BALLAST • Les forêts, du fantasme occidental à l’émancipation décoloniale

« Je suis une mau­dite sauvagesse.
Je suis très fière quand, aujourd’hui, je m’entends trai­ter de sauvagesse.
Quand j’entends le Blanc pro­non­cer ce mot, je com­prends qu’il me redit sans cesse que je suis une vraie indienne et que c’est moi la pre­mière à avoir vécu dans le bois. Or toute chose qui vit dans le bois cor­res­pond à la vie la meilleure. »
An Antane Kapesh

Nous écri­vons ces lignes depuis les ter­ri­toires tou­jours non cédés de la nation algon­quine ani­shi­naabe, dans une région appe­lée aujourd’hui Ontario. En effet, l’un·e de nous est en mobi­li­té au Canada dans le cadre d’un tra­vail de recherche, l’autre l’a rejointe pour quelque temps. Reconnaître cela dès l’ouverture de cet article est à la fois fon­da­men­tal et incon­for­table : en effet, notre pré­sence ici en tant qu’Européen·nes s’inscrit dans une his­toire colo­niale débu­tée au XVIe siècle dont nous sommes à la fois héritier·ères et cri­tiques. Par ailleurs, il n’est pas ano­din d’écrire sur ce sujet spé­ci­fique, « la forêt », depuis cette loca­li­té : les Premières Nations sont sys­té­ma­ti­que­ment vues comme des « gar­diennes » de ces espaces, des pro­tec­trices de savoirs tra­di­tion­nels fores­tiers. Cela n’est pas tota­le­ment faux, mais cette vision natu­ra­lise des sujets qui se trouvent assi­mi­lés à l’idée d’une forêt abs­traite, liée au pas­sé et à la conser­va­tion. Les peuples autoch­tones d’Amérique du Nord sont ain­si contem­plés ou admi­rés, mais peu de dia­logues sont réel­le­ment amor­cés pour com­prendre les liens qui les unissent aux forêts. C’est à par­tir de cette volon­té de com­plexi­fier une vision occidentale de l’étranger et du loin­tain qu’est née l’ambition de cet article. Nous prê­ter à cet exer­cice n’a pas été chose facile car nous ne sommes pas par­ti­cu­liè­re­ment proches des forêts dans nos vies quo­ti­diennes ; c’est jus­te­ment à par­tir de cette étran­ge­té, de cette carence, qu’il nous est appa­ru inté­res­sant d’écrire.

Des condi­tions sociales spé­ci­fiques sont la cause d’une telle absence : les lieux de socia­li­sa­tion, d’éducation et d’évolution d’une grande par­tie de per­sonnes issues de l’immigration et appau­vries dont nous fai­sons par­tie, sont des zones excen­trées, pauvres et racia­li­sées de la ville. Les ban­lieues pauvres sont prin­ci­pa­le­ment faites de béton, d’immeubles ou de « tours » qui se suc­cèdent dans l’espace de la façon la plus res­treinte pos­sible. Cette accu­mu­la­tion spa­tiale n’offre que très peu de place pour des parcs, des bois, ou pour la végé­ta­tion en géné­ral. Dans des métro­poles telles que Paris ou Lyon, ces ban­lieues deviennent des théâtres tris­te­ment célèbres de vio­lences racistes et poli­cières, mais éga­le­ment des lieux de soli­da­ri­tés et résis­tances com­mu­nau­taires intenses. Une cer­taine forme d’assignation popu­laire à ces ghet­tos consti­tue donc la pre­mière rai­son pour laquelle nous res­sen­tons peu d’identification à la forêt. La deuxième rai­son tient au genre : nous le ver­rons plus tard, les forêts sont des espaces où les corps assi­mi­lés au fémi­nin n’ont a prio­ri pas leur place, hor­mis lorsqu’il s’agit de poser nus près d’un arbre. Les repré­sen­ta­tions domi­nantes dans la tra­di­tion occi­den­tale nous montrent que les femmes n’ont rien à faire dans la forêt, si ce n’est d’assumer un rôle pure­ment esthétique.

