Le nouveau Tianxia : reconstruire l’ordre interne et externe de la Chine

Xu Jilin (né en 1957) est un historien et un intellectuel public très en vogue qui enseigne à la East China Normal University à Shanghai. En tant qu’universitaire, il se spécialise sur l’histoire intellectuelle de la Chine moderne et contemporaine, mais se préoccupe également des débats qui ont cours au sein de la communauté intellectuelle chinoise. Comme cela transparaît dans le texte traduit ici, Xu écrit comme un libéral ouvert d’esprit, perturbé par la montée des sentiments ultranationalistes en Chine accompagnant l’essor de la Chine. Ces sentiments mettent l’accent sur le fait que seule la Chine serait une véritable « civilisation » , à laquelle ne pourraient pas s’appliquer les valeurs soit disant « universelles » promues par l’Occident. Il rappelle à ses lecteurs qu’on retrouve les mêmes sentiments au centre des discours véhiculés par l’Allemagne et le Japon dans la première moitié du XXe siècle.

Même si on retrouve les principaux thèmes de cet essai paru en 2015 dans de nombreux autres textes de Xu, ils sont ici entrelacés de manière originale pour aborder un sujet que Xu ne traite pas souvent — la politique étrangère chinoise contemporaine. Il commence par une présentation assez familière de la notion traditionnelle de tianxia 天下 (littéralement « Tout ce qui est sous le ciel ») qui, selon les mots de Xu, connotait à la fois « un ordre civilisationnel idéal, et un imaginaire spatial mondial dont les plaines centrales de la Chine constituent le noyau. « En un sens, la Chine était donc le tianxia c’est-à-dire l’incarnation, lorsque le système fonctionnait au mieux, de l’ensemble des principes qui justifiaient la domination impériale confucéenne. Mais le tianxia était ouvert, non fermé ; à la manière du rêve américain du XXe siècle, le tianxia était compris, par les Chinois, comme une sorte d’universalisme auquel les autres cultures pouvaient aspirer. » Xu illustre son propos moins par une discussion sur le système traditionnel de tribut de la Chine que par une exploration des relations historiques entre le peuple Han et les divers « groupes barbares » non Han à la périphérie de la Chine. 

Selon son point de vue, les processus d’assimilation, d’emprunt et d’intégration étaient multiples, complexes et ne posaient aucun problème au niveau idéologique. En d’autres termes, avant l’arrivée de la notion d’État-nation, « Chinois » et « barbare » n’étaient pas compris en termes de race mais en termes de civilisation. Le tianxia, ouvert et universel, accueillait les « masses entassées » d’Asie – à condition qu’elles reconnaissent l’éclat du tianxia.

Xu se sert donc de cette leçon d’histoire pour retourner la situation contre ses adversaires : en l’occurrence, les ultra-nationalistes chinois et ceux, comme Zhang Weiwei 张维为(né en 1957) ou Pan Wei 潘維 (né en 1964), qui mobilisent le concept de « caractère unique » de la Chine pour affirmer qu’elle devrait ignorer l’Occident et revenir à sa seule civilisation. Il soutient que leur patriotisme et leur fierté nationale reposent sur une interprétation erronée de l’histoire de la Chine : lorsque la Chine était grande par le passé, elle était ouverte et non fermée. Si la Chine souhaite redevenir grande, elle doit adopter la même attitude, car les civilisations doivent par définition être universelles. Il affirme en outre que même le patriotisme et la fierté nationale de ceux qui prêchent un rêve chinois étriqué sont les produits de la conversion de la Chine au modèle de l’État-nation et aux objectifs de richesse et de pouvoir de ce dernier. En d’autres termes, la fierté qu’inspire l’essor de la Chine serait en grande partie une fierté découlant de sa réussite au jeu de l’Occident. Le vrai « jeu » de la Chine, lui, demeure oublié.

Xu tente ensuite d’imaginer un monde dans lequel une certaine version du tianxia remplace la posture étatique contemporaine de la Chine. Dans le contexte des relations problématiques qu’entretient la Chine avec les peuples non-Han de la périphérie — principalement, mais pas exclusivement, les Tibétains et les peuples musulmans du Xinjiang — Xu suggère que la politique de « multiculturalisme » de la dynastie Qing, qui reconnaissait l’autonomie des groupes minoritaires dans certaines limites, fonctionnait mieux que les politiques actuelles, qui combinent à la fois intégration et modernisation forcées. En ce qui concerne la géopolitique de l’Asie de l’Est, Xu imagine un monde fondé sur des valeurs partagées issues du tianxia plutôt que sur des alliances ou des antagonismes fondés sur des intérêts. Et dans le monde en général, Xu propose la création et la propagation d’une tianxia 2.0, qui serait « décentrée et non hiérarchique », et donc prête à contribuer à la construction de « nouveaux universalismes » — c’est-à-dire à donner corps à l’ordre post-moderne.

Enfin, on notera que Xu Jilin, qui mobilise dans ce texte un grand nombre de références occidentales, lit à peine l’anglais. C’est l’industrie massive de traduction en Chine qui rend disponible tout ce qui vient d’ailleurs et semble pertinent en chinois presque du jour au lendemain. Il s’agit d’un avantage stratégique considérable par rapport aux moindre effort que l’on déploie en général en Occident pour comprendre la Chine. Cette série est une tentative d’enclencher une dynamique symétrique et vertueuse : comprendre la Chine en lisant ses penseurs.

L’essor de la Chine pourrait bien être l’événement qui aura le plus d’impact sur le XXIe siècle. Pourtant, malgré l’expansion de la puissance de la Chine, les ordres intérieur et extérieur du pays sont devenus de plus en plus étroits. Sur le plan intérieur, la grandeur nationale n’a pas généré une force centripète attirant vers le centre les diverses nationalités minoritaires des régions frontalières. Au contraire, des conflits ethniques et religieux éclatent continuellement au Tibet et au Xinjiang, au point que l’on assiste aujourd’hui à un séparatisme extrême et à des activités terroristes. Sur le plan international, la montée en puissance de la Chine a rendu ses voisins nerveux. Les conflits concernant les îles de la mer de Chine méridionale et orientale font planer la menace d’une guerre en Asie orientale, et le déclenchement d’hostilités militaires est un danger permanent. Le nationalisme a atteint des sommets, non seulement en Chine mais aussi dans toute l’Asie orientale, dans une spirale d’antagonisme mutuel. La possibilité d’une guerre régionale augmente, dans un climat similaire à celui de l’Europe du XIXe siècle.

Mais alors que la crise se rapproche, avons-nous un plan ? Il est assez facile de dresser une liste de mesures prises au niveau national pour atténuer la situation, mais l’essentiel est de déterrer les racines de la crise. Et l’origine de la crise n’est rien d’autre que la mentalité qui accorde la suprématie absolue à la nation, une mentalité qui est introduite en Chine à la fin du 19e siècle et qui est devenue depuis le mode de pensée dominant parmi les fonctionnaires et les gens du peuple. Le nationalisme a toujours fait partie intégrante de la modernité, mais lorsqu’il devient la valeur suprême de l’art de gouverner, il peut infliger au monde des calamités destructrices, comme lors des guerres mondiales européennes.

Pour traiter véritablement le problème à la racine, nous avons besoin d’une forme de pensée qui puisse servir de contrepoint au nationalisme. J’appelle cette pensée le « nouveau tianxia », une sagesse civilisationnelle axiale issue de la tradition pré-moderne de la Chine, réinterprétée selon des critères modernes.

Les valeurs universelles du Tianxia

Qu’est-ce que le tianxia ? Dans la tradition chinoise, le terme tianxia a deux acceptions essentielles : un ordre civilisationnel idéal et un imaginaire spatial mondial dont les plaines centrales de la Chine constituent le noyau.

Le sinologue américain Joseph Levenson (1920-1969) soutenait qu’au début de l’histoire de la Chine, « la notion d’ »État » faisait référence à une structure de pouvoir, tandis que la notion de tianxia désignait une structure de valeurs. » En tant que système de valeurs, le tianxia était un ensemble de principes civilisationnels auxquels correspondait un système institutionnel. L’érudit de la dynastie Ming Gu Yanwu 顾炎武 (1613-1682) distinguait « la perte de l’État et la perte du tianxia. » Selon lui, l’État n’était que l’ordre politique de la dynastie, tandis que le tianxia était un ordre civilisationnel d’application universelle. Il ne se référait pas seulement à une dynastie ou à un État particulier, mais surtout à des valeurs éternelles, absolues et universelles. L’État pouvait être détruit sans que ne le soit le tianxia. Autrement, l’humanité se dévorerait elle-même, disparaissant dans une jungle hobbesienne.

Si, aujourd’hui, le nationalisme et l’étatisme chinois ont atteint des sommets, derrière ces idéologies se cache un système de valeurs qui met l’accent sur le particularisme chinois. Comme si l’Occident avait des valeurs occidentales et la Chine des valeurs chinoises, signifiant que la Chine ne pourrait pas suivre le chemin « tortueux » de l’Occident mais devrait suivre son propre chemin vers la modernité. À première vue, cet argument semble très patriotique, faisant la part belle à la Chine, mais il est en fait très « non chinois » et non traditionnel. En effet, la tradition civilisationnelle de la Chine n’était pas nationaliste, mais plutôt fondée sur un modèle de tianxia dont les valeurs étaient universelles et humanistes plutôt que particulières.

