Bertrand Piccard : “C’est une fierté de savoir que mon grand

Votre grand-père, Auguste Piccard, connu pour avoir atteint la stratosphère en ballon, a servi de modèle à Hergé pour créer le professeur Tournesol. Pouvez-vous nous raconter?

Ce qu’il faut savoir en premier lieu, c’est qu’Hergé a révélé cela très tard, vers la fin des années 1970. Je me souviens très bien de l’interview mémorable qu’il avait donnée : il disait que mon grand-père était pour lui l’archétype du savant, et qu’il avait reproduit tous ses attributs, de son col haut à sa redingote, en passant par ses lunettes rondes et sa cravate, celle-là même qu’il portait lorsqu’il est monté dans la stratosphère. Il expliquait en revanche qu’il avait dû dessiner un “mini Piccard” car l’original mesurait 1,96 mètres et était donc trop grand pour rentrer dans les cases ! Il racontait aussi qu’il avait plusieurs fois croisé mon aïeul dans les rues de Bruxelles où il préparait ses ascensions dans les années 1930, mais que, en tant que jeune dessinateur encore peu connu, il n’avait jamais osé l’aborder. Et que, même lorsqu’il avait commencé à le dessiner une décennie plus tard (Tournesol fait sa première apparition dans Le Trésor de Rackham le Rouge, publié en 1943), il n’avait toujours pas trouvé le courage d’aller lui dire bonjour. Auguste, qui nous a quittés en 1962, n’a donc jamais su qu’il avait constitué une source d’inspiration pour l’un des personnages clés de la saga. C’est dommage, je suis sûr qu’il aurait été très amusé de l’apprendre, et de rencontrer le père de Tintin, dont il suivait avec attention les aventures.

Votre grand-père ressemblait-il vraiment à l’inventeur génial et loufoque qui envoya Tintin sur la Lune

J’avais 4 ans quand il est mort, il ne m’en reste donc que des bribes. Mais je me souviens tout de même d’un grand-père affectueux et chaleureux. Et certains traits de sa personnalité concordent effectivement avec ceux du professeur : il avait par exemple ce côté “perdu dans ses pensées”. Dans sa poche, il laissait toujours un petit carnet, et, parfois, alors que nous marchions dans la rue, il s’arrêtait tout à coup, le sortait et prenait des notes sur ce qu’il était en train de tenter ou de calculer. L’aspect scientifique correspond lui aussi, mais la chronologie est inversée : alors que le professeur commence par inventer un sous-marin avant de s’attaquer à la fusée lunaire, mon grand-père a d’abord conçu le ballon stratosphérique et ensuite le bathyscaphe, destiné à explorer les fonds marins. En revanche, il n’était pas du tout dur d’oreille, il avait même une très bonne ouïe. D’ailleurs, quand mon père a appris qu’il avait inspiré Tournesol, il s’est un peu offusqué de voir à quel point Hergé l’avait caricaturé! Mais pour ma sœur, mon frère et moi, c’était un moment extraordinaire, une grande fierté. D’autant que nous adorions tous Tintin. Plus tard, nous avons élevé nos enfants dans le culte de Tournesol. Quand j’ai confié à ma fille de 9 ans être déçu de ne pas avoir connu davantage son arrière-grand- père, elle m’a dit : “Ne sois pas triste, tu peux le voir quand tu veux dans Tintin!”

Auguste Piccard. Getty Images

De votre côté, à quel âge avez-vous découvert la saga?

À 7 ans, quand mes cousins, qui étaient plus âgés, m’ont offert deux albums en me disant que j’étais désormais en âge de les découvrir. C’étaient Objectif Lune et On a marché sur la Lune, deux des tout meilleurs ! Je me souviens qu’à l’époque, même si je savais lire, je demandais à mes parents de me conter une aventure avant d’aller me coucher. Et je m’arrangeais toujours pour mettre ma couverture par-dessus le numéro de page pour qu’ils ne voient pas qu’on avait bien avancé et arrivent jusqu’à la fin de l’album ! Il y a un autre opus que j’aime beaucoup, c’est Les Bijoux de la Castafiore, pour son côté mystérieux. C’est drôle, il ne s’y passe presque rien et pourtant il y règne un suspense à couper le souffle. Il me rappelle beaucoup les grandes émissions de télévision auxquelles mon grand-père et mon père participaient. Tout est très bien décrit : les journalistes arrivant avec tout un attirail de caméras et d’éclairages, les câbles s’étendant partout dans la pièce et au dehors, tout le monde devant faire silence pour la durée de l’interview… Et puis il y a autre chose aussi : c’est dans cette aventure qu’Hergé donne pour la première fois un indice sur l’origine de Tournesol. Quand la Castafiore rencontre le professeur, elle lui dit : “Je suis ravie de rencontrer celui qui a fait de si magnifiques ascensions en ballon” Or, de ce que l’on sait, Tournesol n’a jamais fait de ballon. C’est donc clairement une allusion à mon grand-père !

