Entretien avec Bogdan George Apetri, réalisateur de “Dédales”

Dédales est un film divisé en deux parties, deux points de vue : comment est-ce que cette structure vous est apparue ?

Vous savez, parfois on ne sait pas comment les idées viennent. J’étais en train de boire un café dans un aéroport – je vis à New York, mais je suis né en Roumanie et j’y retourne tous les étés – et il était cinq heures du matin. J’étais très fatigué et tout d’un coup, cette idée m’est venue telle quelle. Ça ne m’était jamais arrivé. Parfois les films viennent des personnages, parfois d’une image, parfois d’une fin. J’ai très vite écrit mon idée sur une serviette avant de me réveiller de ce merveilleux rêve. Je me suis souvent dit que ce film en deux chapitres était comme un livre que l’on pouvait ouvrir n’importe où, et où chaque scène écrite sur une page aura une séquence qui lui fait écho sur l’autre. Si l’on fait bien attention dans le film, la structure est presque mathématique : elle part du monastère, il part du monastère, elle va jusqu’à la voiture, il va jusqu’à la voiture, elle a une longue discussion dans le taxi, il a une longue discussion dans le taxi… Bien sûr, lorsque l’on regarde le film en tant que spectateur, on ne sent pas la structure mathématique, parce que c’est un polar et parce qu’un policier est bel et bien censé retracer les quelques heures qui ont précédé l’agression d’une victime. C’est dans l’ADN même du film. Pour revenir à votre question : ça m’est venu directement avec la structure. Ça ne m’était jamais arrivé qu’un film me vienne directement à travers sa structure. En général ça vient d’une émotion, d’un personnage, d’une situation par exemple. Par ailleurs, l’idée des plans séquence est arrivée aussi à ce moment-là. Je ne suis pas particulièrement fan des plans séquence, mais ce film, pour moi, avait besoin de ce dispositif à cause de l’évènement miraculeux sur lequel il se termine, le long plan de dix-sept minutes. Je me suis dit que si je ne filmais pas le film avec des plans séquence et qu’à la fin j’en sortais un de ma poche ce serait de la triche. Ça a été le scénario que j’ai écrit le plus vite de ma carrière. J’ai eu l’idée le 31 août, et en décembre, je faisais le casting pour le film. Et nous l’avons tourné le mois de mai suivant. Donc c’était de loin la préparation la plus rapide que je n’ai jamais faite.

Dédales est composé de 42 plans séquence plus ou moins longs. La durée des plans laisse intuitivement une certaine place au spectateur, mais votre mise en scène semble aussi très millimétrée : quelle place laissez-vous à votre public dans vos films ?

Une grande place, et de différentes manières. Je pense que le plan-séquence en tant que tel laisse une grande place au spectateur. Je viens aussi du cinéma américain puisque j’ai appris le septième art à New York et que j’enseigne là-bas. Si je filme notre entretien d’une façon conventionnelle, en champ contre champ, je ne laisse aucune liberté au spectateur parce que je n’ai que cette image de vous et de la lampe derrière. Tandis que si je fais un mouvement pour passer d’un personnage à l’autre, votre œil peut quitter la pièce et observer un couple qui a une dispute derrière. Donc avec le plan-séquence en tant que tel – et je ne suis pas le premier à le dire, André Bazin était le premier – l’œil peut aller où il le souhaite. De plus, j’essaie dans ma mise en scène de ne pas expliquer les choses. J’ai toujours pensé qu’en écrivant un film, et en particulier Dédales, il était important de penser à la métaphore de l’iceberg, qui est à 90% à l’intérieur de l’eau et seulement 10% à l’extérieur. J’essaie de ne pas expliquer. Par exemple, certaines personnes ne comprennent pas forcément tous les éléments narratifs du film. On ne peut pas toujours expliquer les choses. Si je vous filme, je ne vous connais pas, mais disons que vous avez deux petites amies et qu’elles ne se connaissent pas l’une et l’autre. Si je vous suis avec ma caméra, je ne vais pas tout expliquer, parce que la vie n’est pas comme ça. Peut-être que vous allez simplement passer un coup de téléphone à l’une d’entre elles. « Comment vas-tu ma chérie ? » Et puis, je vais me demander « Que se passe-t-il ? Ai-je bien compris ce qu’il se passe ? » C’est le processus que j’essaie toujours de suivre : m’inspirer de la vie et non d’une certaine mécanique d’écriture. C’est pour ça que je n’essaie pas de forcer une idée, j’essaie d’ouvrir des portes aux spectateurs et de faire en sorte qu’il se pose des questions. « Est-ce que j’ai bien interprété si ? Est-ce que j’ai bien compris ça ? » La plupart comprennent, mais ce n’est pas une évidence. Par ailleurs, le temps lui-même est une porte d’entrée pour le spectateur, et pas simplement la durée de mes plans. Si mon personnage va de sa chambre à la voiture, et que ça doit prendre quatre minutes, ça prend quatre minutes. Nous prenons alors le temps de regarder les arbres, le vent et le chien qui aboie. Il faut bien faire attention de ne pas trop en faire, sinon on s’ennuie. Mais je laisse très consciemment une grande place au spectateur dans mes films, pour ne pas simplement le gaver d’informations.

