Des djinns, une femme sans tête et Dakota Johnson: la rentrée littéraire 2023 en neuf livres

Les sorties de livres, cette course folle. À tout moment de l’année, de nouveaux titres surgissent, faisant du paysage littéraire un monument de vertige –l’idée qu’on ne manquera jamais de lectures est délicieuse– et de frustration –l’idée qu’on ne pourra jamais tout lire est désespérante. Janvier est l’un des moments forts de l’année littéraire, et c’est même peut-être la plus jolie période, dégraissée des tensions et des pressions liées aux prix littéraires.

Pour célébrer la première fournée de 2023, nous vous avons sélectionné neuf livres qui méritent, c’est une certitude, de trouver leur place dans vos sacs, sur vos tables de chevet, et tôt ou tard dans vos mains.

«Seule», jusqu’ici tout va mal

C’est une affaire hélas bien réelle qui a donné envie à Nesrine Slaoui (Illégitimes) de reprendre la plume: celle de la mort d’Alisha, 14 ans, poussée dans la Seine par deux camarades. Ou l’ultime étape d’un harcèlement au long cours. Un féminicide, car c’est bien de cela qu’il s’agit, qui lui a inspiré l’histoire d’Anissa, adolescente vivant à Argenteuil, que ses camarades de classe détruisent chaque jour un peu plus sur le groupe Snapchat qu’ils partagent. L’arrivée de Dylan, un garçon charmant qui va faire attention à elle, fait glisser son calvaire vers le tragique et l’irréversible.

Seule a beau s’écrire au singulier, c’est pourtant un roman double. En parallèle, l’autrice raconte la trajectoire de Nora, trentenaire qui se débat contre le sexisme et le racisme tout en se noyant dans sa relation avec Abel, un type qui la traite mal. Anissa, Nora, deux facettes d’une même souffrance: celles de femmes d’origine maghrébine qui semblent avoir perdu d’avance, puisqu’on leur reprochera aussi bien leur féminité que leur manque de féminité, leur désir d’indépendance comme leur prétendu asservissement.

C’est l’histoire d’une société qui ne peut même plus jouer la carte du «jusqu’ici tout va bien», car tout va mal depuis déjà trop longtemps. Une société qui, tout en sachant que l’issue a de fortes chances d’être fatale, se met les mains sur les yeux comme si ça allait empêcher l’impact. Il ne faut pas plus d’une centaine de pages à Nesrine Slaoui pour dresser un constat implacable sur notre aveuglement collectif face aux violences, psychologiques et physiques, qui frappent systématiquement les mêmes catégories. Et qui fait que chaque victime se sent seule, au singulier, alors qu’elle n’est pourtant qu’une au milieu de tant d’autres.

Seule

de Nesrine Slaoui

Fayard

144 pages

17 euros

Parution: 4 janvier 2023

«Petite sale», la dernière femme

«Tout le monde commande Catherine, elle est en dernier, après la boue, après les porcs.» Dès les premières pages du deuxième roman de Louise Mey (après une mémorable Deuxième femme), le ton est donné: il sera cinglant et traversé de part en part par un esprit de révolte. Car aux antipodes de Catherine, tout en haut de l’échelle sociale il y a Monsieur, propriétaire d’une exploitation agricole dont il est fier comme Artaban.

Ce jour de février 1969, Sylvie, 4 ans, échappe à la vigilance de Catherine et se volatilise. Cette dernière est la dernière à avoir vu la fillette, qui n’est autre que la petite-fille de Monsieur. Dans plusieurs villages imaginaires de la campagne axonaise, cette affaire d’enfant disparue va catalyser les tensions et les violences, le classisme et la misogynie. Il ne faudra pas plus d’une dizaine de jours pour que le vernis saute.

Il y a quelque chose de chabrolien dans le paysage que peint Louise Mey, à ceci près que Chabrol, s’il a beaucoup filmé de femmes dans les rôles principaux, avait le «female gaze» très variable. Petite sale est un vrai polar, pas un polar prétexte, mais c’est aussi une étude minutieuse de la façon dont les violences patriarcales, en plus de transformer certaines femmes en montagnes de souffrance, tendent à gangréner toute notre société. 1969-2023, même(s) combat(s).