« Les peuples autoch­tones sont contem­plés ou admi­rés, mais peu de dia­logues sont amor­cés pour com­prendre les liens qui les unissent aux forêts. »

La forêt nous est donc long­temps appa­rue comme un élé­ment loin­tain, peu per­ti­nent à convo­quer dans la vie quo­ti­dienne de cer­tains groupes lour­de­ment oppri­més. Dans un contexte fran­çais, on pense, on connaît et on noue des liens aux forêts prin­ci­pa­le­ment lorsque des pri­vi­lèges nous le per­mettent : c’est le cas de cer­tains éco­los-natu­ra­listes, des pro­prié­taires de cabanes dans les bois qui louent leur loge­ments « inso­lites » sur Airbnb, ou des Rangers de France aux élans sauveteurs.

Notre héri­tage, nord-afri­cain pour l’une, antillais pour l’autre, nous place dans des rap­ports com­plexes vis-à-vis des forêts. Elles nous sont à la fois fami­lières dans les récits, et étran­gères dans nos corps. Notre volon­té dans cet article est de don­ner à (re)découvrir une plu­ra­li­té d’histoires qui soient en conti­nui­té avec les nôtres, sans pré­tendre à un quel­conque « retour à ». Cet article explo­re­ra donc dif­fé­rentes repré­sen­ta­tions de la forêt afin de bous­cu­ler les tra­di­tions occi­den­tales à la fois phi­lo­so­phiques, lit­té­raires et mili­tantes qui pré­do­minent lar­ge­ment en France. L’idée géné­rale est de dénon­cer cette construc­tion comme un pro­duit de la blan­chi­té, et de renouer avec une vision réso­lu­ment poli­tique et enga­gée. Dans cet article, nous n’aborderons donc pas la forêt comme un bio­tope, un éco­sys­tème, ni comme un quel­conque objet scien­ti­fique à étu­dier. Nous essaie­rons plu­tôt de nous concen­trer sur les repré­sen­ta­tions dont nous héri­tons et sur la pos­si­bi­li­té d’opérer une trans­for­ma­tion de celles-ci en y injec­tant des sujets, des mémoires et des hori­zons qui s’émancipent des repré­sen­ta­tions hégé­mo­niques blanches.

[Maya Mihindou, Gabon, 2016]

Promeneur solitaire et forêt blanche

La forêt pour­rait s’affubler d’un « F » majus­cule tant elle a été per­son­ni­fiée par une impor­tante tra­di­tion phi­lo­so­phi­co-lit­té­raire. En France, et on pour­rait élar­gir jusqu’à l’Europe et aux États-Unis, nous lisons la forêt à tra­vers plu­sieurs filtres qui ont don­né nais­sance à notre ima­gi­naire moderne. Les écrits de Jean-Jacques Rousseau et Henry David Thoreau, ain­si que tout le mou­ve­ment roman­tique du XIXe siècle dans la lit­té­ra­ture comme dans la peinture, repré­sentent la forêt comme un espace vaste, imma­cu­lé, pur, étran­ger et fami­lier à la fois. Familier pour celui ou celle qui est assez habile pour décryp­ter son langage, mais étran­ger pour qui y entre pour la pre­mière fois, comme dans un temple sacré à l’intérieur invio­lé. Une immense par­tie du roman­tisme repose en effet sur l’idée d’une nature à contem­pler, refuge de l’homme incom­pris du monde urbain, espace à la hau­teur de ses pen­sées et de sa sen­si­bi­li­té. En ce sens, le mou­ve­ment roman­tique a tis­sé des liens impor­tants avec les phi­lo­so­phies environnementales, et lui a légué cette image d’une forêt aux allures fas­ci­nantes et sédui­santes. En fait, dans tous les textes de ces auteurs, la forêt semble minau­der, elle se laisse à peine décou­vrir, il faut péné­trer ses secrets pour la com­prendre. Elle ne se laisse pas faire faci­le­ment. En d’autres termes, et dans cette pers­pec­tive, la forêt est une femme. Il n’est donc pas éton­nant de consta­ter la pré­sence de créa­tures fémi­nines en tous genres en son sein, comme les nymphes (tou­jours nues, tou­jours sou­pi­rantes). Il arrive même que leur corps ne fasse qu’un avec la forêt : c’est le cas de la nymphe Écho dans les Métamorphoses d’Ovide par exemple, qui se retrouve alors bio­lo­gi­que­ment assi­mi­lée à cette enti­té. Il est impor­tant de noter que cette tra­di­tion sexiste concerne uni­que­ment des femmes blanches, paran­gon de la fémi­ni­té fra­gile, déli­cate et roman­tique. Toutes les œuvres pré­cé­dem­ment men­tion­nées font par­tie du cor­pus lit­té­raire clas­sique ensei­gné au lycée en France. Depuis tou·te·s petit·es, nous avons donc (dans un contexte où, rap­pe­lons-le, nous n’avions jamais réel­le­ment péné­tré dans un bois) reçu des images et des textes qui ont construit et sans cesse réac­tua­li­sé cette uni­té mono­li­thique, « la forêt ».