Le tianxia n’appartenait pas à un peuple ou à une nation en particulier. Le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme sont tous ce que le philosophe germano-suisse Karl Jaspers (1883-1969) a appelé les « civilisations axiales » du monde prémoderne. Tout comme le christianisme ou la civilisation de la Rome antique, la civilisation chinoise a pris comme point de départ le souci universel de l’humanité tout entière, utilisant les valeurs des autres peuples comme une sorte de critère de jugement de soi. Après la période moderne, lorsque le nationalisme a pénétré en Chine à partir de l’Europe, la vision de la Chine s’est considérablement rétrécie et sa civilisation en a été diminuée. De la grandeur du tianxia, où tous les humains peuvent être intégrés dans le cosmos, la civilisation chinoise s’est réduite à la mesquinerie du  » ceci est occidental, et ceci est chinois « . Mao Zedong a un jour parlé de « la nécessité pour la Chine d’apporter une plus grande contribution à l’humanité », affirmant que « ce n’est que lorsque le prolétariat libère toute l’humanité qu’il peut se libérer lui-même », laissant transparaître une vision large de l’internationalisme derrière son nationalisme. Or tout ce qui transparaît du Rêve chinois d’aujourd’hui, c’est le grand renouveau de la nation chinoise.

Au fil du texte, on relève les références sur lesquelles Xu Jilin s’appuie pour bâtir son argument  : la plupart sont des auteurs occidentaux, dont certains très connus comme Karl Jaspers et d’autres moins. Cela témoigne de l’influence considérable de l’univers conceptuel occidental en Chine, la vie intellectuelle chinoise s’étant elle-même largement «  mondialisée  » au cours de la période de réforme et d’ouverture. C’est évidemment particulièrement vrai pour les libéraux comme Xu Jilin, mais les figures de la Nouvelle Gauche ou des Nouveaux Confucianistes ne font pas en ce sens exception. 

Bien sûr, les Chinois pré-modernes ne parlaient pas seulement de tianxia mais aussi de la différence entre barbares (yi 夷) et Chinois (xia 夏). Cependant, la notion pré-moderne de Chinois et de barbare était complètement différente du discours binaire Chine/Occident, nous/eux qu’on trouve aujourd’hui sur les lèvres des nationalistes extrêmes. La pensée binaire d’aujourd’hui est le résultat de l’influence du racisme moderne, de la conscience ethnique et de l’étatisme : Chinois et barbares, nous et les autres, existent dans une relation d’inimitié absolue, sans espace de communication ou d’intégration entre eux.

Dans la Chine traditionnelle, la distinction entre Chinois et barbares n’était pas un concept fixe et racialisé, mais plutôt un concept culturel relatif qui contenait la possibilité de communication et de transformation. La différence entre barbare et Chinois était déterminée uniquement sur la base de l’existence d’un lien avec les valeurs du tianxia. Alors que le tianxia était absolu, les étiquettes de barbare et de Chinois étaient relatives. Alors que le sang et la race étaient innés et immuables, la civilisation pouvait être étudiée et imitée. Comme le formulait l’historien américain d’origine chinoise Hsu Cho-yun (né en 1930), dans la culture chinoise, « il n’y a pas « d’autres » absolus, il y a simplement des « soi » relationnels ».

L’histoire est pleine d’exemples de transformation de Chinois en barbares, comme celui où les Chinois ont été assimilés aux  » barbares du sud  » connus sous le nom de peuple Man 蛮. De même, l’histoire fournit de nombreux exemples du processus inverse, dans lequel des barbares sont transformés en Chinois, comme par exemple la transformation du peuple occidental et nomade Hu 胡 en Hua 华, ou ceux qui ont embrassé le tianxia.

Le peuple Han était à l’origine un peuple d’agriculteurs, tandis que la majorité du peuple Hu était un peuple vivant dans les pâturages : au cours des périodes des Six Dynasties (222-589), des Sui-Tang (589-907) et des Yuan-Qing (1271-1911), la Chine agricole et la Chine des pâturages ont connu un processus d’intégration à double sens. La culture chinoise a absorbé une grande partie de la culture du peuple Hu. Le Bouddhisme, par exemple, était à l’origine la religion du peuple Hu ; le sang du peuple Han a mélangé en son sein des éléments de peuples barbares ; de l’habillement aux habitudes quotidiennes, il n’y a pas un seul domaine où le peuple des plaines centrales n’a pas été influencé par les peuples Hu. Dans les périodes les plus anciennes, les Han avaient même l’habitude de s’asseoir sur des nattes. Plus tard, ils ont adopté les tabourets pliants des Hu, et des tabourets pliants, ils ont évolué vers des chaises à dossier : ils ont fini par changer complètement leurs coutumes.

Si la civilisation chinoise n’a pas décliné au cours de cinq mille ans, c’est précisément parce qu’elle n’était pas fermée et étroite. Au contraire, elle a bénéficié de son ouverture et de son inclusion, et n’a jamais cessé d’assimiler les apports des civilisations extérieures dans ses propres traditions. En adoptant la perspective universelle du tianxia, la Chine ne s’est préoccupée que de la question du caractère de ces valeurs. Elle n’a pas posé de questions ethniques sur « le mien » ou « le tien », mais a absorbé tout ce qui était « bon », reliant « toi » et « moi » dans un ensemble intégré qui est devenu « notre » civilisation.

Mais les nationalistes extrêmes d’aujourd’hui considèrent la Chine et l’Occident comme des ennemis absolus et naturels. Ils utilisent des distinctions absolues de race et d’ethnie pour résister à toutes les civilisations étrangères. On trouve même dans le monde universitaire une « théorie du péché originel du savoir occidental », selon laquelle tout ce qui est créé par les Occidentaux doit être rejeté d’emblée. Les jugements de ces nationalistes extrêmes concernant les normes de vérité, de bonté et de beauté n’affichent plus l’universalisme de la Chine traditionnelle. Tout ce qui reste, c’est la perspective étroite du « mien » : comme si, aussi longtemps qu’une chose est « mienne », elle doit être « bonne », et aussi longtemps qu’elle est « chinoise », elle est un bien absolu qui n’a pas besoin d’être prouvé.

En apparence, ce type de nationalisme « politiquement correct » semble exalter la civilisation chinoise ; en réalité, il fait exactement le contraire : il prend l’universalité de la civilisation chinoise et l’avilit pour n’en faire que la culture particulière d’une nation et d’un peuple. Il existe une différence importante entre la civilisation et la culture. La civilisation se préoccupe de « ce qui est bon », tandis que la culture se préoccupe simplement de « ce qui nous appartient ». La culture distingue le soi de l’autre, définissant l’identité culturelle du soi. La civilisation est quant à elle différente, car elle cherche à répondre à la question « qu’est-ce qui est bon ? » dans une perspective universelle qui transcende celle d’une nation et d’un peuple. Ce « bien » n’est pas seulement bon pour « nous », il est aussi bon pour « eux » et pour toute l’humanité. Au sein de la civilisation universelle, il n’y a pas de distinction entre « nous » et « l’autre », seulement des valeurs humaines universellement respectées.

Si l’objectif de la Chine n’est pas seulement de renforcer l’État-nation, mais de redevenir une puissance civilisationnelle ayant une grande influence sur les affaires mondiales, elle doit alors adopter pour chacune de ses paroles et chacun de ses actes, sa propre compréhension de la civilisation universelle. Cette compréhension ne peut pas être culturaliste. Elle ne peut pas reposer sur des arguments affirmant que « ceci est le caractère national particulier de la Chine », ou « ceci concerne la souveraineté de la Chine, et personne d’autre n’est autorisé à en discuter ». Elle doit utiliser les valeurs de la civilisation universelle pour persuader le monde et démontrer sa légitimité.

En tant que grande puissance à l’influence mondiale, la Chine ne doit pas seulement rajeunir sa nation et son État, mais aussi réorienter son esprit nationaliste vers le monde. La Chine ne doit pas seulement reconstruire une culture adaptée à son peuple, mais plutôt une civilisation porteuse de valeurs universelles. Les valeurs fondamentales de la Chine qui touchent à notre nature humaine commune, doivent être considérées comme « bonnes » par toute l’humanité. La nature universelle de la civilisation chinoise ne peut être construite qu’à partir de la perspective de l’ensemble de l’humanité, et ne peut être fondée uniquement sur les intérêts et valeurs particuliers de l’État-nation chinois. Historiquement parlant, la civilisation chinoise était le tianxia. Transformer le tianxia, à l’ère de la mondialisation, en un internationalisme intégré à la civilisation universelle est l’objectif majeur d’une puissance civilisationnelle.

La Chine est une puissance cosmopolite, une nation mondiale qui incarne l’ »esprit du monde » de Hegel. Elle doit assumer sa responsabilité pour le monde et de l’ »esprit du monde » dont elle a hérité. Cet « esprit du monde » est la nouvelle tianxia qui émergera sous la forme de valeurs universelles.

Lorsque les Chinois évoquent le tianxia, ses voisins réagissent avec une certaine méfiance héritée de l’histoire et des expériences passées. Les États voisins craignent que l’essor de la Chine ne marque le retour de l’empire chinois, violent, autoritaire et dominateur. Cette inquiétude n’est pas sans fondement. À côté des valeurs universelles, le tianxia traditionnel faisait aussi référence à une expression spatiale : un  » mode d’association différentiel 差序格局 « , pour reprendre une expression du sociologue Fei Xiaotong 费孝通 (1910-2005) basée sur les plaines centrales de la Chine. Tianxia était organisé en trois cercles concentriques : le premier était le cercle intérieur, les zones centrales directement gouvernées par l’empereur grâce au système bureaucratique ; le deuxième était le cercle intermédiaire, les régions frontalières qui étaient indirectement gouvernées par l’empereur grâce au système des titres héréditaires, des États vassaux et des chefs tribaux ; et le troisième cercle correspondait au système tributaire, qui établissait un ordre hiérarchique international amenant de nombreux pays à la cour impériale de la Chine. Du centre aux zones frontalières, de l’intérieur à l’extérieur, le tianxia traditionnel établissait un monde concentrique tripartite avec la Chine au centre, dans lequel les peuples barbares se soumettaient à l’autorité centrale.

