Évêque, un « métier » sous tension

Dans sa voiture, ce dimanche 23 octobre, Hervé Giraud est tourmenté. Il est attendu à 10 heures à l’église de Saint-Clément (Yonne) pour installer un prêtre sénégalais comme curé de deux paroisses, mais sur la route, l’archevêque de Sens et d’Auxerre pense surtout à l’« affaire Santier ». Depuis une semaine, les révélations sur les abus commis par l’ancien évêque de Créteil et le silence de l’institution ébranlent l’Église de France. La colère gronde. Par courrier, sur les réseaux sociaux ou même en direct auprès d’eux, de nombreux laïcs protestent contre ce qu’ils ressentent comme une trahison de la part de leurs évêques, un an après le rapport de la Ciase et leur engagement à faire de l’Église une « maison sûre ».

Hervé Giraud se sent « désemparé ». Il a appris la sanction prise contre Michel Santier dans la presse. Comme prélat de la Mission de France, il avait eu à gérer notamment le cas de Jean-François Six, renvoyé de l’état clérical en juin pour agressions sexuelles, et essuyé les attaques des défenseurs de cet éminent théologien. Marqué par cette affaire, l’archevêque de 65 ans attend de ses confrères, à l’Assemblée plénière, « qu’ils expliquent comment on en est arrivé là et comment traverser cette nouvelle épreuve ». Il aimerait que toute la vérité soit faite, et craint par-dessus tout « que les victimes perdent confiance dans leurs évêques».

Un métier multitâche

À l’entrée de l’église, Hervé Giraud sort de sa voiture et saisit la housse de raquette de tennis dans laquelle il a plié sa crosse épiscopale. Il endosse, devant les paroissiens, l’une des mille facettes de ce métier multitâche. Car dans son quotidien, un évêque est tout à la fois représentant de l’Église locale, directeur des ressources humaines, pasteur, patron, conseiller spirituel, gestionnaire de patrimoine, de conflits, et même, selon la tradition de l’Église « successeur des Apôtres »… Les attentes qui en découlent rendent la charge particulièrement lourde.

« Nous sommes mis devant nos responsabilités »

Mgr Michel Pansard

Dans l’édifice rempli, la chorale multiculturelle fredonne les chants, de vieilles dames pimpantes se penchent vers leur voisine pour prendre des nouvelles. L’« affaire Santier » paraît loin. Pendant la messe, l’évêque rajoutera néanmoins, à la fin de la prière universelle, une intention « pour les victimes des dérives spirituelles ».

À quelques dizaines de kilomètres de là, dans le diocèse d’Évry, la nouvelle affaire qui secoue l’Église de France est étonnamment absente des conversations. Pourtant, l’évêque, Mgr Michel Pansard, est de ceux qui donnent facilement leur mail et leur numéro de portable, et que les fidèles interpellent régulièrement.

L’évêque a donc choisi de prendre les devants. C’est lui qui a abordé l’affaire lors du dernier conseil presbytéral. S’il n’est pas du genre à s’épancher devant ses collaborateurs, il reconnaît de l’« énervement ». Il a pris le temps d’envoyer un message pour « qu’il tienne bon dans la tempête » à son confrère du Val-de-Marne, Dominique Blanchet. Mais lui non plus ne comprend pas le silence sur les sanctions prises à l’encontre de l’ancien évêque de Créteil.

À l’écart des réseaux sociaux, il n’a pas vu la tempête qui a suivi, portée par les slogans « Sortons les poubelles » ou encore « La vérité rend libre ». Le fait que l’épiscopat soit montré du doigt ne l’étonne guère. « Nous sommes mis devant nos responsabilités », convient-il. De l’Assemblée plénière, Mgr Pansard espère qu’il en sortira de nouvelles manières de faire et de communiquer.

Sur le parvis de l’église, Hervé Giraud félicite la lectrice du Psaume pour son chant puis rejoint la salle paroissiale où un repas a été organisé. Assis à table entre le nouveau curé et l’organiste, l’évêque commente avec ses voisins le gibier qui trône dans les assiettes. « J’ai remercié l’évêque d’être là », glisse une paroissienne.