Comment s’est déroulé le travail avec les acteurs sur ces longs plans ?

Très bien, parce qu’ils sont tous des acteurs de théâtres.

D’accord, donc le rapport au temps était évident.

Exactement. Et ce n’est pas comme aux États-Unis où quasiment tous les acteurs ne font pas de théâtre. Certains en font, mais en Roumanie, il y a une forte tradition théâtrale. Quasiment tous les acteurs que vous voyez, et pas seulement dans mes films, mais dans tout le cinéma roumain, travaillent aussi dans des théâtres. Par exemple l’actrice Ioana Bugarin a un travail en temps complet dans le théâtre de l’Odéon de Bucarest – inspiré du théâtre de l’Odéon de Paris. Donc, on la met dans une séquence de huit minutes et ce n’est pas un problème pour elle. Mais en effet, j’ai fait très attention à avoir des acteurs qui pouvaient supporter cette énergie et la développer de façon parfois inattendue.

Dédales est le deuxième volet d’une trilogie de films initiée il y a peu par Unidentified. Vous avez d’ailleurs tourné les deux longs-métrages simultanément et avec la même équipe : comment est-ce que ce format de tournage a influencé la fabrication de Dédales ?

C’était une expérience folle, c’est sûr, parce que nous n’avons pas tourné un film après l’autre, nous les avons tournés littéralement en même temps, en répartissant deux à trois jours par semaine pour l’un, puis pour l’autre. Parfois, nous avons même séparé les journées en deux, parce que le décor était en commun d’un film à l’autre. Par exemple, la séquence d’agression a été filmée lors d’une de ces demi-journées. Nous l’avons tourné le matin, avant le déjeuner, et puis nous sommes passés à une scène de banque. Là où ça a été vraiment intéressant, c’est que nous filmions loin de Bucarest, dans la petite ville où j’ai grandi. Donc, tout le monde a fait le voyage, presque comme une compagnie de théâtre. On se retrouve là, sans famille, complètement immergé dans le film. Les acteurs se sont donc observés les uns les autres. Si je suis le personnage principal de Dédales et que demain j’ai une journée de libre, que puis-je faire ? Je viens sur le tournage et je regarde les séquences de l’autre film. Parfois je participe même à la scène dans un petit rôle – parce que d’un film à l’autre, les personnages principaux deviennent les personnages secondaires – et je pense qu’ils s’influencent les uns les autres. Ils s’encouragent entre eux : « Oh mon dieu, quelle magnifique scène dans ce film ! Ça me donne envie de faire mieux demain pour mon film. » À titre personnel, je ne différencie pas les deux longs-métrages. Ils sont pour moi le même produit, et pour les acteurs aussi. Bien sûr, les deux films ont différentes vies. Le premier, Unidentified, a été malchanceux avec une sortie parasitée par la pandémie. Dédales s’est terminé deux ans plus tard et je pense qu’il a plus de visibilité grâce à ça. Mais dans mon cœur, les deux films n’en forment presque qu’un.

Vous les avez montés tous les deux vous-même…

Aussi à cause de la pandémie.

D’accord, ce n’était pas un choix ?