Au cours de l’histoire de la Chine, le processus d’expansion de l’empire chinois a permis d’introduire une religion et une civilisation avancées dans les régions et pays limitrophes, tout en étant marqué par la violence, la soumission et l’asservissement. C’était le cas des dynasties Han, des Tang, des Song et des Ming, dirigées par des empereurs Han, des Yuan mongols et des Qing mandchous, dont les dirigeants étaient originaires des régions frontalières. Aujourd’hui, à l’ère de l’État-nation, avec notre respect de l’égalité des peuples et de leur droit à l’indépendance et à l’autodétermination, tout projet de retour à l’ordre hiérarchique tianxia, avec la Chine comme centre, serait non seulement réactionnaire mais aussi illusoire. Pour cette raison, le tianxia doit se revitaliser dans le contexte de la modernité, afin d’évoluer vers une nouvelle configuration : le tianxia 2.0.

En quoi la nouvelle tianxia est-elle « novatrice » ? Par rapport au concept traditionnel, sa nouveauté s’exprime à travers deux aspects : d’une part, sa nature décentrée et non hiérarchique ; d’autre part, sa capacité à créer un nouveau sentiment d’universalité.

Le tianxia traditionnel constituait un ordre politico-civilisationnel concentrique et hiérarchique dont le noyau était la Chine. Ce que le nouveau tianxia devrait rejeter en premier lieu, c’est précisément cet ordre centralisé et hiérarchique. Le nouveau tianxia doit répondre au principe d’égalité entre les États-nations. Dans le nouvel ordre tianxia, il n’y aura plus de centre mais seulement des peuples et des États indépendants et pacifiques qui se respecteront mutuellement. Le pouvoir hiérarchique et les notions de domination et d’asservissement, de protection et de soumission n’auront plus cours. Un ordre pacifique de coexistence égalitaire, qui rejette l’autorité et la domination verra le jour. 

Plus important encore, le sujet du nouvel ordre du tianxia a déjà subi une transformation : il n’y a plus de distinction entre Chinois et barbares, ni entre sujets et objets. Les anciens affirmaient que le « Tianxia est le tianxia des gens de Tianxia. » Dans l’ordre interne du nouveau tianxia, le peuple Han et les diverses minorités nationales jouiront d’une égalité mutuelle en termes de droit et de statut, et l’unicité et le pluralisme culturels des différentes nationalités seront respectés et protégés. Dans l’ordre international externe, les relations de la Chine avec ses voisins et toutes les nations du monde, qu’elles soient grandes ou petites, seront définies par les principes de respect de l’indépendance souveraine, d’égalité et de coexistence pacifique.

Le principe d’égalité souveraine des États-nations est en fait une sorte de « politique de reconnaissance » dans laquelle toutes les parties admettent mutuellement l’autonomie et l’unicité de l’autre, et acceptent l’authenticité de tous les peuples. Le nouveau tianxia, qui prend pour base la « politique de reconnaissance », diffère de l’ancien tianxia. La raison pour laquelle l’ancienne tianxia avait un centre était due à la croyance du peuple chinois qu’il avait reçu un mandat du ciel, et que sa légitimité à gouverner le monde provenait donc d’une volonté transcendante divine. C’est pourquoi, il existait une distinction entre le centre et les périphéries.

Dans l’ère séculaire actuelle, la légitimité des nations et des États ne découle plus d’une autorité divine (qu’on l’appelle « Dieu » ou « ciel »), mais de leur caractère intrinsèque. La nature authentique de chaque État-nation signifie que chacun a ses propres valeurs spécifiques. Un ordre international sain doit d’abord exiger que chaque nation fasse preuve de respect et de reconnaissance mutuels envers toutes les autres nations. Si nous admettons que le tianxia traditionnel, avec le mandat du ciel comme fondement, était basée sur la relation hiérarchique entre le centre et la périphérie, alors dans le nouveau tianxia, à l’ère séculaire de la « politique de reconnaissance », cette relation devra être régie par les principes d’égalité souveraine et de respect mutuel entre tous les États-nations.

Le nouveau tianxia est une transcendance du tianxia traditionnel et de l’État-nation. Il dépasse le principe de centralité du tianxia traditionnel, tout en conservant ses attributs universalistes. Par ailleurs, il intègre le principe d’égalité souveraine des États-nations, tout en dépassant la perspective étroite qui place l’intérêt national au-dessus de tout, en utilisant l’universalisme pour équilibrer les particularismes. La légitimité et la souveraineté de l’État-nation ne sont pas absolues, mais soumises à des contraintes extérieures. Le principe de civilisation universelle représente cette contrainte intégrée au nouveau tianxia. Sa dimension passive résulte de sa nature décentrée et non hiérarchique ; sa dimension active tente de construire un nouvel universalisme tianxia, qui puisse être partagé par tous.

Si le tianxia traditionnel était une civilisation universelle pour l’ensemble de l’humanité, il était comme d’autres civilisations axiales telles que le judaïsme, le christianisme, l’islam, les anciennes religions de l’Inde et les civilisations de la Grèce et de la Rome antiques : son caractère universel a pris forme à un moment de l’histoire pour un peuple particulier, où le sens de la mission sainte s’est exprimé à travers le principe « le Ciel a confié une responsabilité à ce peuple » pour sauver un monde déchu. C’est ainsi que la culture particulière d’un peuple s’est élevée pour devenir une civilisation humaine universelle.

L’universalité des civilisations anciennes est née d’un peuple et d’une région particuliers qui ont été capables de transcender leur singularité en s’appuyant sur une source sainte transcendante (Dieu ou le ciel), créant ainsi une universalité abstraite. La valeur universelle exprimée par le tianxia traditionnel de la Chine trouve sa source dans l’universalité transcendante de la voie du ciel, du principe du ciel et du mandat du ciel. La différence entre la civilisation chinoise et l’Occident est qu’en Chine, le sacré et le séculaire, le transcendant et le réel, n’ont pas de frontières absolues : l’universalité du tianxia sacré s’exprime dans le monde réel par la volonté séculaire des gens du peuple.

Néanmoins, le tianxia de la Chine était similaire à d’autres civilisations en ce sens qu’elles avaient toutes pour centre un peuple choisi par le ciel. Puis le tianxia s’est répandu vers les zones périphériques. La civilisation moderne, que le sociologue israélien Shmuel Eisenstadt (1923-2010) a décrite comme la « deuxième civilisation axiale », est apparue d’abord en Europe occidentale, puis s’est étendue au reste du monde. Comme le tianxia, elle avait un caractère axial : elle s’est déplacée du centre vers les marges, d’un peuple central vers le reste du monde.

Ce que le nouveau tianxia veut défaire, c’est précisément cette structure civilisationnelle axiale, qui est partagée à la fois par le tianxia traditionnel et par d’autres civilisations fondatrices, qui se déplacent toutes du centre vers les marges, d’un particularisme singulier vers un universalisme homogène. La valeur universelle que recherche le nouveau tianxia est une nouvelle civilisation universelle. Ce type de civilisation n’émerge pas de la déclinaison d’une civilisation particulière ; il s’agit plutôt d’une civilisation universelle qui peut être partagée mutuellement par de nombreuses civilisations différentes.

La civilisation moderne a émergé en Europe occidentale, mais dans le processus de son expansion vers le reste du monde, elle a connu une diversification, stimulant la modernisation culturelle de divers peuples et civilisations axiales. Dans la seconde moitié du XXe siècle, après l’essor de l’Asie de l’Est, le développement de l’Inde, les révolutions au Moyen-Orient et la démocratisation de l’Amérique latine, de nombreuses variantes de la civilisation moderne ont vu le jour. Désormais, la modernité n’appartient plus à la civilisation chrétienne. Il s’agit plutôt d’une modernité polymorphe qui s’intègre à de nombreuses civilisations axiales et cultures locales. La civilisation universelle que recherche le nouveau tianxia est précisément cette civilisation moderne qui peut être partagée collectivement par différentes nations et différents peuples.

Le politicologue américain Samuel P. Huntington (1927-2008) a clairement fait la distinction entre deux récits distincts de la civilisation universelle : le premier est apparu dans le cadre analytique binaire de « tradition et modernité », qui prévalait durant la guerre froide. Dans ce cadre, l’Occident était considéré comme la norme de la civilisation universelle et méritait d’être imité par tous les pays non occidentaux. L’autre récit utilisait le cadre analytique des civilisations plurielles, qui comprenait le concept comme un ensemble de valeurs communes et de structures sociales et culturelles accumulées qui pouvaient être mutuellement reconnues par diverses entités civilisationnelles et communautés culturelles. Cette nouvelle civilisation universelle fait de ce qui est communément partagé sa caractéristique fondatrice. Bien qu’elle ait des origines historiques communes avec l’Occident, cette nouvelle civilisation universelle s’en est séparée et l’a transcendée dans son développement actuel, et est désormais partagée par le monde entier.

La nouvelle universalité recherchée par le nouveau tianxia est une universalité partagée. En ce sens, elle diffère de l’universalité des anciennes civilisations axiales. Le tianxia traditionnel et les anciennes civilisations axiales possédaient des idéaux qui étaient élaborés à partir du particularisme d’un peuple donné, en lien avec les croyances de chacun de ces peuples. Or, le caractère universel du nouveau tianxia n’est pas fondé sur la base d’une particularité, mais sur de nombreuses particularités. En tant que telle, il ne possède plus le caractère transcendantal du tianxia traditionnel et n’a plus besoin de l’aval du mandat du ciel, de la volonté des dieux ou de la métaphysique morale.

[Le monde se transforme. Avec notre série « Doctrines de la Chine de Xi Jinping », nous esquissons une tentative de comprendre les dynamiques profondes qui animent les penseurs chinois contemporains en les lisant, en les traduisant. Si vous trouvez notre travail utile et pensez qu’il mérite d’être soutenu, vous pouvez vous abonner ici.]