En tant que corps raci­sés, nous étions plu­tôt assi­gnés à l’exotique, au désert, aux tro­piques, bref aux espaces de dan­ger, mais cer­tai­ne­ment pas à la forêt comme lieu de médi­ta­tion et d’amour roman­tique, ou de minau­de­ries déli­cates. Elle s’est donc des­si­née loin, voire contre nous. Par consé­quent, nous n’y avions pas notre place et n’avions rien à dire des­sus. Ainsi, notre héri­tage est signi­fi­ca­ti­ve­ment nour­ri de récits d’hommes blancs angois­sés, qui dési­rent trou­ver un sens à leur vie dans une nature intou­chable, pré­ser­vée, vir­gi­nale, secrète mais néan­moins sédui­sante et fémi­nine. Nous n’affirmons pas que ces visions sont les seules qui existent en Europe, mais ce sont elles qui dominent et qui sont au centre des dis­po­si­tifs de pro­duc­tion de connais­sance : en ce sens on peut par­ler de repré­sen­ta­tion hégémonique.

À la conquête du sauvage

« La guerre virile ou l’amour roman­tique, voi­là le choix qui est pro­po­sé : la forêt ne peut exis­ter qu’en tant qu’objet de contem­pla­tion ou de conquête. »

À rebours de l’idéalisation roman­tique de la forêt existe une vision tout à fait néga­tive et dan­ge­reuse de celle-ci ; en fait, ces deux pôles sont les deux faces d’une même pièce, car la colo­ni­sa­tion s’accompagne tou­jours de pro­ces­sus de roman­ti­sa­tion et de dia­bo­li­sa­tion de l’Autre, qui agissent conjoin­te­ment. Si la forêt est construite comme har­mo­nie natu­relle dans laquelle l’homme-poète trouve un espace où déployer son esprit, elle peut vite se trans­for­mer en contrée ter­ri­fiante et pleine de périls. Elle se fait désor­mais jungle, ter­ri­toire sau­vage, espace hos­tile par excel­lence. Là, les poètes tour­men­tés font place aux aven­tu­riers intré­pides, bra­vant les dan­gers inhé­rents à cette nature récal­ci­trante, cet « enfer vert ». Aldous Huxley, dans son texte « Wordsworth sous les tropiques », rap­pelle la réa­li­té pro­fon­dé­ment dif­fi­cile de la forêt tro­pi­cale, et fait une cri­tique acerbe des roman­tiques qui l’idéalisent. Pour lui, le mou­ve­ment roman­tique rend facile l’amour de la nature, car « il est facile d’aimer un enne­mi faible et déjà vain­cu, mais un enne­mi non vain­cu, avec qui l’on est encore en guerre, un enne­mi impos­sible à vaincre, tou­jours actif, celui-là n’est pas aimé, ne doit pas être aimé ».

