qui, d’un côté, dépense des millions pour des campagnes contre le suicide et de l’autre, en encouragerait une forme déguisée. Ça existe en Suisse et en Belgique, très bien. En France, nous avons une autre conception de l’interdépendance : ce qu’on fait, on ne le fait pas que pour soi. En 1995, le Conseil d’État a rendu un arrêt célèbre à propos d’un lancer de nain dans une discothèque de l’Essonne. Ce « divertissement » semblait satisfaire tout le monde, les clients, le nain, l’établissement. Le Conseil d’État a estimé que ça n’était pas conforme à la dignité humaine. Cela montre qu’on n’est pas propriétaire de sa dignité.

Christian Krieger : En 2019, la Fédération a adopté un texte à propos de la fin de vie. Ces réflexions s’achèvent par une recommandation aux pasteurs d’accompagner les gens quelle que soit leur décision, même si l’option choisie d’aller en Suisse n’est pas cautionnée. Je ne sais pas ce qu’il en est pour les autres religions.

Éric de Moulins-Beaufort : Nous n’avons pas encore pris de décision car nous n’anticipons pas sur une loi qui n’existe pas. En revanche, les évêques suisses et belges l’ont fait et recommandent eux aussi d’accompagner les personnes, sans assister à l’acte lui-même.

Comment réagissez-vous si l’un de vos fidèles fait ce choix ?
Chems-eddine Hafiz : Nous nous adressons à lui pour rappeler les préceptes coraniques, mais sans le juger. Dans notre religion, il existe une relation directe de chaque croyant avec Dieu. S’il a décidé d’aller en Suisse, nous n’avons pas à l’accompagner ou à l’autoriser. C’est un geste individuel dont il devra répondre devant son créateur. Le suicide, c’est pour nous un péché. En tant que musulman, je n’ai pas la main sur la fin de ma vie. C’est mon espérance, que Dieu m’accorde cette confiance que je place en lui.

Dans le monothéisme, nous reconnaissons que nous sommes créés et recevons notre vie de Dieu

Haïm Korsia : L’idée qu’on serait dans une société qui encourage la mort serait pour moi tragique. Mais peu importent les conditions du décès : nous accompagnons la famille et les obsèques.

Éric de Moulins-Beaufort : Dans le monothéisme, nous reconnaissons que nous sommes créés et recevons notre vie de Dieu. La vie d’une personne n’appartient ni à l’État ni à la collectivité, elle est dans cette relation mystérieuse. C’est un précepte de liberté. C’est un point important dans le débat actuel, car la médecine et les soins hospitaliers sont portés par la collectivité. Cela engendre des questions de coût. Si l’une des solutions aujourd’hui envisagées est adoptée, cela orientera l’ensemble du système hospitalier. La liberté prétendue deviendra une sorte d’injonction ; ou en tout cas un poids moral considérable pesant sur les uns et les autres. Il n’est pas vrai que notre capacité de décision sera neutre.

En Belgique et en Suisse, les soins palliatifs n’ont pas disparu…
Éric de Moulins-Beaufort : Ils n’ont pas disparu mais que sont-ils devenus ? J’entends dire qu’en tel endroit, les personnes entrent de plus en plus tard dans les services de soins palliatifs, quelques heures avant de mourir. Alors qu’il s’agit de vivre ! Cette déformation du système est présente partout, en Suisse et en Belgique aussi. Pourquoi ces soins sont-ils sous-développés ? Parce qu’ils coûtent cher.

Votre réflexion a-t-elle évolué ?
Christian Krieger : Notre culture évolue. J’ai demandé à la commission éthique et société de la Fédération protestante d’évaluer l’impact de la pandémie sur le rapport à la mort. Avec ces décès isolés, les images traumatisantes des sacs mortuaires, l’interdiction d’aller voir ses proches ou de laisser entrer un aumônier, le rapport à la mort offre plus de prise à des inquiétudes, des angoisses. Parce que cela risque d’être un des vecteurs de la demande sociétale, il nous faut saisir ce qui s’est passé anthropologiquement. Dans la communauté évangélique, certaines personnes s’ouvrent à ce questionnement de la fin de vie. Sans y être favorable, je pense qu’il faut dialoguer autour de cette réalité.

Haïm Korsia : Les arguments d’autorité et les grandes théories ne permettent pas d’accompagner quelqu’un qui s’interroge ou qui a peur. Il n’y a jamais une réponse absolue. Il faut cheminer avec la personne. J’ai enterré un homme auquel j’avais rendu visite cinq jours plus tôt. J’étais juste allé le voir, le rassurer. Il avait souri. À cause de ces films où on voit le curé donner l’extrême-onction, les gens ont souvent peur quand ils voient le rabbin arriver ! On leur explique qu’on est là pour échanger, pour être toujours dans la vie. Est-ce que la vie, ce n’est pas le questionnement, ce grand questionnement de l’humanité sur « l’après » ? Tout ce que nous pouvons faire, c’est être là. Au fond, c’est la présence humaine qui rassure.

Chems-eddine Hafiz : On est sortis de l’idée de religions qui imposaient leur vérité, ce que beaucoup de croyants refusent aujourd’hui. Nous devons revenir vers eux et les accompagner dans leurs préoccupations. Argumenter, nous remettre en cause, nous questionner, adapter nos préceptes aux vécus des croyants.

Éric de Moulins-Beaufort : Le contexte a changé. Nous sommes sortis du débat entre spécialistes. Chacun d’entre nous a besoin d’être nourri dans son rapport à la finitude et au fait qu’être un humain, c’est aussi être dépendant, vulnérable. Mais notre société s’est tellement construite sur l’idée que la dignité se réalisait dans l’autonomie qu’il nous faut réapprendre à vivre notre condition humaine. Retrouver les gestes d’accompagnement de la fin de vie. Retrouver un rapport à la mort et l’accepter – sans mettre des tentures partout ! – , c’est un grand chantier politique, culturel et spirituel.

Christian Krieger : Vivre cet inéluctable, travailler sur la qualité de vie de ce qui est inéluctable, c’est autre chose que de s’illusionner en croyant lui échapper. Car on n’y échappe pas.

« Il n’y a pas de front commun » : les représentants des quatre grands cultes dialoguent sur la fin de vie