L’universalité du nouveau tianxia repose sur le « savoir commun accumulé » de chaque civilisation et de chaque culture. » Dans un sens, il s’agit d’un retour à l’idéal confucéen du monde de « l’homme supérieur 君子 » : « L’homme supérieur agit en harmonie avec les autres mais ne cherche pas à leur ressembler. » Les différents systèmes de valeurs et les poursuites matérielles des diverses civilisations et cultures s’accommodent dans le même monde en utilisant des méthodes respectueuses et en partageant le consensus le plus fondamental concernant les valeurs mutuelles devant être respectées.

L’universalité recherchée par le nouveau tianxia transcende à la fois le sinocentrisme et l’eurocentrisme. Il ne cherche pas à créer une hégémonie civilisationnelle sur la base d’une civilisation axiale et d’une culture nationale. Il n’imagine pas qu’une civilisation particulière puisse représenter le XXIe siècle, sans même évoquer l’avenir de l’humanité. Le nouveau tianxia comprend rationnellement les limites internes de toutes les civilisations et cultures, et accepte que le monde soit pluriel et multipolaire. Malgré le discours du pouvoir et l’hégémonie de l’empire, le véritable souhait de l’humanité n’est pas la domination d’une seule civilisation ou d’un seul système, aussi idéal ou grand soit-il. 

Ce que le savant russo-français Alexandre Kojève (1902-1968) a décrit comme un « État universellement homogène » est toujours aussi effrayant. Le véritable idéal que décrivait l’intellectuel allemand des Lumières Johann Herder (1744-1803), était parfumé par l’arôme de fleurs de diverses variétés. Mais pour qu’un monde pluraliste échappe aux massacres entre civilisations, un universalisme kantien et un ordre pacifique éternel sont nécessaires.

Le principe universel de l’ordre mondial ne peut pas prendre pour norme les règles du jeu de la civilisation occidentale, et ce principe ne peut pas non plus être construit sur la logique d’une résistance à l’Occident. Le nouvel universalisme est celui dont tous les peuples peuvent bénéficier et qui a émergé des différentes civilisations et cultures : le « consensus superposé », selon les termes de l’universitaire américain John Rawls (1921-2002).

Dans son essai intitulé « Comment le sujet fait-il face à l’autre ? », le philosophe taïwanais Qian Yongxiang 钱永祥 (né en 1949) distingue trois types d’universalité. La première met l’accent sur la lutte entre la domination et l’asservissement, la vie et la mort, où l’on atteint l’ »universalité de la négation de l’autre » par la conquête. La deuxième utilise l’évitement pour transcender l’autre, en poursuivant une sorte de neutralité entre le soi et l’autre et en atteignant une « universalité qui transcende l’autre. » La troisième est produite à partir de la reconnaissance mutuelle de soi et de l’autre, fondée sur le respect de la différence et la recherche active du dialogue et du consensus, une « universalité qui reconnaît l’autre ».

Un universalisme qui prend la Chine ou l’Occident comme centre appartient à la première catégorie de domination et de « négation de l’autre », tandis que les « valeurs universelles » que le libéralisme promeut ne tient pas compte des différences internes qui existent entre les différentes cultures et civilisations. Le libéralisme vise à transcender le particularisme du soi et de l’autre afin de construire un « universalisme transcendant ». Cependant, le libéralisme peut conduire à un manque de reconnaissance et de respect de la singularité de l’autre. 

L’ »universalité mutuellement partagée » du nouveau tianxia est semblable à la troisième catégorie définie par Qian Yongxiang : une « universalité basée sur la reconnaissance de l’autre ». Cette universalité ne cherche pas à établir l’hégémonie d’une civilisation particulière sur les autres, ni à décrier les chemins empruntés par les autres civilisations. Elle cherche plutôt le dialogue et la définition de points communs par des échanges égalitaires entre les différentes civilisations.

John Rawls a envisagé un système de justice universelle pour les États constitutionnels et un système mondial de « droit des peuples », titre qu’il a donné à son ouvrage paru en 1999 sur le sujet. Selon lui, l’État constitutionnel pouvait établir un ordre interne politiquement libéral fondé sur une « compréhension commune » résultant du « consensus superposé » issu de différents systèmes religieux, philosophiques et moraux. Dans les affaires internationales, un ordre globalement juste pourrait être construit à partir des droits de l’homme universels.

Ici, Rawls commet peut-être une erreur en renversant l’ordre des voies à suivre. La solidité d’un système de justice nationale doit reposer sur des valeurs communément partagées portant un contenu substantiel ; un consensus artificiel ne peut pas fonctionner. Mais pour de nombreuses civilisations, les éléments de la communauté internationale qui coexistent avec la culture nationale, et l’utilisation des normes occidentales en matière de droits de l’homme, sont apparus comme trop subjectifs et contraignants pour constituer la valeur fondamentale du « droit des peuples ». Sur le plan interne, l’État-nation requiert une rationalité commune, tandis que la société internationale ne peut établir qu’une éthique minimaliste. Cette éthique minimaliste ne peut se fonder que sur le « consensus superposé » des différentes civilisations et cultures : c’est l’universalité partagée, décentrée et non hiérarchisée que recherche le nouveau tianxia.

L’ordre interne du Tianxia : l’unité dans la diversité comme principe de gouvernance national

Le tianxia était l’âme de la Chine pré-moderne. Le corps institutionnel de cette âme était l’empire chinois. L’empire chinois pré-moderne diffère grandement de la forme de l’État-nation que la Chine connaît aujourd’hui. L’État-nation repose sur l’idée d’une nation pour un peuple, avec un marché et un système institutionnel unifiés en interne, ainsi qu’une identité et une culture nationales unifiées. Les méthodes de gouvernance d’un empire sont plus diverses et plus souples : il n’exige pas l’uniformité entre les régions intérieures de l’empire et ses zones frontalières. Tant que les régions frontalières manifestent leur allégeance au gouvernement central, l’empire peut permettre aux peuples et aux régions sous son administration de conserver leurs religions et leurs cultures, et dans le domaine politique de bénéficier d’un certain degré d’autonomie.

Tous les empires prospères de l’histoire, y compris les empires macédonien, romain, perse ou islamique de l’Antiquité, ainsi que l’empire britannique moderne, ont partagé des caractéristiques communes en ce qui concerne leurs principes de gouvernance. L’empire chinois, dont l’histoire bimillénaire s’étend de la période Qin-Han à la fin de la période Qing, nous a légué une riche expérience de tentatives de gouvernance qui mérite d’être analysée.

Même si la Chine s’est transformée en un État-nation européen moderne après la fin de la dynastie Qing, l’immensité de sa population et la diversité des territoires qui la composait (vastes plaines, hautes terres, prairies et forêts), signifiaient que la Chine restait un empire, même si elle prenait la forme d’un État-nation moderne. De la République de Chine à la République populaire de Chine, des générations de gouvernements centraux ont cherché à construire un système administratif et une identité unifiés, pour que le peuple chinois se perçoive comme un groupe national homogène.

Pourtant, après cent ans, non seulement l’unification systémique, culturelle et nationale n’a pas été réalisée, mais au contraire, au cours des dix dernières années, les problèmes religieux et ethniques dans les régions frontalières telles que le Tibet et le Xinjiang se sont aggravés, au point que le séparatisme et le terrorisme sont apparus. Quelle est la cause de ce phénomène ? Comment se fait-il que, sous l’empire traditionnel, les peuples minoritaires des régions frontalières aient pu vivre dans une paix relative, alors que dans le cadre de l’État-nation moderne, des crises multiformes se manifestent ? L’expérience de la gouvernance sous l’empire peut-elle servir de guide à l’État-nation moderne chinois ?

En termes de conceptualisation de l’espace, le tianxia constituait un mode d’association hiérarchisé, avec les plaines centrales de Chine comme centre. Le mode de gouvernance de l’empire chinois reposait sur une série de sphères concentriques qui se soutenaient mutuellement. Dans la sphère intérieure, où vivait le peuple Han, un système bureaucratique développé par le premier empereur Qin était appliqué. Dans la sphère extérieure, les régions frontalières habitées par les peuples minoritaires, une variété de gouvernance locales était mise en place. Les systèmes de titres héréditaires, les États vassaux et les chefs de tribus étaient fondés sur des traditions historiques, des caractéristiques ethniques et des situations territoriales spécifiques. 

Tant que les peuples minoritaires étaient disposés à reconnaître l’autorité de la dynastie centrale, ils pouvaient jouir d’une autonomie importante, et conserver leurs coutumes culturelles, leurs croyances religieuses et leurs politiques locales qui avaient été transmises au fil de l’histoire. Le concept « un pays, deux systèmes » proposé par Deng Xiaoping (1904-1997) dans les années 1980 pour Macao, Hong Kong et Taïwan trouve son origine dans la sagesse de la gouvernance pluraliste de la tradition impériale pré-moderne.

Dans l’histoire chinoise, il y a eu deux types de monarchies centralisées : les dynasties Han des plaines centrales, qui ont vu se succéder les Han (206 av. J.-C. – 220 ap. J.-C.), les Tang (618-907), les Song (960-1279) et les Ming (1368-1644) ; et les dynasties des peuples frontaliers, qui comprenaient les Liao (907-1125), les Jin (1115-1234), les Yuan (1271-1368) et les Qing (1644-1911). Les Han étaient un peuple d’agriculteurs qui contrôlait de vastes plaines cultivables. À l’exception de brèves périodes sous les Han occidentaux et à l’apogée des Tang, les Han n’ont jamais réussi à établir une domination durable, pacifique et stable sur les peuples nomades des prairies. Cela tient au fait que les modes de vie et les croyances religieuses respectives des peuples agricoles et des peuples nomades différaient largement. Les Han ont réussi à soumettre les groupes ethniques du sud à la domination impériale, car ils étaient, comme eux, des agriculteurs qui utilisaient la méthode du brûlis pour travailler la terre.