Petite sale

de Louise Mey

JC Lattès – Le Masque

378 pages

21 euros 50

Parution: 11 janvier 2023

«Le mystère de la femme sans tête», mort et vie d’une résistante

Parce que son perfectionnisme ne l’empêche pas de mettre ses tripes sur la table, Myriam Leroy enchaîne de façon admirable les œuvres qui secouent, donnent la nausée, s’inscrivent durablement sous l’épiderme. C’était le cas d’Ariane, terrible roman sur la relation entre deux adolescentes, puis des Yeux rouges, inégalable récit d’un cyber-harcèlement; et c’est encore le cas du Mystère de la femme sans tête, enquête sur une femme qui fut décapitée avant d’être oubliée.

Marina Chafroff, c’est son nom, eut la tête tranchée à la hache sur ordre d’Hitler. Elle s’était dénoncée pour le meurtre d’un officier allemand en décembre 1941. Sa tombe se trouve au cimetière belge d’Ixelles; sous son nom, un seul mot: «décapitée». C’est tombant dessus par le plus grand des hasards que Myriam Leroy plonge dans le puits sans fond de l’obsession. À l’envie de connaître la trajectoire de cette résistante, dont personne ne semble se souvenir ni se soucier, s’ajoute le besoin viscéral de raconter des histoires et de trouver la meilleure forme possible pour le faire.

Le mystère de la femme sans tête est autant une biographie que le récit de l’élaboration de cette biographie, avec ce que cela inclut de doutes, d’impasses, de points de convergence entre le vécu de la personne qui écrit et celui de la personne sur laquelle elle écrit. Que peut-on apprendre sur soi-même quand on entreprend de reconstituer le parcours d’une héroïne morte huit décennies plus tôt? Vraiment beaucoup de choses, révèle Myriam Leroy, qui rend à Marina Chafroff la place qu’elle mérite –bien au centre, sur les tables d’autant de librairies que possible– sans pour autant oublier ses propres démons et ses propres combats.

«Djinns», génies sur l’épaule

C’est la prise en charge de Jimmy, un voisin schizophrène, qui va pousser Penda, la narratrice de Djinns, à accélérer son introspection. En compagnie de Mami Pirate, sa grand-mère, la jeune femme va s’appliquer cet adage selon lequel on ne s’aide jamais autant soi-même qu’en portant secours aux autres. Le tout dans un monde où l’ultra-réalisme côtoie le surnaturel.

Car Mami est guérisseuse et Penda a bien l’intention de devenir sa disciple. En attendant, elle ne cesse de s’interroger sur les «jnoun», pluriel du mot arabe «djinn», qui désigne ces créatures nées avant l’islam et que l’on pourrait assimiler à des génies –bons ou mauvais. La quête intérieure de l’héroïne, fascinante et pleine d’humour («Les djinns, peu importe sous quelle forme ils se manifestent, ils peuvent être de sacrés bâtards»), traduit bien le mélange de détermination et d’incertitude qui l’anime.

Comment apprendre à se connaître? Comment composer avec ses dieux et démons intérieurs? Seynabou Sonko décrit une vie en forme de grand écart, où travailler à son éveil spirituel doit se faire entre des sessions de job alimentaire et des phases d’accompagnement de Jimmy, dont la mémoire fonctionne comme celle de Guy Pearce dans Memento, et qui exècre le bruit de la fourchette qui racle le fond de la casserole. La langue de Djinns, fleurie, moderne, achève d’en faire un petit régal.

Djinns

de Seynabou Sonko

Grasset

180 pages

18 euros 50

Parution: 11 janvier 2023

«Abondance», loin du rêve américain

C’est un livre qui commence par une série de sommes d’argent, en dollars, alignées au centre de la page au gré d’une interminable colonne. Plusieurs fois le zéro absolu, mais aussi, une fois, la somme de 50.000 dollars. Les sommes en question, qui deviendront des titres de chapitres, représentent l’argent dont dispose Henry, le héros d’Abondance.