La guerre virile ou l’amour roman­tique, voi­là le choix qui est pro­po­sé : la forêt ne peut exis­ter qu’en tant qu’objet de contem­pla­tion ou de conquête. Dans les deux cas, elle repré­sente tou­jours cet Autre abso­lu. Au sein du pro­jet colo­nial euro­péen du XVIe siècle, la forêt devient assi­mi­lée à celles et ceux qui l’habitent : se forme alors une enti­té natu­ra­li­sée, sau­vage, un hors-civi­li­sa­tion hos­tile. Dans son recueil d’entretiens sur l’anarcho-indigénisme, Francis Dupuis-Déri note : « Les auto­ri­tés euro­péennes colo­niales crai­gnaient donc les défec­tions ou l’ensauvagement, un terme qui évo­quait la vie ani­male des bois, la bes­tia­li­té, une manière déni­grante de relé­guer les Autochtones à l’animalité, voire à la forêt. » De telles repré­sen­ta­tions sont encore soli­de­ment ancrées dans nos pro­duc­tions contem­po­raines. Le célèbre film ita­lien Cannibal Holocaust (1980) incarne par­fai­te­ment cette crainte : il met en scène la recherche de quatre repor­ters dis­pa­rus dans la jungle, dont on com­pren­dra qu’ils ont ren­con­tré des tri­bus can­ni­bales. Le film inau­gu­rait certes un genre inédit dans le ciné­ma d’horreur, mais il contri­buait en même temps à entre­te­nir une image (lit­té­rale, visuelle, ciné­ma­to­gra­phique) raciste des popu­la­tions indi­gènes qui vivent avec les forêts. Ces der­nières, relé­guées en-dehors de l’humanité, appar­tiennent au bes­tial et au féroce : les pra­tiques du sacri­fice humain et du can­ni­ba­lisme appa­raissent comme les traits saillants de leurs cultures « pri­mi­tives », cachées au cœur d’une sylve mena­çante. Ces repré­sen­ta­tions sont bien tou­jours d’actualité, ain­si que le racisme à l’égard des com­mu­nau­tés indi­gènes d’Abya Yala, le nom choi­si par les nations indi­gènes d’Amérique pour dési­gner le continent. Au Mexique, la Ley de Derechos y Cultura Indígena (« Loi des Droits et culture indi­gène ») a sou­le­vé il y a à peine quelques années d’intenses cri­tiques. « Ses détrac­teurs, depuis le milieu aca­dé­mique jusqu’à celui de la poli­tique, ont dépeint les peuples indi­gènes comme anti­dé­mo­cra­tiques et attar­dés, argu­men­tant que si on leur accor­dait l’autonomie, l’on pour­rait même assis­ter à un retour aux sacri­fices humains. » Cette vision colo­niale de l’Autre inverse les rôles par un tour de force déca­pant : le dan­ger ne vient pas du colon armé, mais de la forêt et de celles et ceux qui vivent en son sein, les ensauvagé·es qui vivent hors de la « civi­li­sa­tion ». La forêt est alors indomp­table, elle échappe, elle repré­sente le chaos, de la même manière que les peuples du « Nouveau Monde » repré­sentent un espace désor­don­né et illi­sible pour le pro­jet colo­nial reli­gieux européen.