Hervé Giraud fait en sorte de rendre visite une fois par an à chacune des 31 paroisses de l’Yonne. Au début de son mandat, en 2015, il a effectué des visites pastorales de trois jours dans chacune. Et, fait rare, l’évêque est devenu lui-même curé de la paroisse Saint-Vincent : 24 clochers au sud d’Auxerre qui se sont retrouvés sans prêtre à la rentrée dernière. Samedi 29 octobre, à 9 heures, il a rendez-vous avec son équipe. Marie-Élisabeth, secrétaire paroissiale, suit consciencieusement de la pointe de son stylo les prochaines dates importantes. « Faut-il vendre le terrain derrière le presbytère ? » On s’interroge. « Ne vaudrait-il pas mieux vendre le terrain et le presbytère ? Ou le laisser aux scouts ? »

Comment rester présent sans se laisser happer par une organisation montrant des signes de plus en plus évidents de fragilité ? C’est la grande question de ces pasteurs, habitués à courir à droite et à gauche. Sollicité, au cours d’une réunion, sur une histoire de presbytère à rénover, Michel Pansard renvoie aux services compétents. « Excusez-moi, l’évêque n’est pas là pour régler tous les problèmes ! », s’agace-t-il. Le matin avant ses rendez-vous ou en fin de journée – les journées types n’existent pas pour les évêques –, seul dans son bureau, il peut donner l’impression d’une forme de solitude dans l’exercice du pouvoir, lui qui se projette à cinquante ans dans la gestion de ce diocèse de banlieue parisienne.

Poser des questions, solliciter des avis

« On me parle de tout quand je me déplace dans le diocèse », raconte-t-il. Avec l’économe et son adjointe, prenant des notes sur son ordinateur posé sur ses genoux, il suit de près les terrains que vend l’Église de l’Essonne, le recrutement d’une assistance sociale ou le budget extrêmement serré du diocèse. Il pose des questions, sollicite les avis, attentif aux compétences de ceux qui l’entourent. Mais il peut aussi interpeller lors d’une autre réunion avec les Amis de la cathédrale, en lançant : « Qui paye ? Moi, je m’étais engagé de mémoire sur 20 000 €. » Si en public, il montre un visage décidé, il reconnaît que la confiance en l’évêque a été altérée par le rapport de la Ciase.

« Les gens n’imaginent pas ce qu’on fait comme travail, et le moindre dérapage, on ne nous le pardonne pas ».

Mgr Hervé Giraud

Dans le diocèse de Sens-Auxerre, vendredi 21 octobre, le conseil presbytéral est sur le point de s’achever. Le père Matthieu Jasseron, tiktokeur et curé de Joigny, vient de présenter sa façon d’évangéliser sur les réseaux sociaux à ses confrères. Une manière, pour Hervé Giraud et son conseil épiscopal, de faire réfléchir les prêtres à l’articulation entre le charisme de chacun et sa mission. Réuni quatre fois par an, le conseil presbytéral est l’un de leurs moments de réflexion. Le conseil épiscopal, lui, réunit tous les quinze jours autour de l’évêque ses deux vicaires généraux, un diacre, une déléguée diocésaine et une membre active de paroisse

« Les gens n’imaginent pas ce qu’on fait comme travail, et le moindre dérapage, on ne nous le pardonne pas », regrette Hervé Giraud, qui estime que le rôle de l’évêque devrait être repensé avec moins de responsabilités. « L’évêque n’est pas tout-puissant ! soupire-t-il. On attend trop de nous. » À droite de son bureau, les dossiers s’accumulent. À traiter en priorité, il y a l’assemblée diocésaine, la santé des prêtres, les fiches d’entretiens annuels du personnel, un point sur la pastorale de la santé… Tout cela sans compter les courriers reçus chaque jour. Il les renvoie directement à son secrétaire général – « une vraie bouée de sauvetage » – qui rédige ses réponses.

Rex, un golden retriever de 2 ans, débarque avec fracas dans la salle à manger de l’évêché pour retrouver son maître. Michel Pansard n’a pas l’air surpris de cette joyeuse interruption. Son fidèle compagnon a l’habitude de s’échapper de son appartement, situé juste au-dessus. L’ancien évêque de Chartres y remonte parfois entre midi et deux. Sans hésiter, il fait visiter sa résidence, modeste mais confortable, un peu encombrée par de nombreux livres, « la seule chose dont je ne sais pas me séparer », dit-il. De sa terrasse, très utile durant le confinement, le bruit de l’autoroute A6 est couvert par les cris des écoliers.

Après une journée bien remplie, l’évêque, qui évite de remonter des dossiers et se contente d’un yaourt et d’une pomme – « On grossit quand on devient évêque parce qu’on est beaucoup invité » –, aime se détendre en écoutant de la musique ou en regardant un film. Mais le Breton d’origine se ressource vraiment, quatre jours par mois, dans la maison qu’il a achetée récemment dans la Creuse, où il peut « travailler la terre ». « Dans le diocèse, que je le veuille ou non, je reste l’évêque, même quand je vais faire mes courses », constate-t-il. Avec ses amis ou sa famille, dont sa mère de 92 ans, il est d’abord « Michel »

L’accompagnement spirituel, un pilier

Passé 19 h 30, Hervé Giraud n’est plus dérangé. Cela ne signifie pas qu’il s’arrête de travailler, au contraire : il peut enfin se consacrer aux dossiers de l’Assemblée plénière, qu’il étudie parfois jusque tard dans la soirée. Ce fils de cuisinier est habitué à ne jamais s’arrêter. Lorsqu’il était enfant, en Isère, il devait se lever vers 5 heures du matin pour faire les sandwichs dans le restaurant de son père, avant l’école. Et en rentrant, il revenait pour le service des clients.