Vous êtes issu d’une famille de “savanturiers” : après les ascensions et les inventions sous-marines de votre grand-père, votre père, Jacques Piccard, a lui aussi été océanographe et a travaillé avec la NASA. Comment leurs brillantes carrières vous ont-elles influencé?

Elles m’ont inspiré, bien sûr. Mais il faut bien comprendre que, pour moi, tout ce qu’ils faisaient était complètement normal. Lorsque je suis allé au cinéma voir Vingt Mille Lieues sous les mers de Walt Disney (sorti en 1955), j’ai regardé mon père, qui était assis à côté de moi, et je me suis dit : “Moi, j’ai un capitaine Nemo à la maison !” Dans les années 1960, nous habitions en Floride car mon père concevait un sous-marin pour une société qui fabriquait le module lunaire de la NASA, à bord duquel il a invité un ingénieur de l’agence spatiale pour préparer une mission de longue durée. À cette époque, j’ai donc pu assister à plusieurs décollages de fusées Apollo, rencontré des astronautes des programmes Mercury, Gemini ou Apollo, mais aussi Wernher von Braun, Charles Lindbergh, Jacques Mayol… Être en contact avec tous ces aventuriers m’a donné une certitude : j’avais moi aussi envie d’avoir une vie d’explorateur.

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Pourtant, vous avez commencé par étudier la médecine psychiatrique plutôt que la physique, l’ingénierie ou la biologie. Pourquoi ce choix?

Parce que j’avais aussi une mère, ce que tout le monde oublie ! Elle était très intéressée par l’exploration du monde intérieur : les philosophies orientales, la spiritualité, la psychologie… Et je me suis dit que je voulais commencer par l’exploration de ce monde-là. Je voulais comprendre ce qui fait que l’être humain s’épanouit ou déprime, réussit ou rate, le fonctionnement de l’esprit et de la nature humaine. C’est pour cela que je suis devenu psychiatre et psychothérapeute. Mais je n’en suis pas resté là, je voulais aussi explorer des choses qui n’étaient pas enseignées à la faculté : je suis donc parti dans l’hypnose, le taoïsme ou encore la médecine traditionnelle chinoise. Ce qui me captivait, c’était la notion de conscience de l’instant, et j’ai voulu savoir comment utiliser cette sensation d’être vivant dans son corps à l’instant présent dans les psychothérapies. J’ai donc effectué mes thérapies sous cet angle-là, avec de l’hypnose, pour aider mes patients à reprendre conscience d’eux-mêmes, de leur potentiel, de leur monde intérieur, de leurs capacités et de la valeur de leurs émotions.

Comment se déroule une séance d’hypnose?

En fait, la plupart des patients ont peur de l’hypnose parce qu’ils ont lu Tintin et se souviennent du fakir des Cigares du Pharaon, qui essaie de l’endormir et de prendre possession de son corps ! C’est intéressant de voir à quel point l’hypnose qui manipule les autres est ancrée dans l’imaginaire populaire. L’autre principal responsable de ce préjugé, c’est le python du Livre de la jungle, qui tente d’hypnotiser Mowgli pour le dévorer. Lors de chacune de mes séances, il fallait donc commencer par corriger cette idée préconçue et expliquer que le thérapeute n’est là que pour aider. Je devais montrer au patient qu’il s’agissait de quelque chose d’agréable et non de menaçant, que c’était lui qui faisait le travail, s’appropriait ses émotions, ses capacités, son potentiel, sa conscience. J’ai travaillé de cette manière pendant de nombreuses années.