[Maya Mihindou, Gabon, 2016]

Dans une bina­ri­té de genre sans cesse réaf­fir­mée, le pas­sage dans l’espace fores­tier consti­tue un moment-clef dans la construc­tion d’une mas­cu­li­ni­té recon­nue et triom­phante. Qu’il s’agisse d’un voca­bu­laire bel­li­queux ou amou­reux, la forêt est construite dans une dis­cur­si­vi­té à la fois sexiste et colo­niale. Ces visions sont tou­jours actives dans des tra­vaux de repor­ters et natu­ra­listes qui se reven­diquent pour­tant de luttes éco­lo­giques. On a en tête ces images d’arbres aux cou­leurs vertes satu­rées, ou plus récem­ment celles des méga­feux qui ont tou­ché l’Amazonie, le Canada ou la Californie. Ces images se basent sur une stra­té­gie de choc visuel, de catas­tro­phisme aux accents apocalyptiques. Toutefois, concrè­te­ment, peu d’actions sont enga­gées aujourd’hui pour réin­ves­tir les espaces fores­tiers, et les peuples autoch­tones sont encore très peu sol­li­ci­tés dans les ins­tances déci­sion­naires. C’est donc tou­jours une atti­tude sen­ti­men­tale, indi­vi­dua­liste, entre ter­reur et repen­tance, qui pré­vaut dans nos rela­tions à la forêt : on se rap­pelle l’émoi géné­ral sur les réseaux sociaux pen­dant les récents méga­feux. Nous ne nous recon­nais­sons pas dans cette atti­tude ; nous sou­hai­tons plu­tôt cri­ti­quer ce dis­cours hégé­mo­nique afin de dénon­cer ce qu’il pro­voque : une inac­tion poli­tique. La forêt ne peut plus être dite et pen­sée en ces termes et dans cet héri­tage, c’est à dire « avec les outils du maître ». Il nous appar­tient de fis­su­rer cette enti­té mono­li­thique au pro­fit d’une mul­ti­pli­ca­tion des his­toires, loin d’un récit unique qui uti­lise la forêt comme un miroir de l’humanité, du genre mas­cu­lin ou de la race blanche. Les forêts se conçoivent néces­sai­re­ment au pluriel.

De la plantation au marronnage : s’émanciper du récit unique de « la » forêt

Les forêts sont au fon­de­ment de la socié­té escla­va­giste sur laquelle étaient éri­gées les colo­nies fran­çaises en Amérique. Une fois que les colons s’étaient auto­pro­cla­més monarques ou gou­ver­neurs d’une île, il leur fal­lait habi­ter la terre. C’est à par­tir de l’abattage du bois que l’habiter colo­nial, cette manière vio­lente, des­truc­trice et raciste d’oc­cu­per l’es­pace, commence. Il se pour­suit par une construc­tion en sur­plomb de la plan­ta­tion : c’est la rési­dence du maître. Quant aux esclaves, ils et elles sont forcé·es à vivre sur les plan­ta­tions dans les « cases à nègres » à proxi­mi­té immé­diate des champs. Le maître escla­va­giste à qui est confiée l’exploitation en devient éga­le­ment le pro­prié­taire fon­cier. Ainsi, la mise en place de la pro­prié­té pri­vée va de pair avec une par­cel­li­sa­tion des terres répé­tée à l’envi : l’économie de la plan­ta­tion se carac­té­rise par le défri­chage d’une terre boi­sée, une mono­cul­ture inten­sive jusqu’à épui­se­ment, avant de se dépla­cer sur une autre par­celle et de réité­rer l’opération.

« Les forêts sont au fon­de­ment de la socié­té escla­va­giste sur laquelle étaient éri­gées les colo­nies fran­çaises en Amérique. »