Pourtant, les Han n’ont pas pu utiliser leur réussite avec la civilisation des plaines centrales pour conquérir les peuples nomades du nord et de l’ouest. En effet, seules les dynasties établies par les peuples frontaliers ont pu unifier les régions agricoles et les régions nomades en un seul empire, formant ainsi le vaste territoire de la Chine contemporaine. La dynastie mongole des Yuan n’a duré qu’à peine 90 ans. La dynastie mandchoue des Qing, en revanche, constituait un empire unifié, multicentrique et multiethnique, très différent des dynasties Han. Les Qing ont réussi à intégrer dans un ordre impérial les peuples agricoles et les peuples des prairies qui, jusque-là, étaient difficilement parvenus à coexister en paix. Pour la première fois, le pouvoir du gouvernement central s’étendit avec succès aux forêts et aux prairies du nord ainsi qu’aux hautes terres et aux bassins de l’ouest, réalisant ainsi une structure unifiée sans précédent.

Bien que le peuple mandchou soit originaire des forêts reculées de la chaîne de montagnes du Grand Khingan, dans l’actuelle province septentrionale du Heilongjiang, il possédait une intelligence politique de premier ordre. Pendant de nombreuses années, les Mandchous ont vécu parmi des peuples d’agriculteurs et des peuples des prairies. Ils avaient été vaincus et avaient également vaincu d’autres peuples. Ils témoignaient d’une profonde compréhension des différences entre civilisations. Une fois qu’ils ont pénétré dans les plaines et pris le gouvernement central, ils ont entrepris de reconstruire un grand empire unifié, et leur expérience historique s’est transformée en une intelligence politique employée pour gouverner le tianxia. La grande unité établie par les Qing était très différente de celle établie par le premier empereur des Qin. Elle n’était plus fondée sur « l’unification des axes de la charrette, de la langue écrite et des règles de conduite », mais sur un système politique et religieux à deux voies, dans un empire multiethnique.

Dans les dix-huit provinces constituant le territoire d’origine des Han, la dynastie Qing a perpétué le système historique des rites confucéens, utilisant la civilisation chinoise pour gouverner la Chine. Dans les régions frontalières des peuples mandchou, mongol et tibétain, elle a utilisé le bouddhisme lama comme lien spirituel commun et a employé des méthodes de gouvernement diverses, souples et flexibles afin de préserver une tradition historique. Les empires dynastiques conquérants des Mongols-Yuan et des Mandchous-Qing étaient très différents des dynasties Han-Tang des plaines centrales. Les empires des Mongols-Yuan et des Mandchous-Qing ne formaient pas un tianxia unifié sur le plan religieux, culturel et politique. Ils cherchaient plutôt à bâtir un système politique de coexistence mutuelle reposant sur la diversité culturelle.

Les différences irréconciliables de mode de vie et de religion entre les peuples agricoles et les peuples nomades ont été conciliées, dans le cadre de l’expérience de gouvernance de l’empire Qing, grâce à ce double système. Dans la Chine d’aujourd’hui, le peuple agricole Han et les minorités nomades frontalières se heurtent à une civilisation industrielle plus puissante et plus séculaire. Les conquêtes économiques et politiques des peuples marins européens ont fondamentalement transformé le peuple agricole Han, de sorte qu’il ressemble désormais aux Européens du XIXe siècle, avec son désir inépuisable de richesse matérielle et de compétition.

Par ailleurs, le sécularisme a été introduit dans les territoires nomades de l’ouest et du nord de la Chine de la même manière que les puissances impériales l’avaient importé en Chine. Pourtant, nous avons tendance à oublier que les peuples nomades des prairies sont différents des peuples agricoles ; leur conception du bonheur est complètement différente de celle des Han laïques. Pour un peuple aux croyances religieuses profondes, le vrai bonheur ne se trouve pas dans la satisfaction des désirs matériels ou des plaisirs de la vie profane ; il se trouve plutôt dans la protection des dieux et la transcendance de son âme. Lorsque le gouvernement central utilise la vision unifiée de l’État-nation pour diffuser les principes de l’économie de marché, l’uniformité de la gestion bureaucratique et la culture séculière dans les régions frontalières, il se heurte à une vive réaction de la part de certains membres des groupes minoritaires, qui résistent farouchement à la sécularisation, à l’instar de la résistance observée dans certaines parties du monde islamique de l’Asie du Sud-Ouest et de l’Afrique du Nord.

D’un autre point de vue, l’une des principales différences entre l’État-nation moderne et l’empire chinois traditionnel est que l’État-nation cherche à créer une citoyenneté unifiée : le peuple chinois. Composant plus de 90 % de la population, les Han constituent l’ethnie dominante et principale, et pour cette raison, ils imaginent souvent, consciemment ou inconsciemment, que leur histoire et leurs traditions culturelles représentent celles du peuple chinois. En tant qu’ethnie principale, ils cherchent à assimiler les autres ethnies au nom de l’ »État » ou de la « citoyenneté ». 

Cependant, le sens moderne du mot « nation » n’est pas ce que nous entendons par l’acception courante du mot « peuple », soit un groupe de personnes possédant des coutumes, des habitudes et des traditions religieuses, comme les Han, les Mandchous, les Tibétains, les Ouïgours, les Mongols, les Miao, les Dai, etc. L’idée de « nation » est intimement liée au concept d’ »État ». Le peuple regroupe des traditions historiques et culturelles, mais possède également des éléments plus récents qui ont émergé en même temps que l’État-nation moderne et qui en sont les produits. C’est la différence fondamentale entre les citoyens modernes et le peuple historique.

Le « peuple chinois » n’est pas un « peuple » au sens où nous comprenons habituellement ce terme. La citoyenneté chinoise s’est forgée, comme aux États-Unis, avec l’apparition de l’État moderne. Bien que la notion de peuple chinois définisse les Han comme sujets, ils ne sont pas l’équivalent du peuple chinois. La dynastie Qing a créé un État multiethnique dont les contours sont à peu près ceux de la Chine moderne, mais elle n’a pas tenté de forger un peuple chinois uniforme. L’émergence du concept de peuple chinois intervient seulement après la fin de la période Qing, d’abord dans les discussions d’hommes politiques comme Yang Du 杨度 (1875-1931) et d’intellectuels comme Liang Qichao 梁启超 (1873-1929).

La République de Chine établie en 1911 était un État-nation fondé sur le modèle d’une « république des cinq peuples ». Cela signifiait que le peuple chinois ne se limitait pas aux Han et que l’on ne pouvait pas non plus utiliser les traditions culturelles historiques des Han pour mettre en place un récit mémoriel et les définir comme norme pour l’avenir. La Chine pré-moderne était une Chine diverse. Il y avait la Chine de la civilisation Han, qui avait pour centre les plaines centrales ; il y avait aussi la Chine des ethnies minoritaires des prairies, des forêts et des plateaux. Ensemble, elles ont façonné l’histoire de la Chine pré-moderne. Les cinq mille ans d’histoire de la Chine forment le récit d’interactions permanentes entre les peuples des plaines et des frontières, les peuples agricoles et les peuples nomades. Au cours de cette histoire, les Chinois sont devenus barbares et les barbares sont devenus chinois. Finalement, Chinois et barbares se sont fondus dans un courant commun et, à l’époque Qing, ont permis l’émergence d’un État-nation moderne. Ils ont commencé à se rassembler en un ensemble de citoyens connu sous le nom de peuple chinois.

Il est beaucoup plus difficile de forger une citoyenneté multiethnique que de construire un État moderne. Le problème ne réside pas dans l’attitude de l’ethnie dominante, mais dans le degré d’identification des ethnies minoritaires à l’identité citoyenne. Le professeur Yao Dali 姚大力 (né en 1949), un spécialiste des zones frontalières de la Chine, faisait remarquer : « En surface, les exigences extrêmes du nationalisme ethnique minoritaire et du nationalisme d’État semblent être complètement antithétiques, mais en réalité, elles sont très certainement la même chose. L’histoire nous rappelle souvent que le nationalisme d’État dissimule le nationalisme ethnique du principal groupe communautaire d’un État donné ».

Depuis les premières tentatives de construction d’une citoyenneté sous la dynastie des Qing jusqu’à aujourd’hui, les Han ont souvent été considérés comme l’équivalent du peuple chinois. L’empereur Jaune est considéré comme le père de la civilisation chinoise. Derrière ce nationalisme citoyen se dissimule le véritable visage du nationalisme ethnique. La construction d’une citoyenneté sur la base d’un seul groupe ethnique est vouée à l’échec, car dès qu’un pays connaît une crise politique, les minorités ethniques opprimées se rebellent. La décomposition de l’empire soviétique en est l’exemple le plus récent.

Fei Xiaotong a développé une conception traditionnelle du peuple chinois ; il la caractérise par une « unité dans la diversité ». L’unité des citoyens rassemble le peuple chinois. La « diversité » fait référence à l’autonomie culturelle mutuellement reconnue et aux droits à l’autonomie politique que possèdent toutes les nationalités et ethnies minoritaires. Bien que l’empire mandchou Qing n’ait pas cherché à créer une population unifiée, il a réussi à maintenir cette « unité dans la diversité ». Il a rendu la diversité possible grâce au respect de la pluralité des religions et des modes de gouvernance. Il a réalisé l’ »unité » grâce à une identité dynastique multiethnique partagée.