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En tant que psychothérapeute, quelle analyse feriez-vous du personnage de Tintin?

Tintin est le symbole de l’enfant intérieur que l’on garde en soi et qui arrive à se sortir de tous les problèmes. Il nous donne confiance en la vie et nous montre que l’on peut réussir. Le fait qu’il n’ait aucun lien familial nous permet de nous identifier à lui. S’il avait des parents ou des enfants, une femme ou un mari, on ne pourrait plus le faire aussi facilement. Tintin représente ce que l’on aimerait être depuis qu’on est petit garçon ou petite fille, celui qui se retrouve face aux méchants et gagne, face aux difficultés et réussit à les vaincre, celui qui affronte tant de crises et parvient à les surmonter. Quand on le voit vivre, on se dit qu’il est possible de réussir notre propre vie. En ce qui me concerne, il m’a donné beaucoup de courage.

Du courage, vous en aviez besoin pour vous lancer dans ce projet fou de tour du monde en ballon sans escale et sans assistance! Parlez- nous de cette aventure…

Dans les années 1980, j’avais déjà entamé une vie d’explorateur aéronautique, en parallèle de mes études. Je faisais du deltaplane, de l’ULM et, quand j’étais jeune médecin assistant, j’ai gagné une course transatlantique en ballon. J’avais déjà mon propre cabinet lorsque je suis allé trouver la société Breitling pour leur proposer d’être mon partenaire pour faire le tour de la terre en ballon. À cette époque, les milliardaires Richard Branson et Steve Fossett étaient déjà sur le coup. Je me disais : “J’arrive très tard, je ne serai peut-être pas le premier, mais si je n’essaie pas, je ne réussirai jamais” Et puis tous mes concurrents ont échoué. Au moment de mon premier décollage, j’ai donné une conférence de presse où j’ai affirmé que, pour ma part, j’allais réussir, que j’allais faire le tour du monde en deux à trois semaines. C’était clairement très présomptueux de ma part : six heures après le départ, je flottais en Méditerranée, le ballon coulait et les gardes-côtes venaient me récupérer. Ça a été le pire échec de ma vie. Je me souviens que ma fille refusait d’aller à l’école par peur que l’on se moque d’elle. Mais c’est aussi là que j’ai appris la persévérance, comme celle dont fait preuve Tintin dans Tintin au Tibet. L’échec n’est qu’une étape, il ne faut pas s’acharner mais persévérer, réessayer différemment. Alors j’ai conçu un autre ballon, adopté une autre stratégie, ce qui m’a d’abord permis de voler jusqu’en Birmanie et établir le record du monde de durée, avec neuf jours de vol. Cela a redonné espoir à l’équipe, d’autant que, pendant ce temps, mes concurrents connaissaient des échecs. C’est ainsi qu’a ensuite été conçu, en 1999, le modèle Breitling Orbiter III, un ballon entièrement réétudié avec l’École polytechnique fédérale de Lausanne, amélioré sur le plan thermodynamique, avec un nouveau carburant et un nouvel équipage. Et là, on a réussi. Ça a été le vol parfait, du début à la fin.

Le ballon libre sur lequel le Auguste Piccard s’est élevé jusqu’à la stratosphère à plus de 16 000 mètres d’altitude en 1932.  Getty Images

Comment avez-vous vécu cet accomplissement?

C’était vraiment la réalisation du rêve personnel. J’avais toujours vu des explorateurs faire de grandes choses, vivre de grandes aventures. Celle-là, c’était mon aventure à moi. C’était un grand moment car j’avais enfin réussi à faire quelque chose que personne ne croyait possible. Mais je me suis aussi dit : “Maintenant, il faut faire un rêve utile” C’est ainsi qu’est née l’aventure Solar Impulse. Je voulais refaire un tour du monde, mais totalement propre, sans carburant, sans pollution, sans CO2 , juste avec l’énergie du soleil. J’avais déjà eu l’idée d’un avion à énergie solaire, mais c’était davantage une lubie. Après le succès de Breitling Orbiter, c’est devenu possible, car nous jouissions d’une grande crédibilité. Il y avait eu autour de nous des films, des livres, une forte médiatisation… Quand on a annoncé cette nouvelle aventure, tout le monde nous a suivis.