Jadis, Henry avait tout; désormais, il n’a plus qu’un pick-up et quelques dollars, et il joue les équilibristes pour s’occuper malgré tout de Junior, son fils, enfant plongé bien trop vite dans ce monde des adultes où un sou est un sou, et où le moindre imprévu ou la moindre folie peuvent sérieusement compromettre votre avenir. On a déjà croisé ce genre d’univers –le synopsis fait sérieusement penser à celui du film À la recherche du bonheur, où Will Smith et son fils Jaden cherchaient en vain le rêve américain–, mais l’écriture fait toute la différence.

Les titres de chapitre en forme de sommes d’argent n’ont rien d’un petit dispositif un peu artificiel: au contraire, ils appuient l’impeccable démonstration de l’auteur, qui fait de l’existence de Henry, Junior et tant d’autres un jeu vidéo dans lequel les dollars sont autant de points de vie –et où l’espoir de pouvoir recommencer la partie en cas de défaite est à peu près inexistant. Abondance ressemble à du Cormac McCarthy, comme si La Route s’était délesté de sa dimension post-apocalyptique parce que le présent est déjà assez terrifiant comme ça.

Abondance

de Jakob Guanzon

Traduction: Charles Bonnot

La Croisée

224 pages

22 euros

Parution: 11 janvier 2023

«À l’abri des hommes et des choses», la norme et la marge

À chaque contact avec la littérature ou la poésie québécoise, on sent que se joue un rapport différent à la langue française, une autre façon de former les expressions, de jouer avec les rythmes, de créer la joie comme l’affliction. Ce roman publié en 2016 au Québec, mais n’arrivant chez nous qu’en ce début 2023 grâce aux éditions de l’Observatoire, creuse ce sillon-là de fort belle manière.

Les titres des chapitres d’À l’abri des hommes et des choses («Pour m’en faire un gilet de fierté», «Les poules me font peur lorsqu’elles sont mortes», «Ses dents étaient toujours déshabillées») suffisent à donner une idée de sa couleur générale et de son regard atypique sur le monde. L’autrice épouse le regard d’une ado vivant avec Titi, sa responsable légale, dont elle-même ne sait pas s’il s’agit de sa mère («Je ne lui ai jamais demandé ce qu’elle était, je suis trop gênée»). Et déploie un univers toujours inattendu autour de ces deux-là.

Inattendu mais plein d’inquiétudes: il y a l’âge adulte qui pointe au bout de l’adolescence, même si notre héroïne se raccroche tant qu’elle peut à une forme d’innocence et de légèreté dont il ne restera bientôt plus que des miettes; et il y a les cachets que prend Titi, qui indiquent que ça n’est pas facile tous les jours. Sans doute serait-il plus confortable de se réfugier à l’abri des hommes et des choses, mais la vie, en tout cas telle qu’elle est prévue, ça n’est pas ça. La façon dont ce monde hors normes, à la langue inventive, se télescope avec la réalité, crée des émotions inédites.

«Un grand bruit de catastrophe», règlements de comptes à Val Grégoire

C’est du côté des Avrils, maison d’édition riche en révélations, qu’on trouvera le deuxième grand roman québécois de ce début 2023. Un grand bruit de catastrophe se déroule à Val Grégoire, «un rond-point d’environ cinq kilomètres», dont l’artère principale «a la forme d’un lasso, ou d’une corde pour se pendre». Ce village canadien isolé, relié au monde par une unique route, est le décor idéal d’une tragédie en plusieurs actes.

On emploierait volontiers le mot de western si le terme ne risquait pas de faire peur. Par la générosité de son écriture, Nicolas Delisle-L’Heureux met en effet au monde un univers tout sauf aride, où les luttes de pouvoir sont pleines de lyrisme et dont les protagonistes sont loin de n’être que des silhouettes. Un grand bruit de catastrophe, c’est du plaisir à chaque page, tant le style rond en bouche colle à merveille au suspense élégant que l’auteur met patiemment en place.