Je n’aime pas tellement monter un film moi-même. Je ne cherche pas à être un auteur démiurge. Par exemple, je n’ai que coécrit Unidentified. Mon premier film – qui ne fait pas partie de la trilogie – je l’ai monté avec quelqu’un. Mais Unidentified et Dédales ont été fabriqués durant la pandémie. J’étais bloqué à New York. La ville était complètement confinée. Je vis là-bas depuis vingt ans, c’était le premier été où je ne pouvais pas retourner en Roumanie. Je ne pouvais inviter personne et je ne pouvais pas traduire toutes les prises pour pouvoir travailler avec un monteur américain, j’ai donc trouvé une solution. Ça a ses avantages et ses inconvénients. Les avantages : on peut rester jusqu’à trois heures du matin sur son ordinateur et se lever à cinq heure si on aime monter. Donc ça, c’est bien. Mais en désavantage, tu n’as personne à qui parler, personne pour cristalliser certaines choses. Parfois, on se demande quelle prise est la bonne et on se repasse les séquences trois ou quatre fois. Les choses sont tellement plus simples lorsque l’on demande à quelqu’un ce qu’il en pense. La personne donne son avis et ça paraît évident. Donc toute la problématique a été de me dédoubler en un monteur imaginaire. La technique n’est pas un problème, je suis plutôt bon avec la technique. Le problème c’est plus de choisir la bonne direction. Parfois il s’agit de couper un peu avant, ou un peu après. C’est un processus qui m’a sans doute fait progresser en tant que réalisateur, même si je ne le referai certainement jamais dans le futur.

Dans cette trilogie de films, vous filmez la ville où vous avez grandi, Piatra Neamt : comment est-ce que ces lieux ont influencé l’écriture ? particulièrement dans Dédales qui est une sorte de double road movie.

Il s’agit de la ville où j’ai grandi, ce qui a influencé la fabrication de plusieurs façons. La première, c’est que j’ai pu écrire le scénario de New York, de mon bureau, et j’ai été capable de réimaginer la ville à distance, tous les décors me revenaient en tête. Dans un second temps, on connaît les personnages, ce qui est vraiment important. J’aurais pu passer des mois sur place à faire des recherches si je n’avais pas connu les lieux. À Pietra Neamt j’y ai vécu jusqu’à mes 25 ans, et j’y retourne tous les ans. Donc je sais comment est-ce que les gens vivent et boivent leur café. En sachant ça, c’était très facile pour moi d’écrire les petits gestes, les petites habitudes. Par ailleurs, c’est lié à l’amour que j’ai pour ma petite ville. J’ai toujours voulu tourner un film à Piatra Neamt, donc je me suis dit pourquoi pas une trilogie. C’est un petit endroit et, comme dans Dédales, vu que je n’ai pas beaucoup de personnages, j’essaie toujours d’aller en profondeur. Je n’ai pas envie d’avoir une centaine de protagonistes et une grosse production. C’est très bien pour un artiste de parfois réduire à l’essentiel une histoire et cette ville en a été l’occasion. Je me suis dit « C’est une petite ville, mais je peux m’intéresser à cette histoire, cette histoire, cette histoire… et aller en profondeur, enquêter sur ce lieu. » Parce que n’importe quel lieu est comme un microcosme. On pourrait même probablement faire un film dans cet hôtel, aussi petit qu’il est. Avec une histoire intéressante, nous pourrions sans doute avoir un film intéressant. Je suis sûr qu’on pourrait en tirer une heure et demie absolument fantastique. Je ne sais pas ce que cela pourrait raconter, on pourrait y réfléchir, mais simplement la contrainte de cette échelle d’histoire nous rendrait plus créatif.

Dans Dédales, les espaces les plus urbains de la ville sont beaucoup moins montrés.

J’essaie de trouver le bon style pour chaque histoire. De façon générale, je n’aime pas me répéter, et pour cette trilogie j’ai voulu avoir trois histoires qui faisaient partie du même univers, mais avec telle histoire qui nécessite telle réalisation, et telle autre histoire, telle autre forme. C’est donc pour ça que Unidentified et Dédales sont très différents, et le troisième film, que je suis en train d’écrire, sera très différent. Dédales devait être filmé en 42 plans-séquences. Dans Unidentified, l’un des thèmes principaux, pour moi, était la présence d’une force supérieure – pas nécessairement Dieu, mais quelque chose qui régisse les notions de bien et de mal – face à des individus qui essaient d’enrouer cette puissante mécanique. Ce pourquoi j’ai voulu utiliser les plans aériens. Je voulais que l’ensemble soit réaliste, j’ai donc voulu utiliser très peu de musique extradiégétique, voire pas du tout. Il n’y a quasiment que de la musique intra diégétique dans le film. Mais dans les plans aériens, je voulais de la musique extradiégétique parce qu’elle vient d’en dehors du film. Pour moi, toute une partie du film parle de la tentative de rompre l’ordre naturel des choses. Ce pourquoi il y a cette longue fin, ce long plan-séquence avec les deux hommes. Il y a un deus ex machina à la fin d’Unidentified, avec un accident. On ne devrait pas mettre ça dans un scénario, mais pour moi c’était justement le propos du film. Il s’agissait de montrer l’équilibre du monde se rétablir et remettre les choses à leur place. Puis il y a deux hommes, à la fin, qui continuent de traficoter dans leur coin. Pour moi, les plans aériens étaient l’expression de cette force supérieure. Cette fin n’aura été qu’un court instant dans la vie de ces montagnes. Je ne m’attendais pas à ce que ces plans soient aussi beaux. J’ai été déçu qu’ils soient si beaux, parce que ce n’était pas le but. Certaines personnes ont pensé « Oh, vous montrez juste votre ville et ses montagnes en les trouvant très belles. » Mais il ne s’agit pas de beauté, il s’agit d’autre chose. C’est aussi pour ça que j’ai utilisé du Chopin.