Avec Solar Impulse, vous avez effectué de nombreux vols d’essai un peu partout avant de boucler le tour du monde, entre 2015 et 2016. Certains paysages ou situations vous ont-ils rappelé des albums de Tintin?

Pour l’un de nos tout premiers vols, en 2012, nous avons atterri au Maroc, à Rabat. En visitant la vieille ville, je me suis totalement retrouvé dans Le Crabe aux pinces d’or. Nous étions là-bas parce que le roi Mohamed VI m’avait demandé d’être le parrain de la centrale solaire qui allait être inaugurée, la plus grande du monde. L’année suivante, au cours de notre traversée des États-Unis, nous avons fait escale à Tulsa, en Oklahoma. Là, c’était vraiment l’ambiance de Tintin en Amérique. Car, dans les années 1920, c’était la capitale mondiale du pétrole et, aujourd’hui encore, on peut y voir des vieux derricks et des bâtiments Art déco typiques de cette époque. Et puis, lors des premières étapes du tour du monde, en 2015, nous avons relié le Moyen-Orient à l’Inde : forcément, cela rappelle la grande échappée en avion de Tintin dans Les Cigares du Pharaon. Mais si je devais ne retenir qu’un seul souvenir de cette formidable aventure, ce serait peut-être le moment où j’ai quitté Hawaï pour rejoindre San Francisco. Juste derrière moi, il y avait l’île hawaïenne, et, devant, des milliers de kilomètres d’océan. À cet instant, j’ai entendu la voix du contrôleur aérien me dire : “Vous pouvez quitter ma fréquence, le Pacifique est à vous” C’était un moment impressionnant.

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En 2017, un an après la fin de cette aventure, vous avez publié le livre Objectif Soleil, écrit avec votre coéquipier André Borschberg. Ce titre est-il un clin d’œil à Objectif Lune?

Bien sûr, à 100 %! C’est un hommage tout à fait volontaire, j’espère qu’Hergé aurait apprécié. Ce livre était aussi l’aboutissement de ma collaboration avec André. Entre nous, s’il y avait forcément une forme de rivalité, il y avait surtout une grande admiration des deux côtés et une forte synergie. Chacun avait ce que l’autre n’avait pas : lui était pilote de chasse et ingénieur, et moi pilote de ballon, explorateur et psychiatre. Cela nous a permis d’apprendre beaucoup l’un de l’autre ; le but n’était pas d’être meilleur que l’autre mais meilleur que soi-même grâce à l’autre.

Au même moment, vous avez fondé l’Alliance mondiale pour les solutions efficientes, avec notamment le projet d’une liste de mille solutions rentables pour l’environnement.

Je me suis toujours dit que les solutions pour protéger l’environnement n’étaient concrétisées que lorsqu’elles étaient économiquement rentables. L’idée était donc de chercher des solutions créatrices d’emplois et génératrices de développement économique. Et aujourd’hui, on en a plus de 1 400 ! Elles permettent de réabsorber la chaleur des cheminées d’usine, de transformer des déchets en pierres de construction, de mettre des chauffages sur géothermie pour faire des économies d’énergie, de décarboner du ciment… À présent, le but est de les amener aux gouvernements et aux entreprises pour favoriser leur mise en œuvre. On a déjà présenté notre liste à Emmanuel Macron, au prince de Monaco, au grand-duc de Luxembourg ou encore à la Première ministre d’Écosse. Et bientôt, nous allons nous lancer dans une nouvelle épopée à la Tintin : un tour du monde dans un grand ballon dirigeable de 150 mètres de long, totalement recouvert de panneaux solaires et entièrement dirigé par le Soleil. Ainsi, nous parlerons aux écoles, aux universités, aux gouvernements, aux entreprises et aux institutions, afin de montrer à tous que des solutions efficaces existent. Je ne sais pas si on l’appellera “Le temple du Soleil”, mais ce serait une jolie idée!

Tintin c’est l’aventure, n°14, éd. GEO/Moulinsart, disponible en librairie, chez les marchands de journaux et à l’abonnement sur prismashop, 17,99 €, disponible également avec un supplément livre pour 21,98€.

© Hergé-Moulinsart 2022

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