Ce modèle s’est suf­fi­sam­ment répan­du aujourd’hui pour par­ler de « plantationocène ». Nous pou­vons encore consta­ter la toxique homo­gé­néi­té de cette agri­cul­ture aux Antilles : les champs de bananes à perte de vue ont sim­ple­ment rem­pla­cé les champs de cannes. D’hier à aujourd’hui, les colo­nies ont été un ter­rain de jeu pour les expé­ri­men­ta­tions agro­no­miques. En témoigne la créa­tion des jar­dins d’essais colo­niaux au XIXe siècle. Leur objec­tif était de coor­don­ner les expé­ri­men­ta­tions sur les végé­taux issus des colo­nies. Les cher­cheurs culti­vaient donc sous serre des plants tro­pi­caux qui étaient ensuite envoyés aux quatre coins de l’empire colo­nial afin d’améliorer et de ren­ta­bi­li­ser les cultures. De cette pra­tique de la bio­lo­gie et de la chi­mie, visant une exploi­ta­tion incon­si­dé­rée des terres et des êtres, découlent les conta­mi­na­tions de notre siècle comme celle du chlor­dé­cone en Martinique et en Guadeloupe.

Au cœur de la tem­pête escla­va­giste qui s’abat sur les Antilles entre le XVIe et le XIXe siècle, il est un vent contraire, un vent de résis­tance qui souffle dans les cano­pées des régions colo­ni­sées : le vent des marron·nes. Les marron·nes étaient des esclaves qui s’échappaient des plan­ta­tions pour for­mer des com­mu­nau­tés auto­nomes dans les forêts. Celles-ci, tem­po­raires ou per­ma­nentes, se nom­maient qui­lom­bos au Brésil, palenques en Colombie, et les esclaves en fuite, maroons ou mar­rons selon qu’on se trou­vait dans les Antilles anglaises ou françaises. On parle alors de « grand mar­ron­nage » lorsqu’il s’agit de com­mu­nau­tés rela­ti­ve­ment grandes et pérennes. Cette manière, qui n’est pas la seule, d’occuper les forêts, illustre à quel point ces der­nières offrent un espace de pro­tec­tion et de clan­des­ti­ni­té face à une auto­ri­té. C’est le pre­mier espace dans lequel les marron·nes vont se réfu­gier. Loin d’être une simple (mais néces­saire) fuite face à la vio­lence du sys­tème escla­va­giste, elles sont pour le mar­ron­nage un lieu d’émancipation pra­tique et spi­ri­tuelle. En effet, les plan­ta­tions étaient le plus sou­vent ins­tal­lées en lisière de forêts. Ces der­nières repré­sen­taient alors une fron­tière, un hori­zon indé­pas­sable pour les esclaves enfermé·es dans le tra­vail obli­ga­toire et répétitif.

[Maya Mihindou, Colombie, 2017]

C’est en fran­chis­sant cette zone inter­dite que la forêt devient pour les marron·nes un espace refuge. Là, il devient pos­sible de se déro­ber au pou­voir, de dis­pa­raître entre les mornes, les lianes qui tombent depuis les cimes, les man­groves, les herbes hautes qui ondulent au sol. C’est un vaste espace en trois dimen­sions qui se des­sine face à l’horizontalité de la mono­cul­ture, où tout doit être visible pour les maîtres, du tra­vail aux champs à celui des ate­liers en pas­sant par la vie pri­vée qua­si-inexis­tante, réduite à la case. Sur la plan­ta­tion, tout est admi­nis­tré, bor­né dans le temps et l’espace. La vision qui est celle du mar­ron­nage, tout en sinuo­si­tés et en mul­ti­pli­ci­tés, s’exprime à rebours de la concep­tion lit­té­raire abs­traite et idéale de la forêt : cette der­nière cesse d’être le lieu de la médi­ta­tion à la pen­sée unique, pour deve­nir un espace au dia­logue fécond, où ses avan­tages et ses dif­fi­cul­tés font plei­ne­ment par­tie de l’existence des humain·es. Il n’est plus ques­tion de tra­ver­ser la forêt, mais bien de col­la­bo­rer avec elle et en son sein.