S’il décroche rarement, Hervé Giraud peut toutefois partager ses soucis avec son accompagnatrice spirituelle, une théologienne qu’il appelle deux à trois fois par semaine : « À elle, je peux tout dire. » L’évêque compte aussi sur une famille unie, deux frères et une sœur, avec qui il échange des messages WhatsApp en permanence. Et trois semaines l’été, il retourne dans son Ardèche natale pour s’occuper de sa mère.

Cette fois, c’est avec un franc sourire que Michel Pansard consulte son téléphone : « Tiens, encore quelqu’un qui accepte un service. » Cette semaine, il a appelé plusieurs personnes dont un couple pour veiller à la mise en œuvre du synode diocésain, dont les actes ont été promulgués le 8 octobre. Marie-Noëlle et Gilles, retraités très engagés à Savigny-sur-Orge, sont reçus avec chaleur à l’évêché pour l’occasion. Les modestes moyens humains du diocèse sautent aux yeux. L’évêque s’appuie beaucoup sur son « bras droit », le père Martial Bernard, son vicaire général âgé de seulement 44 ans.

Recevant des responsables locaux de la communauté de l’Emmanuel, l’évêque d’Évry est à l’affût d’une aide dans les nombreux quartiers populaires du département. Sans se lamenter, il répète que celui-ci comptait trois fois plus de prêtres il y a encore trente ans. Les forces vives ne cessent de se restreindre, résumant le rôle de l’évêque à celui de faire des arbitrages – « à quoi on renonce ? » – quitte à bousculer. Aux guides de la cathédrale qui rêvent de produire une vidéo pour communiquer, il répond par une question simple : « Mais qui sait faire de la vidéo ? » Sans cesse en première ligne, « passant beaucoup de temps à mettre de l’huile dans les rouages », Michel Pansard sait que, comme ses confrères, il court en permanence le risque de s’épuiser.

Quelques mètres à peine séparent son appartement de l’oratoire, très épuré, de l’évêché. Il y prie chaque matin avant de rejoindre son bureau. Lorsqu’il est disponible aux alentours de midi, il y célèbre la messe avec quelques collaborateurs. Quand il arpente les routes de l’Essonne, il apprécie d’écouter des lectures de la Bible au volant.

Entre deux rendez-vous, il s’anime en évoquant ses plus grandes joies : accompagner les catéchumènes, animer une retraite, annoncer l’Évangile. Ce samedi 22 octobre, alors qu’il célèbre au son de la guitare avec des gens du voyage à Montgeron, Michel Pansard ne cache pas son plaisir. Intarissable, il raconte aussi comment il parle de Jésus à ceux qui demandent le baptême. « On n’est pas là que pour faire tourner la boutique », assure-t-il.

« Qu’est-ce que je n’ai pas vu ? Quelle responsabilité dois-je assumer ? »

Mgr Michel Pansard

Cette vie spirituelle, il leur faut en prendre soin, pour être capables de surmonter les orages qui se déchaînent parfois. Dans l’intimité de son bureau, l’évêque d’Évry confie, avec une certaine émotion, que le rapport de la Ciase a constitué un « coup de bambou ». « Qu’est-ce que je n’ai pas vu ? Quelle responsabilité dois-je assumer ? » Des mois durant, il a vécu ce trouble, trouvant une oreille attentive auprès d’amis ou de ses équipes de partage dont une d’évêques qui se réunit trois fois par an.

Rendre accessibles les choses compliquées

À Auxerre, Hervé Giraud a lui aussi sa discipline spirituelle. 6 h 30 du matin. Sa silhouette traverse la rue piétonne de l’évêché, éclairée par le seul halo des lampadaires. Il descend les marches de la cathédrale et ouvre l’épaisse grille de fer qui mène à la crypte. C’est là que l’évêque prie tous les matins. Dans un épais silence souterrain, il s’agenouille sous une fresque du Christ à cheval, dit les Laudes, puis passe une demi-heure en prière devant le Saint-Sacrement.

Et, le moment qu’il attend, le soir, c’est l’écriture de sa #Twittomélie, son tweet quotidien de commentaire d’évangile. Hervé Giraud aime expliquer, rendre accessible les choses compliquées, et en particulier la parole de Dieu. « Comment je le dis à mon neveu ? », se demande-t-il souvent en préparant ses homélies. Tous les soirs à la même heure depuis 2011, il choisit une phrase de la lecture du jour, une phrase de commentaire, une photo de fond et les poste sur Twitter. « C’est comme une bouteille à la mer, aime-t-il à dire. On ne sait pas qui va la recevoir. »

Évêque, un « métier » sous tension