Ce sens de la spiritualité est aussi présent dans Dédales : comment discerner à l’écriture ce qui va être raconté de façon réaliste et ce qui va être raconté de façon stylisée dans un film ?

On ne sait jamais vraiment, jusqu’à ce que l’on soit sur le tournage. C’est assez libérateur pour moi : je travaille avec beaucoup de notes et d’idées, et lorsque l’on arrive sur le tournage ça ne colle jamais. Que faut-il alors faire : forcer ces idées ? forcer son plan ? ou laisser faire le monde ? Au fur et à mesure que je réalise des films, et j’espère que j’en ferai d’autres, je laisse le monde me dicter ce que le film peut être. L’enjeu est d’avoir une idée, mais de voir par la suite comment est-ce qu’elle peut s’exprimer. En ce qui concerne la spiritualité de Dédales, beaucoup de gens pensent que le film est une critique envers la religion, pour moi ce n’est pas le cas, il s’agit plus de parler de spiritualité. Dans Unidentified, la caméra est très subjective, très humaine, sauf pour les plans aériens. Si le personnage fait quelque chose, la caméra bouge, s’il pense à quelque chose, la caméra bouge. Dans Dédales, elle bouge selon son propre point de vue, c’est plus objectif, y compris au niveau de la structure : tout vient d’un ordre supérieur. Donc pour moi, l’aspect surnaturel était très important et c’était tout le challenge du film, tout son pari : avoir une façon très réaliste de filmer, mais une construction très abstraite. Pour moi, la spiritualité de Dédales est dans la structure, dans les mouvements de caméra, dans la structure mathématique. C’est dans les choses que l’on croit être vraies, mais qui ne le sont pas totalement, comme le vent dans la forêt. Comme on en parlait précédemment sur la place du spectateur : ce n’est pas non plus évident pour le public. C’est comme enterré. On peut interpréter ce film comme une œuvre totalement réaliste si on le veut. Par exemple, dans Dédales, ils écoutent exactement la même radio, l’exact même type de musique, tous les deux dans chaque moitié du film, ce qui unit ses deux parties. Là encore : est-ce une coïncidence ? ou une sorte de connexion entre les deux histoires ? Ce n’est jamais explicité, le public peut interpréter les choses de façon réaliste, ou non.

Avec Unidentified et Dédales, vous faites le pari risqué de parler de violences faites aux femmes, mais du point de vue masculin : pourquoi ce choix ?