Ainsi, en tant qu’espace de refuge, la forêt per­met de se sous­traire à la tem­po­ra­li­té et au rythme impo­sé par l’État et son sys­tème escla­va­giste. La fugue dans ses entre­lacs est, pour celles et ceux qui la pra­tiquent, une éva­sion vers un ailleurs inter­dit qui échappe à un exté­rieur violent. Car seul·e dans les bois, la fuite n’est fina­le­ment plus qu’une esquive éphé­mère, le mou­ve­ment bref et sus­pen­du du ou de la fugi­tive. C’est là que se des­sine la pos­si­bi­li­té de la fabri­ca­tion d’un autre monde. En effet, les marron·nes peuvent y construire une tem­po­ra­li­té nou­velle où ils et elles retrouvent la maî­trise de leurs actes, de leurs choix, de leurs iti­né­raires sur le plan spa­tial mais sur­tout poli­tique. Alors, un dilemme se pose : quit­ter la forêt-refuge et retour­ner à la plan­ta­tion (les courtes absences étant consi­dé­rées comme inévi­tables, elles sont tolé­rées tant qu’elles n’excèdent pas quelques jours, ou choi­sir la forêt clan­des­tine et fon­der une com­mu­nau­té marronne.

« Lorsque la forêt dis­pa­raît, c’est tout ce qui y pousse, ce qui y vit et ce qui s’y orga­nise qui finit par reve­nir dans le giron de l’État. »

C’est donc depuis les forêts que s’amorcent les ten­ta­tives de se libé­rer, indis­pen­sables à la fon­da­tion d’un ailleurs éco­lo­gique et poli­tique. Là, l’installation d’un camp mar­ron signe le bas­cu­le­ment d’un refuge tem­po­raire vers l’entrée en clan­des­ti­ni­té per­ma­nente. Celle-ci se base sur l’effacement de l’itinéraire : le che­min vers le camp, les pas dans la boue, les bran­chages cas­sés pen­dant la fuite sont occul­tés. Mais aus­si l’effacement d’un sys­tème de domi­na­tion qui rete­nait encore l’esclave dans la plan­ta­tion. Les forêts offrent ain­si un camou­flage en rup­ture avec le monde auquel on s’est déro­bé afin d’empêcher l’État et le sys­tème escla­va­giste de faire leur retour dans les esprits et les idées. C’est à par­tir de ce modèle clan­des­tin que les marron·nes échappent à un sys­tème, façonnent un lieu de lutte contre une manière asser­vis­sante d’habiter le monde.

Surveiller et couper

C’est en ce sens que la défo­res­ta­tion, quant à elle, pos­sède une double fonc­tion dont on constate encore les désastres aujourd’hui. La pre­mière, et la plus cou­rante, est la des­truc­tion à des fins de pro­fits capi­ta­listes : car que sont les forêts, les arbres, les plantes et leurs habitant·es de toutes espèces, sinon des res­sources inex­ploi­tées, nui­sibles à l’accroissement du capi­tal ? Dès lors, de la conquête de nou­veaux pro­fits par le déboi­se­ment découle une deuxième fonc­tion : le contrôle et la sur­veillance. La défo­res­ta­tion réa­lise l’exercice bru­tal d’annihiler l’esquive du ou de la fugi­tive. Raser les bois et les forêts met fin au relief refuge de ces espaces. C’est une entre­prise qui per­met à l’État de main­te­nir sa sur­veillance et de rame­ner tout ce qui est forêt, vivant ou non, à un sys­tème à voca­tion pro­duc­ti­viste. Elle rend pos­sible la maî­trise (ou l’anéantissement) d’un espace tou­jours pen­sé comme un « en-dehors », un « hors de por­tée » qui, jusque là, se pas­sait sous les radars. Lorsque la forêt dis­pa­raît, c’est tout ce qui y pousse, ce qui y vit et ce qui s’y orga­nise qui finit par reve­nir dans le giron de l’État.