Cette « unité » n’était pas fondée sur une identification citoyenne, mais plutôt sur une dynastie universelle. Les intellectuels Han, les ducs mongols, les lamas tibétains et les chefs de tribus du sud-ouest reconnaissaient tous le monarque de la dynastie Qing. Seul symbole de l’État, l’empereur Qing était appelé de différents noms par différents peuples. Les Han l’appelaient empereur, les ducs mongols l’appelaient le Grand Khan, le chef de l’alliance des prairies, et les Tibétains l’appelaient Manjusri, le Bodhisattva vivant. Le cœur de l’identité étatique de l’empire Qing reposait sur une identité politique dont le symbole était le pouvoir monarchique. Ce pouvoir reposait non seulement sur de la violence mais aussi sur une culture multiforme. Il y avait donc bien un monarque, et des expressions culturelles multiples.

L’ »unité » chinoise créée par la dynastie mandchoue des Qing n’est plus adaptée à l’ère de l’État-nation. Aujourd’hui, la Chine a besoin d’une identité citoyenne unifiée. Pourtant, les problèmes qui apparaissent dans les régions frontalières et avec les minorités illustrent le fait que nous n’avons pas encore trouvé l’équilibre approprié dans notre politique d’ »unité dans la diversité ». Dans les domaines où nous avions besoin d’ »unité », nous avons défini trop d’exceptions. Par exemple, dans l’application de la loi concernant les minorités ethniques, nous avons été trop indulgents, ce qui a généré du ressentiment parmi les Han vivant dans les régions frontalières. Dans les domaines où nous avions besoin de « diversité », nous avons été trop « rigides ». Par exemple, nous n’avons pas suffisamment respecté les croyances religieuses et les traditions culturelles des minorités ethniques, et nous n’avons pas assez appliqué le droit à l’autonomie dans les régions minoritaires. Tous ces comportements témoignent d’une propension au chauvinisme des Han.

La tension qui existe entre la diversité et l’unité est une préoccupation commune à toutes les nations pluriethniques. Ce sont des questions complexes auxquelles les systèmes démocratiques n’offrent pas de réponses simples. Selon certains libéraux, la question ethnique serait une fausse problématique. Ils pensent que tant que les régions minoritaires bénéficient d’une véritable autonomie et qu’un système fédéral remplace le pouvoir politique centralisé, la question ethnique sera immédiatement résolue. Cependant, nous savons, grâce à des exemples passés en Chine et dans d’autres pays, que les minorités ethniques longtemps opprimées utiliseront, en cas de soulèvements, l’affaiblissement du pouvoir centralisé pour se libérer et demander leur indépendance. La nation unifiée sera ainsi confrontée à une crise par désintégration. Les empires ottoman et soviétique se sont tous deux effondrés sous ce même schéma.

Comment, dans le processus de démocratisation, un pays peut-il prévenir le séparatisme menant à l’éclatement de la nation tout en garantissant rigoureusement l’autonomie culturelle et politique des minorités ? De toute évidence, un modèle de gouvernance nationale unifiée qui met trop l’accent sur l’intégration économique, politique et culturelle aura du mal à résoudre ce problème insoluble. Les expériences fructueuses des empires pré-modernes dotés d’un système pluraliste de religion et de gouvernement peuvent nous inspirer.

En Chine, le « patriotisme constitutionnel » peut garantir dans la loi, l’égalité et le respect à tous les individus, quelle que soit leur nationalité ou leur région d’origine. L’affirmation de ces principes renforcera l’identité nationale de chaque ethnie minoritaire. L’identité dynastique traditionnelle, qui reposait sur le symbole du pouvoir monarchique, doit être transformée en une identité nationale fondée sur un État-nation qui respecte sa Constitution.

Dans le même temps, nous devons nous inspirer de la tolérance religieuse et du système de gouvernance de l’empire traditionnel, en permettant au confucianisme de symboliser l’identité culturelle du peuple Han, tout en protégeant les particularités religieuses, linguistiques et culturelles des minorités nationales, en reconnaissant leurs droits collectifs et en leur offrant des garanties. L’expression « un pays, deux systèmes » ne doit pas être employée uniquement en ce qui concerne Hong Kong, Macao et Taiwan. Il devrait être étendu pour devenir un principe directeur de gouvernance pour les zones frontalières autonomes. Ce n’est qu’à travers de telles mesures que l’ordre interne du nouveau tianxia pourra être construit. Une nouvelle citoyenneté pour le peuple chinois qui soit à la fois « unifiée » et « diverse » doit être imaginée. 

Depuis le XIXe siècle, nous assistons à l’essor d’États-nations. La préservation de la souveraineté nationale a été érigé comme intérêt central. Les frontières ont été clairement délimitées sur terre et dans la mer… La primauté de la souveraineté nationale qui s’impose en Chine dans la mentalité des citoyens et des dirigeants est très différente de la pensée tianxia traditionnelle. En Europe, les responsables politiques ont tiré les leçons des deux guerres mondiales et ont cherché à réduire le pouvoir de l’État. Les premières réalisations de l’Union européenne ont alors vu le jour dans le cadre de la mondialisation. En revanche, en Asie de l’Est (y compris en Chine) le nationalisme a connu une résurgence sans précédent avec le risque d’émergence de nouveaux conflits militaires. 

Le nouveau tianxia peut-il servir d’antidote à la montée du nationalisme ? Lucien Pye (1921-2008), spécialiste de la Chine et politologue américain, a dit un jour que la Chine était un empire civilisationnel déguisé en État-nation. Si nous adhérons à ce commentaire, la Chine d’aujourd’hui reste un empire monarchique traditionnel dans la mesure où l’État chinois reconnaît la diversité culturelle des régions et nations frontalières. La Chine utilise aujourd’hui les méthodes de l’État-nation pour gouverner un empire immense. En ce qui concerne les affaires internationales et les conflits où ses intérêts sont en jeu, la Chine s’appuie sur une rhétorique qui accorde une primauté absolue à la préservation de sa souveraineté nationale.

L’essor de la Chine a suscité des inquiétudes chez ses voisins. Ils craignent que l’empire chinois ne renaisse et cherche à exercer une domination sur la région. Les États d’Asie de l’Est ont si peur des ambitions chinoises qu’ils ont demandé aux États-Unis, un État pourtant impérialiste, de s’impliquer en Asie de l’Est afin d’équilibrer la puissance croissante de la Chine. Récemment, dans un article intitulé « La signification est-asiatique de la théorie de l’empire chinois », le professeur coréen Yông-sô Paek a observé que : « L’empire pré-moderne de la Chine n’a pas été morcelé en différents États-nations. La Chine contemporaine a conservé jusqu’à aujourd’hui les caractéristiques de l’impérialisme médiéval. En même temps, si nous considérons que la période moderne se caractérise par une transformation rapide de l’État-nation en empire, alors, dans un certain sens, on peut dire que le caractère impérial originel de la Chine non seulement ne disparaîtra pas, mais qu’il se renforcera. » Alors même que la Chine répète que son essor est pacifique, pourquoi ne parvient-elle pas à convaincre ses voisins ? Une raison majeure est que le corps impérial chinois valorise le respect de sa souveraineté nationale par-dessus tout. C’est un empire sans conscience du tianxia.

Sous l’empire chinois traditionnel et la conscience tianxia, tout un ensemble de valeurs universelles qui transcendaient l’intérêt individuel était promu. Cette conscience universelle puisait sa source dans une éthique morale et servait de norme pour mesurer le bien et le mal, limitant l’étendu du pouvoir des dirigeants et déterminant la légitimité d’une dynastie à gouverner. Au contraire, un empire sans conscience tianxia signifie que le corps impérial n’est plus guidé par des valeurs universelles. À leur place, il n’y a que des calculs stratégiques qui répondent à des intérêts exclusivement nationaux.

Le concept de modernité venu d’Europe comporte deux dimensions. La première, technique, vise à renforcer et à enrichir la nation. La seconde est liée à des valeurs, que sont la liberté, l’État de droit et la démocratie en son centre. La première se préoccupe de la force, la seconde de la civilisation. Si vous regardez le bulletin de la Chine après un demi-siècle d’imitation de l’Occident, elle se comporte pratiquement comme un enfant prodige en ce qui concerne la dimension technique. Mais pour ce qui est des valeurs démocratiques, elle a échoué. Elle a même complètement oublié le discours traditionnel du tianxia.

Les porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères utilisent souvent les expressions suivantes pour qualifier les politiques internes de la Chine : « Il s’agit d’une question de politique intérieure, nous ne permettons pas aux étrangers de s’en mêler » ou « Il s’agit de la souveraineté et des intérêts fondamentaux de la Chine, comment pouvons-nous permettre aux pays étrangers d’intervenir ? » Dans une société internationale qui repose sur des principes communs, la Chine reste étrangère au discours universaliste, et se protège par l’invocation de la primauté de sa souveraineté nationale. L’empire chinois traditionnel a accueilli de nombreux pays à sa cour au fil des ans, non pas parce que les pays voisins craignaient la force militaire de l’empire, mais parce qu’ils étaient attirés par sa civilisation et ses institutions avancées. Ce type d’attraction civilisationnelle est précisément ce que l’on entend par la puissance douce d’un pays.

La suprématie de l’intérêt national ne convaincra que ceux qui sont susceptibles d’en bénéficier ; elle n’a aucun moyen de convaincre « l’autre ». La grandeur du confucianisme vient précisément de sa capacité à transcender les intérêts de la « petite personne » individuelle ou d’une dynastie. Il est au-dessus de l’État et porte les valeurs universelles du tianxia, qui est le plus grand des « grands moi », le « grand moi » de l’humanité. Les intellectuels chinois de la période du 4 Mai ont perpétué l’esprit tianxia reliant l’individu à l’humanité via l’esprit internationaliste de l’ère moderne.