Je ne pense pas aux polémiques, pour deux raisons. Les violences faites aux femmes sont évidemment des choses qui arrivent partout dans le monde. Il s’agit d’en parler pour les mettre en lumière. Par exemple, à la fin d’Unidentified, on voit deux hommes qui décident du destin d’une femme. Elle est déjà morte, mais ils décident de ne pas rendre justice. Ça m’est égal si c’est montré du point de vue d’un homme, je fais en sorte que les spectateurs soient en colère. Si le film était moins polémique, le public y serait plus indifférent. Je voulais que le public ressorte du cinéma en colère et se dise « je dois faire quelque chose pour changer ça, il faut réparer le monde. » Je ne pense pas en termes de controverses. Je pense qu’un artiste doit raconter n’importe quelle histoire et que même s’il fait une énorme erreur, qu’il dit quelque chose de très problématique sans s’en rendre compte, c’est presque mieux parce que ça témoigne de l’authenticité de l’histoire. Je ne pense pas que ce soit le cas de Dédales, mais je parle de façon générale. Je suis un artiste, une partie de moi a voulu raconter cette histoire et je vivrai avec les conséquences. Si les personnes me critiquent pour telle ou telle raison, au moins ce sera ma vision des choses. Si j’essaie de raconter une histoire, mais que je me bride, tout le film sera artificiel et mécanique. Il ne sera peut-être pas problématique, mais il ne sera pas authentique non plus. Donc je préfère risquer un pari. Par ailleurs, dans cette trilogie, j’essaie aussi de réfléchir sur le genre au sens de masculin féminin. Le premier film, Unidentified, est très proche de son personnage, qui est un homme, et à cause du type d’histoire, c’est un film très brut et viscéral, jusqu’à même le montage qui est assez rugueux. Ce n’est pas un montage propre à cause du personnage. Dédales est partagé entre l’homme et la femme, et le film est plus objectif. Et le troisième sera complètement du point de vue d’une femme et sera aussi subjectif que l’était Unidentified, mais en étant plus plongé dans la vie d’une famille. Mais lorsque l’on conjugue les trois films ensemble, c’est plus équilibré. Pour l’instant on ne voit qu’une partie du tableau et il sonne plus masculin parce que la partie féminine n’existe pas encore. Je pense que ce sera une trajectoire.

Dans Dédales, il y a une séquence d’agression : comment abordez-vous la violence dans vos films ?

Avec prudence. C’est une scène que j’ai eu du mal à écrire, du mal à tourner, du mal à monter et du mal à mixer. Je me souviens avoir travaillé au studio Barrandov de Prague, et sur chaque scène on passe normalement deux ou trois jours, donc après avoir entendu ça tous les jours, je ne voulais plus aller travailler. C’était vraiment trop. On doit travailler pour choisir entre tel ou tel cri puis accentuer plus ou moins le vent… Par ailleurs, dans cette scène, nous n’avons rien changé en termes de direction artistique : l’orage est arrivé, le vent s’est levé, les éclairs ont frappé, nous avons simplement accentué les sons, mais n’avons pas artificiellement augmenté la scène. Pour moi, le monde voulait que cette scène ressemble à ça. Nous n’avons même pas rajouté des éclairs ou du vent, c’était juste la nature, un petit miracle. Durant cette séquence, je ne montre même pas réellement ce qui se passe. Mais si la scène le nécessitait, je n’aurais pas eu de problème à le faire, comme je le disais précédemment par rapport aux controverses. Mais la scène traitait de plein d’autres choses. Il y a le motif du cercle, qui revient également dans la dernière séquence au niveau du temps et non plus de l’espace. Elle évoque également les ruptures du monde : vous savez, lorsque quelque chose de terrible à lieu à côté, un meurtre par exemple, que faisons-nous ici ? nous buvons un café, il y a une voiture qui passe, il y a un livreur Amazon qui passe… Je voulais donc parler de ces différences du monde, qui ne sont pas à blâmer puisque le monde n’en a pas conscience. Je voulais également parler du temps. Lorsque quelque chose de terrible arrive à quelqu’un, une minute semble en durer cinq. Ce pourquoi je n’ai pas fait cette séquence pour montrer ce qu’il s’y passait, mais pour parler d’autres choses. Bien sûr, comme dans n’importe quel film, les réactions divergent. La plupart des gens disent que la scène est vraiment dure, mais quelle se tient artistiquement. D’autres disent qu’en bougeant la caméra, la séquence en devient plus brutale. Mais que dois-je faire : si je retire cette séquence, le film s’écroule. Donc on fait le pari. On fait le film aussi bon que l’on peut. J’ai su dès le début que cette séquence serait polémique, mais l’art c’est l’art et chaque art à une partie controversée, sinon ce n’est pas de l’art, c’est un article de magazine.

Avant de devenir cinéaste, vous avez été un avocat de la défense pénale : est-ce que cela a influencé votre façon d’écrire ou de filmer ?