[Maya Mihindou, France, 2020]

Au moment où nous écri­vons ces mots, nos convic­tions anar­chistes, bien qu’elles se soient façon­nées entre l’urbain et le péri-urbain, s’agitent pour et envers les forêts. Celles-ci deviennent pour nous aus­si des espaces qui pro­tègent, plus encore que des espaces à pro­té­ger. Les forêts doivent s’étendre face au fichage poli­cier et au tra­çage numé­rique. Lorsque nous avons l’occasion de nous bala­der en forêt, où notre smart­phone ne capte aucun signal, nous y voyons déjà une invi­ta­tion à nous dis­si­mu­ler. Il s’agit déjà d’une oppo­si­tion par­tielle mais bien réelle à l’État qui, aux côtés des opé­ra­teurs télé­pho­niques, déploie tout un arse­nal d’antennes 4G/5G.

Ainsi, les forêts étaient en pre­mier lieu un espace qui donne une chance de fuite, d’esquive, d’éclipse, de déro­bade, autant de pra­tiques de résis­tance indis­pen­sables face à l’exploitation inhé­rente au sys­tème escla­va­giste dont notre État colo­nial est l’héritier aujourd’hui. D’ailleurs, en créole, on parle de lyan­naj pour dési­gner la mul­ti­pli­ci­té des rela­tions. Cette méta­phore végé­tale rap­pelle l’histoire hybride des maron·nes avec les forêts d’hier, autant que les occu­pa­tions de résistant·es dans les bois d’aujourd’hui. La liane est l’expression de ce lien, de la résis­tance comme esquive, de la mul­ti­pli­ci­té des liai­sons inter-espèces qui font forêt, et dans le mot lyan­naj réside cette com­plexi­té, comme le rap­pelle le phi­lo­sophe et anthro­po­logue Dénètem Touam Bona. « Tout en varia­tions créa­trices, en zig­zag, ici et là, par-des­sus, par-des­sous, par les inter­stices des rochers ou les trem­plins des souches, la ligne de fuite du lyan­naj par­court tous les étages de la forêt, sans prio­ri­té ni hié­rar­chie, enchâs­sant des formes de vie a prio­ri sans rap­port. […] une mul­ti­tude de vivants empruntent et recréent, à chaque ins­tant, les routes frac­tales du lyan­naj. […] Par son par­cours ver­ti­gi­neux, la liane incarne aus­si le pou­voir de tra­ver­ser et d’être nour­rie par ce que l’on tra­verse (et vice ver­sa). » C’est depuis ces routes sinueuses que de nou­velles his­toires de forêts pour­ront recom­po­ser nos imaginaires.

Les forêts se dégagent ain­si du rôle de simple « objet de repré­sen­ta­tion » et deviennent des col­la­bo­ra­trices effec­tives d’un chan­ge­ment social au sein duquel la clan­des­ti­ni­té et la radi­ca­li­té sont cen­trales. Aujourd’hui, les mul­tiples occu­pa­tions des bois par des militant·es qui défendent d’autres manières d’habiter les terres, du bois Lejuc à Bure jusque la forêt de Hambach en Allemagne, reten­tissent de ces reven­di­ca­tions. Pourtant, on ne peut s’empêcher de consta­ter qu’il s’agit d’espaces majo­ri­tai­re­ment blancs, où l’on décèle par­fois encore des dis­cours pro­tec­tion­nistes voire roman­tiques. Pour comp­ter les forêts non pas comme de simples espaces mais comme des alliées stra­té­giques contre un État capi­ta­liste et colo­nial, nous incombe une res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive de racon­ter des his­toires dont les descendant·es de colonisé·es sont les sujets. Il appar­tient à celles et ceux qui détiennent les moyens de dif­fu­sion de modi­fier les termes du dis­cours afin d’en faire un outil redou­table qui ne délaisse jamais l’anticolonialisme pour l’anticapitalisme, au risque de blan­chir les luttes et de nous les rendre, à nou­veau, étrangères.

BALLAST • Les forêts, du fantasme occidental à l’émancipation décoloniale