Incorporant une belle dose d’introspection au sein d’un dispositif de roman noir à l’américaine, l’auteur installé à Montréal signe un livre assez universel, capable d’attirer un large public. Accros au polar, lecteurs et lectrices en mal de romans accessibles, amateurs et amatrices de phrases ciselées, de celles qu’on a envie de prononcer à voix haute tant leur rythme et leurs assonances réjouissent: Un grand bruit de catastrophe est une lecture idéale pour commencer 2023.

«Boris, 1985», en quête d’un disparu

À la fin des années 2010, Douna Loup, écrivaine, s’est mis en tête de partir sur les traces de Boris, son grand-oncle, mathématicien juif soviétique qui avait fini par rejoindre les États-Unis afin de pouvoir poursuivre sa carrière dans la sérénité. Au tout début de l’année 1985, Boris a disparu au Chili, «à moins de cent kilomètres de la Colonia Dignidad, la tristement fameuse secte allemande suspectée de pratiquer la séquestration, la torture et bien d’autres atrocités au pied des Andes». Et personne n’a plus jamais eu de nouvelles.

C’est comme une urgence. Cet homme dont elle n’a jamais été proche, dont elle a peu entendu parler, devient un objet de fascination. Voilà Douna Loup partie sur les traces du grand-oncle Boris, racontant sa quête au gré d’un journal de bord où l’on comprend bien que la démarche est plus importante que la réussite éventuelle de son entreprise. Chaque indice, chaque rencontre, devient un frémissement. Chaque pépin, et notamment une jambe brisée qui ralentit sérieusement les choses, une tragédie.

En cours de récit, le journal de Boris lui-même rejoint celui de l’autrice, qui a mis la main sur quelques carnets. Et on comprend mieux la trajectoire insensée du futur disparu. Dans le présent, l’autrice raconte son fol espoir, ses désillusions, les béquilles qu’elle finit par abandonner comme un symbole. Plus l’enquête avance, plus son issue est incertaine, et plus le récit se gorge de poésie. Comme si, à défaut de résoudre le mystère Boris Weisfeiler, il fallait au moins en faire quelque chose de beau.

Boris, 1985

de Douna Loup

Zoe

160 pages

17 euros

Parution: 6 janvier 2023

«Trois femmes disparaissent», de Tippi à Dakota

Une dynastie d’actrices. Il y a Nathalie Hedren, dite Tippi, «petite fille» en suédois. Il y a sa fille, Melanie Griffith, dont Working girl a forgé lé légende. Et il y a la fille de cette dernière, Dakota Johnson, dont le prénom fut volé à une employée de maison. Trois femmes qui ont compté, comptent, compteront dans le cinéma américain.

En écrivant Trois femmes disparaissent, Hélène Frappat a visiblement eu envie de jouer les enquêtrices, et tant pis s’il n’y a pas de crime. Nous faisant suivre un quatrième personnage sobrement appelé «la détective», et qui n’est autre qu’un double d’elle-même, elle observe l’éclosion de chacune des trois actrices, dissèque la façon dont elles se transmettent le flambeau, regarde les motifs qui se superposent, souvent de façon imparfaite, comme dans les plus fascinants puzzles.

Se dessine en toile de fond une analyse un rien fabriquée mais bigrement ludique de la triple carrière de ces interprètes-là, où les coups reçus par Dakota Johnson dans Cinquante nuances de Grey et ses suites sont vus comme des prolongements de la façon pas très humaine dont Alfred Hitchcock traitait sa grand-mère sur les tournages des Oiseaux puis de Pas de printemps pour Marnie, tournés coup sur coup en 1962 et 1963. Une délicieuse incursion hollywoodienne à laquelle ne manque qu’une dimension cauchemardesque façon Mulholland Drive.

Des djinns, une femme sans tête et Dakota Johnson: la rentrée littéraire 2023 en neuf livres