Beaucoup, même si j’ai détesté. J’ai toujours su que je voulais devenir cinéaste, j’ai cependant fait des études de droit pour devenir plus mature. Je n’ai pas fait du droit en me disant que je voulais devenir avocat. J’ai su dès 14/15 ans que je voulais devenir réalisateur, mais à 18 ans je me suis dit que c’était trop tôt pour aller dans une école de cinéma. Je me suis donc demandé ce que je pouvais faire. Je n’étais pas bon en maths et je n’étais pas bon en chimie, je me suis donc lancé dans le droit. J’ai été diplômé sans beaucoup d’effort parce que c’était beaucoup de logique et qu’il n’y avait pas besoin de beaucoup d’apprentissage ou de recherches. Puis, je suis allé dans une école de cinéma à New York, mais la première année ils ne m’ont pas donné le Visa. J’ai donc été forcé de rester une année en tant qu’avocat de la défense, et j’ai détesté. J’étais dans le tribunal, et pendant que les gens parlaient je pensais cinéma et je rêvais d’être dehors avec une caméra. Toute mon année a été comme ça, j’ai détesté. Mais je me suis dit qu’il fallait rendre ça plus intéressant. Plutôt que de faire des divorces, j’ai fait du pénal pour pouvoir rencontrer des personnes que je n’aurai jamais eu la chance de rencontrer autrement. Et j’ai rencontré des violeurs, des voleurs et des gens qui ont fait tout un tas de trucs illégaux. Et durant une grande partie de l’expérience, j’ai rejeté ces personnes. « Je n’ai pas envie de vous parler. Vous avez violé quelqu’un : pourquoi est-ce que je vous parlerai ? » Mais en tant qu’avocat vous devez faire un pas vers l’autre. J’ai donc réalisé que je devais essayer de comprendre ces personnes et d’épouser leur point de vue, même si je ne les aime pas en tant qu’individu. Et dans l’écriture de scénario c’est exactement la même chose, et je ne l’ai compris qu’à ce moment-là. Dans un scénario, il n’y a pas de gentil ou de méchant, il y a deux êtres humains. Il faut donc aller au-delà des apparences et cerner toutes les dimensions qui définissent un personnage. Cette année en tant qu’avocat m’a donc aidé dans l’écriture, pas tant dans la technique que dans la façon d’aborder un personnage, d’en faire un être humain et pas un symbole ni une pancarte.

Concernant cette question de l’empathie, dans vos trois films, les intentions des personnages ne sont révélées qu’au fil du récit et non en amont pour favoriser la proximité avec spectateur : au moment de l’écriture, qu’est-ce qui vous vient en premier, les personnages ou les situations ?

Les deux en même temps. Je changerai peut-être par la suite, mais j’aime beaucoup cette façon d’aborder les personnages. Là encore, si je mets une caméra sur vous, vous ne me direz pas tout de vous en à peine dix minutes. Aujourd’hui, dans certains films, vous rencontrez un personnage et vous savez directement où il vit, travaille, etc… Je ne crois pas en ça. Je crois que si je fais un film sur vous, vous allez finir cet entretien, sortir et peut-être recevoir un appel et allez devoir partir quelque part urgemment. Mais, dans la vraie vie, je ne saurais pas pourquoi. Cela va me rendre curieux, ça veut dire que ça fonctionne. Je suis donc invité à entrer dans le film. Je pense que c’est vraiment lié au fonctionnement de la vie. J’appelle ça l’introduction retardée. Vous prenez des personnages intéressants et vous les mettez dans des situations intéressantes et je pense que c’est tout ce dont un film a besoin. Vous pouvez même révéler des informations jusqu’à la toute fin du film, jusqu’à son climax. Je pense que la vie est comme ça et j’essaie de trouver de l’inspiration dans la vie et non d’une idée de ce qui serait d’un bon scénario. Je pense aussi qu’il faut que ce soit imprévisible, même si ça peut être frustrant pour le spectateur. Je pense que la vie est ainsi. De nos jours, dans neuf films sur dix, on connaît la fin après vingt minutes. J’essaie de ne pas faire ça dans mes films.

Vos trois films se déroulent sur un laps de temps très resserré, pourtant la durée de vos plans est régulièrement assez longue : d’où vient ce rapport à ce type de temporalité ?