Le chercheur et linguiste Fu Sinian 傅斯年 (1896-1950) a formulé une expression bien connue qui reflète la philosophie des intellectuels du 4 Mai : « À un haut niveau, je ne reconnais que l’existence de l’humanité. Bien sûr, ‘je’ existe dans mon petit monde, mais les choses qui servent de médiateur entre moi et l’humanité, comme les classes, les familles, les régions et l’État, ce ne sont que des idoles. » Même Liang Qichao, qui a été le premier à introduire la notion d’État-nation en Chine, et qui, à la fin de la dynastie Qing, a violemment défendu la suprématie absolue de l’État-nation, s’est brusquement rendu compte, pendant le mouvement du 4 Mai, que « notre patriotisme ne peut pas embrasser la nation et ignorer l’individu, ni embrasser la nation et ignorer le monde. Nous devons nous appuyer sur la protection de la nation pour développer au maximum les capacités innées de chacun et de tous, afin d’apporter une grande contribution à la civilisation globale de l’humanité ».

Le mouvement citoyen du 4 Mai était fondé sur l’internationalisme. Les étudiants sont descendus dans la rue non pas pour lutter pour des intérêts nationaux étroits, mais plutôt pour défendre des valeurs universelles. Plutôt que d’utiliser la force pour faire entendre leurs revendications, ils ont fait reposer leur lutte sur un appel au respect de principes universels. C’était le cœur de la conscience patriotique tianxia du 4 mai. Le concept d’État-nation est arrivé en Chine depuis l’Europe via le Japon, et il s’est mêlé au principe darwinien de la « survie du plus fort », si bien qu’à la fin de la dynastie des Qing, il avait pénétré profondément la mentalité des Chinois. Les intellectuels du 4 Mai ont au contraire cherché à alerter sur les ravages de la Première Guerre mondiale et ont cherché à utiliser l’internationalisme comme remède. 

Alors que le nationalisme progresse en Asie de l’Est, sous l’impulsion des politiciens et de l’opinion publique, la question est de savoir comment surmonter la suprématie de l’État-nation et trouver un nouvel universalisme pour l’Asie de l’Est. L’établissement d’un nouvel ordre pacifié est devenu une préoccupation majeure pour tous les intellectuels engagés en Asie de l’Est. Le centre du monde du XXIe siècle s’est déjà déplacé de l’Atlantique au Pacifique. L’Asie orientale qui se tient sur la rive occidentale du Pacifique ne peut pas être divisée. Elle doit trouver les moyens de définir une communauté de destin partagé.

La communauté de destin commun de l’Asie de l’Est était déjà visible, du XVe au XVIIIe siècle, sous la forme du système tributaire centré sur la Chine. Le spécialiste des systèmes mondiaux Andre Gunder Frank (1929-2005), expliquait dans son ouvrage Re-orient : The Global Economy in the Asian Age, qu’une « ère asiatique » avait prévalue avant la révolution industrielle en Europe. Le tianxia et le système tributaire chinois autour duquel des sphères concentriques étaient organisées définissaient l’ordre impérial chinois.

Au XXIe siècle, à l’ère de la nouvelle tianxia, un nouvel universalisme partagé, décentré et non hiérarchique, doit être imaginé. Le système tributaire n’est évidemment plus adapté. Cependant, certains facteurs du système tributaire peuvent être intégrés dans le cadre des relations interétatiques de la nouvelle tianxia, à condition qu’ils soient décentrés et non hiérarchisés. Le système tributaire agissait comme une sorte de réseau éthique, politique et commercial complexe. Il était totalement différent de la domination unidirectionnelle qui définissait l’impérialisme européen. Dans le système tributaire, il n’y avait pas de maîtres ni d’esclaves, des exploiteurs et des exploités, des pillards et des pillés. Le système chinois mettait davantage l’accent sur les intérêts partagés entre les pays. Il ne s’agissait pas uniquement de répondre à des impératifs commerciaux mais de fonder les échanges sur une notion éthique de « justice » : par le biais du commerce des marchandises, des capitaux et des finances, des relations de bon voisinage pouvaient être établies, et c’est ainsi que s’est formée une communauté de destin partagé en Asie orientale.

Historiquement, l’empire chinois a utilisé les avantages mutuels du système tributaire pour conclure des alliances avec de nombreux pays, jusqu’à réussir à lier des relations pacifiques avec d’anciens ennemis. Tianxia possède sa propre civilisation, avec une compréhension et une quête d’un ordre éthique universel. L’empire chinois n’avait pas besoin d’ennemis. Son objectif était de limiter les antagonismes pour bâtir des relations commerciales mutuellement bénéfiques. 

Si l’empire chinois avait beaucoup d’alliés, la Chine a désormais des ennemis partout. Certains conservateurs de l’armée chinoise considèrent même que « la Chine est encerclée de toutes parts ». Reste à savoir si ces ennemis sont réels ou fictifs. Parce que la Chine érige sa souveraineté nationale au rang de valeur fondamentale, elle s’imagine qu’elle est l’objet d’attaques constantes. Une autre dimension du problème est que, bien que la « suprématie nationale par-dessus tout » soit désormais un état d’esprit universel partagé par les fonctionnaires chinois et le peuple, et que la gravité de la crise intérieure chinoise exige effectivement la construction d’une nouvelle identité nationale commune, le nationalisme chinois contemporain a été vidé de sa signification civilisationnelle, et il ne reste rien d’autre qu’un symbole immense et vide. Il faut donc créer des ennemis extérieurs pour combler ce vide intérieur. Le « nous » fragile peut ainsi être protégé par la menace de l’ »autre » menaçant. C’est ainsi que l’identité nationale et étatique chinoise est établie. Cela a rendu les relations de la Chine avec ses voisins, et avec le monde, toujours plus tendues. Autrefois, Mao Zedong proclamait fièrement que « nous avons des amis dans le monde entier ». Aujourd’hui, la Chine se trouve dans une situation contraire : les différends avec d’autres pays se multiplient.

Dans les sociétés actuelles d’Asie de l’Est, notamment en Chine et au Japon, le sentiment nationaliste progresse. Les controverses concernant diverses îles de la mer de Chine orientale et méridionale sont devenues des zones stratégiques qui pourraient déclencher une guerre en cas d’incident. La souveraineté est-elle clairement définie dans les océans ? Dans le monde pré-moderne de l’Asie de l’Est, ce n’était tout simplement pas un problème. Le professeur Takeshi Hamashita 滨下武志 (né en 1943), une autorité japonaise sur le système de tribut, notait que : « Dans l’histoire de l’Asie orientale, du point de vue de la coopération territoriale, la mer devait être utilisée par tous. La mer ne pouvait pas être découpée et devait être accessible par tous les marins. Cependant, la perspective occidentale concernant la mer était complètement différente. Les Portugais et les Espagnols considéraient la mer comme le prolongement de la terre. Pourtant, les réglementations occidentales ne sont pas les seules qui existent, et elles sont à l’origine de nombreux conflits depuis le début de la période moderne.

Dans l’Asie orientale historique, si la mer séparait les pays les uns des autres, les eaux étaient communes à tous et faisaient l’objet d’une jouissance mutuelle. La mer et ses îles étaient la propriété collective de tous les pays qui y avaient accès. C’est la façon dont les peuples d’agriculteurs percevaient la mer. Ce n’est qu’à l’époque moderne, lorsque les peuples maritimes de l’Europe en expansion ont cherché à contrôler les ressources de la mer par intérêt commercial, imposant ainsi leur hégémonie sur le monde, que la mer a été considérée comme une extension de la terre, comme un élément relevant de la souveraineté nationale. Ainsi, la mer a été découpée et chaque centimètre carré de chaque île a fait l’objet de conflits. La logique des peuples de la mer européens a déterminé les règles des relations entre les pays.

Si l’on considère la souveraineté revendiquée par des États qui disposent d’une façade maritime dans une perspective historique, cette revendication n’a aucune légitimité car la mer ne possède pas de frontières. Le droit international maritime est de toute évidence fondé sur une logique de pouvoir, qui permet et encourage la violence pour le contrôle de la mer. Pourtant, si l’on utilise un autre mode de pensée et que l’on s’appuie sur la conception traditionnelle du tianxia d’une mer commune, l’intelligence « arriérée » des agriculteurs peut en fait fournir une méthode totalement novatrice pour résoudre les conflits provoqués par les règles des peuples marins « avancés ». Dans la proposition faite par Deng Xiaoping dans les années 1980 pour résoudre le conflit de l’île de Diaoyutai (appelée Senkaku en japonais), « Éviter le conflit, développer collectivement », nous voyons l’intelligence du tianxia traditionnel. Pourtant, seule la signification stratégique de la proposition semble avoir été retenue. Or, la sagesse orientale qui se cache derrière le tianxia fournit de nouveaux principes pour résoudre les conflits internationaux qui se jouent sur les océans.

Sur la possibilité d’une communauté de destin partagée en Asie de l’Est

La construction de la Chine en tant que nation civilisationnelle était intimement liée à l’ordre de l’Asie orientale. Le professeur Yông-sô Paek observait que : « si la Chine ne s’appuie pas sur la démocratie, mais cherche plutôt à légitimer son pouvoir en faisant revivre la mémoire historique d’une grande unité, alors ce qu’elle aura fait, c’est suivre le modèle moderne de modernisation dans lequel la force motrice est le nationalisme. Elle n’aura pas été en mesure de créer un nouveau modèle capable de surmonter cette limite. Ainsi, bien que la Chine veuille diriger un ordre en Asie de l’Est, il lui est difficile d’obtenir la participation volontaire des pays voisins ».

Si la Chine réussit à instaurer un régime démocratique et l’État de droit, tel qu’ils sont appliqués aux États-Unis ou en Angleterre, cela permettra-t-il aux pays voisins d’avoir plus confiance ? Étant donné la puissance et la taille de la population chinoise, elle deviendra une grande puissance capable de dominer. Même si elle devient un « empire de la liberté », elle fera peur aux pays voisins, en particulier aux petits pays. La Corée et le Vietnam sont deux pays indépendants qui se sont détachés du système tributaire de l’empire chinois. En tant que tels, ils sont particulièrement vigilants à l’égard de la Chine qui était historiquement leur suzerain. En aucun cas, l’un ou l’autre ne sera disposé à redevenir un État vassal de la Chine, même si celle-ci se transforme en une nation démocratique.