C’est probablement lié à ce dont nous parlions précédemment à propos de personnages intéressants dans des situations intéressantes. Je ne dis pas que tous mes films seront comme ça, par exemple Unidentified se déroule sur quatre jours, tandis que Dédales s’étend sur uniquement deux jours. Tout devient plus intéressant lorsque l’action se déroule sur un laps de temps resserré. Pas tant pour des enjeux de courses contre la montre comme dans un film policier, mais parce que si vous devez résoudre un problème aujourd’hui, ça donnera un film sur vous plus intéressant que si cela s’étend sur une année de votre vie. Ce sera plus intense. Et je pense qu’avec mes films, qui par ailleurs sont des films roumains avec des petits budgets, je tire un avantage de cette petite échelle. Les films sont des films. Pour moi, les films sont plus grands que la vie. Ils peuvent être tout et n’importe quoi, de Chantal Akerman à Bresson en passant par Michael Bay et ses 3 000 plans par heure. Je n’aime pas Michael Bay, mais je respecte toute forme de cinéma. Je parle souvent de cette métaphore de l’énergie qui vient du soleil où nous voyons qu’une infime partie de la lumière visible, mais il y a des rayons X, des ultraviolets… Je pense donc qu’aujourd’hui, les films ne font qu’une partie de leur travail et je pense qu’ils peuvent faire bien plus. Nous avons encore beaucoup à apprendre sur les possibilités du cinéma. Je respecte toutes les formes de cinéma, mais selon moi, les films sont plus grands que la vie. Je n’aime pas faire des tranches de vie avec des drames un peu longs. Je veux donc mettre des personnages intéressants dans des situations intéressantes, ce qui intensifie automatiquement la dramaturgie. Je pense qu’une solution parmi tant d’autres est de resserrer l’action. Et les longues prises, à mon sens, n’ont pas vraiment de rapport avec cette question, mais sont plus liées au style même de Dédales. C’est la première fois que j’ai écrit un film qui ne pouvait pas être filmé d’une autre façon qu’en plans séquence. Si je l’avais tourné avec des plans plus courts, le film n’aurait pas fonctionné. C’est pour ça que j’ai fait de longs plans, et non nécessairement en opposition à la temporalité resserrée.

Les trois films partagent des personnages et des lieux : comment est-ce qu’on écrit trois longs métrages interconnectés ?

C’est à la fois une bénédiction et une malédiction. C’est un fardeau parce que vous ne pouvez pas écrire un seul de ces films de façon complètement séparée des autres. Il faut prendre en compte tout ce qui a déjà été fait, et non simplement s’asseoir et écrire. Mais c’est aussi une aide parce que c’est un travail et une énergie qui s’étendent sur une longue durée. Il ne s’agit pas juste d’écrire un scénario et d’aller sur le tournage, puis d’avoir une baisse d’énergie. Ici, je sais que je dois faire trois films, et lorsqu’on y pense, qu’on écoute de la musique et que l’on réfléchit à des idées, on ne pense pas qu’au premier long-métrage, mais aussi au deuxième et au troisième. Ça aide donc en donnant beaucoup d’énergie. Je n’ai jamais travaillé à la télévision, peut-être un jour, mais je pense que cela doit être le même type d’impulsion qui traverse les séries parce qu’il ne s’agit pas que d’un seul épisode, mais d’une vision d’ensemble. Donc pour moi ça aide. Actuellement, je suis en train d’écrire le troisième film, je suis donc principalement confronté aux points négatifs parce que je ne peux pas simplement écrire un film qui se suffit à lui-même. Je me pose donc la question de comment inclure ce long-métrage dans la trilogie. Pour rappel, j’écris trois histoires complètement différentes, mais elles sont indépendantes et en même temps indissociables les unes des autres. C’est à la fois positif et contraignant. La plupart du temps cela donne de l’énergie et c’est un plaisir d’écrire sur tout un monde et non sur une simple histoire.

Quand interviennent les liens et échos entre les films ?

Ils interviennent, je l’espère, naturellement. Parce que ça me semble une meilleure façon de les relier qu’en inventant superficiellement des liens. J’essaie de ne pas inventer des éléments superficiels et je suis parfois confronté à certaines problématiques. Parfois j’ai envie de faire revenir tel personnage, et de le mettre là. Puis un jour plus tard, j’y reviens et je me dis que ça ne fonctionne pas. J’essaie donc de savoir où les liens apparaissent naturellement, et si ça arrive, c’est une victoire. Par exemple, pour Dédales, plusieurs personnages d’Unidentified sont de retour : le taxi, le docteur… mais ils reviennent naturellement, et non pour faire du remplissage. Je vais essayer de faire la même chose avec le troisième. Les connexions doivent se faire naturellement : si pour ça il ne doit y en avoir que trois, ça ne me posera pas de problème. Même si j’en veux plus, je n’en forcerai pas plus. S’il y en a 30, mais qu’ils sont tous naturellement introduits dans le récit, ça m’ira également, je ne trouverai pas que c’est trop. Je veux que l’histoire trouve sa forme par elle-même, quitte à ce que je l’aide un petit peu par ci et un petit peu par-là, mais sans que ce soit artificiel.

Outre vos réalisations, vous produisez des films : est-ce que ce travail influence votre façon d’écrire ? de filmer ?

Beaucoup. Avant tout, je n’ai aucune ambition en tant que producteur. Tous les films sur lesquels je travaille en tant que producteur sont réalisés par des amis. Si je me souviens bien, lorsque j’ai rencontré pour la première fois Barbet Schroeder, il m’avait dit qu’il avait suivi de près la Nouvelle vague en produisant des films pour ses amis :  c’est ainsi que je me vois en tant que producteur. J’ai une caméra, des objectifs, des connaissances… il faut donc les utiliser. Quelques-uns de ces réalisateurs avec qui j’ai travaillé sont d’anciens étudiants, de Columbia, où j’enseigne le cinéma. Quelques années après qu’ils aient été diplômés, je suis allé les voir pour savoir s’ils avaient besoin d’aide : « Je peux donner des conseils sur l’écriture, le montage, partager du matériel… » Pour chacun d’entre eux, ça a été un investissement personnel. Que je continue à produire à l’avenir ou non m’importe peu, ça dépend plus de la situation. Ce qui aide beaucoup en revanche, c’est que lorsque l’on fabrique un film, tous les trois ou quatre ans, c’est que produire étend votre esprit. À l’instar des personnages à la fin d’Unidentified, je pense sincèrement que nous sommes limités. Nous avons notre propre expérience des choses : vous avez grandi à Paris, vous avez un certain type d’expérience, j’ai grandi en Roumanie communiste, ce qui fait que j’ai un autre type d’expérience. Vous avez comme cette bulle qui vous entoure qui fait que vous regardez un certain type de films, que j’en regarde un autre. Que ce soit vous ou moi, on ne peut donc que faire un certain type de films, etc… L’idée est donc d’étendre autant que possible cette perception des choses. J’ai donc toujours essayé d’être sur les tournages d’autrui. Je répète souvent à mes étudiants d’aller au musée, de lire… pour éviter de n’avoir tout le temps les mêmes idées. Se renseigner sur telle chose vous fera avoir telle idée, qui vous fera penser à telle chose et ainsi de suite. Ce pour quoi je voyage beaucoup et que je rencontre beaucoup de gens. Donc produire est une façon de travailler à devenir un meilleur réalisateur, aussi parce que vous voyez les différentes façons de faire. « Ah, tiens, c’est fait différemment ici. Je ne l’aurai pas fait comme ça, mais je comprends pourquoi ça a été fait. » Parfois, aussi, vous notez les erreurs des autres. « Je ne ferai jamais ça de toute ma vie. » Ça fait partie de ce processus d’expansion.

Pouvez-vous dire quelques mots du troisième volet de la trilogie ?

C’est à propos de la nonne que Cristina croise le matin en s’échappant du monastère, qui est interrogée plus tard dans le film. Elle sera le personnage principal et le long-métrage parlera de sa foi. Il sera beaucoup plus centré sur le monastère. Je dirai même qu’il sera plus métaphysique. Il sera aussi très centré sur la famille. Et ce qui est intéressant à propos de ce troisième film, c’est que son casting est quasiment déjà prêt grâce aux deux autres. La mère supérieure sera de retour et les collègues aussi. Lorsque j’ai eu l’idée de Dédales et que j’ai dû préparer le film, je n’ai pas dû faire un casting pour un film, mais pour deux films et demi presque, sans scénario d’ailleurs. Des acteurs du premier film ont donc participé à un casting pour les deux premiers films, alors que je savais qu’ils ne seraient pas pris pour ceux-ci puisque dans ma tête ils auditionnaient pour un film que je n’avais pas encore écrit.

Est-ce qu’Unidentified était déjà écrit lorsque vous avez eu l’idée de Dédales ?

Oui, je l’avais déjà écrit. C’est même à ce moment-là que j’ai compris que ce serait une trilogie. J’avais déjà l’envie de faire une trilogie dans ma ville. J’ai écrit Unidentified dans ce décor et tout d’un coup j’ai eu cette idée inattendue. Pourquoi ne pas créer un pont entre les deux films.

Entretien avec Bogdan George Apetri, réalisateur de “Dédales” – Il était une fois le cinéma