Tout cela suggère que la reconstruction d’un ordre pacifié en Asie de l’Est ne pourra pas être aussi simple que certains libéraux chinois l’ont suggéré : tout ne peut être réduit à une question de réforme politique interne en Chine. La volonté d’établissement d’un ordre pacifique en Asie de l’Est est une cause louable en soi. La condition préalable à sa réalisation n’est pas que la Chine devienne une démocratie de style occidental. Même si la Chine est un pays non démocratique, avec un ordre interne fondé sur l’État de droit et un respect fondamental des règles internationales, il est possible qu’elle puisse participer à la reconstruction d’un nouvel ordre en Asie de l’Est.

Dans son essai intitulé « Asia’s Territorial Order : Overcoming Empire, Towards an East Asian Community », Yông-sô Paek souligne qu’historiquement, l’Asie de l’Est a connu trois ordres impériaux : le premier était le système tributaire traditionnel avec l’empire chinois en son centre ; le deuxième était la sphère de coprospérité japonaise qui a remplacé la Chine comme hégémon dans la première moitié du XXe siècle ; le troisième était l’ordre de la guerre froide de l’après-guerre mondiale établi en Asie de l’Est à partir de la guerre froide.

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Récemment, avec la montée en puissance de la Chine, le « pivot » américain vers l’Asie et les tentatives du Japon de rétablir son positionnement stratégique, un conflit impérialiste pour l’hégémonie est à nouveau apparu en Asie de l’Est. C’est pourquoi il n’est pas improbable qu’un nouveau conflit voit le jour en Asie de l’Est dans les années à venir. Comme le suggère le professeur Paek, la mission commune de tous les pays de la région devrait viser à rejeter le centralisme de l’empire et à établir une communauté de destin en Asie de l’Est fondée sur l’égalité. Un empire moderne fondé sur la suprématie de l’État-nation, dans lequel la souveraineté domine tout, repose sur une logique hégémonique, considérant que les pays voisins sont des sujets. Apprendre la coexistence pacifique et la reconnaissance de la subjectivité de l’autre est le but du nouveau tianxia. En effet, cet objectif est le nouvel internationalisme sur lequel devra être construite la communauté de destin commun en Asie de l’Est.

Un nouvel ordre de paix en Asie de l’Est nécessite l’établissement d’un nouvel ensemble de valeurs universelles est-asiatiques. Avec la fin de la guerre froide, l’Asie de l’Est a perdu tout sens d’identité, même de type oppositionnel. Seules les alliances ou les antagonismes basés sur des intérêts nationaux ont subsisté. Les alliances ne reposaient pas sur la conscience de valeurs communément partagées mais sur des logiques opportunistes. Les antagonismes entre États de l’Asie de l’Est ont résulté de ces conflits d’intérêts : la lutte pour le pouvoir pour la maîtrise des ressources, du commerce et du contrôle des îles en témoignent. Parce que le monde est-asiatique n’a plus de valeurs universelles, les alliances et les conflits sont tous définis par le désordre, la variabilité et l’instabilité. Les ennemis d’aujourd’hui sont les alliés d’hier, et les alliés d’aujourd’hui pourraient bien être les ennemis de demain. Du point de vue des intérêts, il n’y a pas d’ennemis éternels, ni d’amis éternels. Ce drame des « Trois Royaumes », ces jeux sans fin, ne font qu’accroître le risque de guerre, faisant de l’Asie orientale l’une des régions les plus instables du monde.

Le monde est-asiatique actuel n’est pas sans rappeler l’Europe de la première moitié du vingtième siècle. L’apogée des intérêts nationaux, où de nombreux pays se sont lancés dans des stratégies de confrontation, a entraîné le déclenchement de deux guerres mondiales. L’Europe d’après la Seconde Guerre mondiale a été marquée par la réconciliation de la France et de l’Allemagne, suivie par la longue période de la guerre froide, pour finalement parvenir à l’intégration européenne au tournant du XXIe siècle. L’établissement d’une communauté en Europe était fondé sur deux valeurs universelles : la civilisation chrétienne historiquement partagée et les valeurs des Lumières de la période moderne. Sans la civilisation chrétienne et les valeurs universalistes des Lumières, il serait très difficile d’imaginer une Union européenne viable. Toute communauté établie uniquement sur la base d’intérêts est toujours temporaire et instable. Seul le partage de valeurs communes permet l’établissement d’un consensus et d’une communauté durable. Même s’il y a des conflits d’intérêts, la négociation peut conduire à des compromis et à des échanges.

Pour créer une véritable communauté de destin commun en Asie de l’Est, on ne peut pas utiliser des intérêts court-termistes, ni considérer l’Occident comme l’autre à travers lequel le soi est reconnu. Cette communauté doit reposer une dimension historique et être institutionnalisée. D’un point de vue historique, la notion d’un ordre commun est-asiatique n’est pas une notion creuse. Le système historique tributaire, les mouvements de peuples, la sphère culturelle définie par la diffusion des caractères chinois, le bouddhisme et le confucianisme qui se sont répandus à travers l’Asie de l’Est… tous ces éléments confèrent à la communauté est-asiatique une légitimité historique.

Le philosophe et critique littéraire japonais Karatani Kôjin 柄谷行人 (né en 1941) a souligné que « même si les nations qui ont émergé d’un empire commun peuvent avoir de forts antagonismes, elles possèdent toujours des points de convergence religieux et culturels. D’une manière générale, tous les pays modernes sont nés de la dislocation d’empires mondiaux. Ainsi, lorsqu’ils sont menacés par d’autres empires mondiaux, les États s’efforcent de préserver l’unité qui les liait autrefois dans l’ancien empire. C’est ce qu’on appelle le « retour impérial ».

Pourtant, il ne s’agit pas d’un simple retour au passé. À l’ère de l’État-nation, de nouveaux éléments sont nécessaires pour tenter d’établir une communauté décentralisée, voire anti-impériale, de nations pacifiques. L’universalisme est-asiatique doit être reconstruit sur la base de l’héritage historique de la région. Le nouveau tianxia est justement un nouveau programme universaliste qui englobe et transcende l’histoire. Développé à partir de la tradition impériale, il possède des caractéristiques culturelles universelles. En même temps, il s’efforce de rejeter le centralisme et la hiérarchie de l’empire, en préservant la diversité religieuse, institutionnelle et culturelle interne. On pourrait dire qu’il s’agit de la renaissance d’un empire dé-impérialisé, d’une communauté interne pacifique, multi-ethnique et transnationale.

La communauté de destin partagé de l’Asie de l’Est doit avoir une âme, une valeur universelle qui attend d’être inventée. Elle doit également disposer d’un corps institutionnel. La communauté ne peut pas s’appuyer simplement sur des alliances entre nations pour former une union pacifique qui transcende l’État-nation. Ce qui est encore plus nécessaire, c’est que les intellectuels et les citoyens d’Asie de l’Est s’engagent dans un dialogue pour permettre l’émergence d’une « Asie orientale populaire », qui sera plus à même que les États de dépasser les barrières entre les différents États-nations. Cette « Asie orientale populaire » surmontera la centralisation et les hiérarchies, car elle possédera elle-même un sens commun de l’égalité, devenant ainsi la base sociale d’où émergeront les nouvelles valeurs universelles de l’Asie orientale.

Rejetant toute forme de hiérarchie et plaçant l’égalité au centre de ses préoccupations, le tianxia tente d’établir un nouvel universalisme « communément partagé ». Le tianxia historique a recouru aux méthodes impériales de gouvernance pour former son corps institutionnel. L’empire traditionnel est différent de l’État-nation moderne, qui cherche à homogénéiser et à incorporer les populations au sein d’un système unique. Dans l’empire traditionnel, l’ordre interne honorait la diversité en matière de religion et de gouvernance institutionnelle, et l’ordre externe constituait un réseau politique, commercial et éthique intégré, qui plaçait les avantages mutuels du système de rétribution en son centre, en prenant part au commerce international.

La sagesse traditionnelle tianxia de l’empire peut nous apporter un éclairage sur l’État chinois contemporain : à la logique unifiée de l’État-nation, il faut associer la diversité des systèmes de l’empire, pour assurer l’équilibre. En somme, dans les régions centrales de la Chine, la politique « un système, des modèles différents » devrait être mise en œuvre ; dans les régions frontalières, « une nation, des cultures différentes » devrait être appliquée ; à Hong Kong, Macao et Taïwan, « une civilisation, des systèmes différents » devrait être expérimentée ; dans la société de l’Asie de l’Est, « une région, des intérêts différents » devrait être reconnue ; dans la société internationale, « un monde, des civilisations différentes » devrait être développé. De cette façon, l’ordre interne et externe de la nouvelle tianxia pourra être établi, créant les conditions d’une coexistence mutuelle, voire d’un bénéfice mutuel, non seulement pour toutes les ethnies de la Chine, mais aussi pour toutes les nations de l’Asie de l’Est, créant ainsi un nouvel universalisme pour un l’ordre mondial futur.

Crédits
Xu Jilin, ” New Tianxia : Reconstructing China’s Internal and External Order “, dans Xu Jilin 许纪霖 et Liu Qing 刘擎, eds. Shanghai : Shanghai renmin chubanshe, 2015), également disponible en ligne.

La traduction originale en anglais du texte a été faite par Tang Xiaobing et David Ownby avec Mark McConaghy. Elle peut être retrouvée dans le livre Xu Jilin, Rethinking China’s Rise : A Liberal Critique, David Ownby, traduit et édité par David Ownby, New York, Cambridge University Press, 2018 ou sur le site Reading the China Dream.

Le nouveau Tianxia : reconstruire l’ordre interne et externe de la Chine – Le Grand Continent