Destructions ? Ou l’harmonie en route

J’ai abordé, cette année, le thème de la vie liturgique dans une institution chrétienne orthodoxe connue (1), à partir d’une situation que l’on pourrait juger « anormale », exceptionnelle, différente de contextes qui feraient partie de la vie courante.

Nous parlions donc en cette année 2022-5782-1443 de situation « sanitaire ». Le mot est neutre en français et traite de la santé comme de l’hygiène, des conditions de vie, voire de la vie privée. Comme dans la plupart des langues, le mot part de l’idée qu’il existerait un état de « bonne santé » (Ang. Health, All. Gesundheit, Roum. Sanitate, Russe здоровье), bref d’une harmonie qui assure un bien-être. Il reste qu’un bien-portant est un malade qui s’ignore. Le mot hébreu Briût/בריאות et l’araméen Briûtha/ܒܪܝܐܩܬܐ n’est guère attractif ou positif. Il veut dire « santé » mais son radical indique un état de « rebellion », de « défiance » comme dans le Talmud Sota 19b qui parle de « défi à des lois naturelles contradictoires ».

Le bien-être s’oppose par définition à ce qui est « extérieur, étranger, dangereux, hostile, destructeur ». Il rompt le chaos, les fractures, les oppositions, les déséquilibres de ce qui existe pour proposer cette harmonie qui est tant appréciée par les traditions de l’Orient chrétien.

Pour la première fois sans doute dans l’histoire consciente de l’humanité, notre génération traverse une crise de pandémie ravageuse, mortelle, invisible, insaisissable. Les biblistes ruminent à travers siècles le Livre de Kohelet/Ecclésiaste dont chaque verset rythme des jours entre catastrophes et paisibilité.

Nous parlons, en cette Semaine Liturgique 68, de l’impact de trois facteurs se sont progressivement superposés depuis deux-trois ans : la pandémie mondiale de la Covid-19, les bouleversements climatiques, les migrations massives comcomittantes de guerres par haine irraisonnée.

En quoi est-ce que ceci a des implications « liturgiques », sacramentelles, eucharistiques dont nous devons tenir compte pour vivre notre foi de manière honnête ?

Le théologien Jean-Claude Larchet a écrit un livre « Théologie pour les temps de pandémie » où il écrit : « Les religions n’ont pas échappé à l’ébranlement subi par toutes les sociétés. Leur mode de fonctionnement a été bouleversé par les « mesures barrières » (absence de contact physique, distances à respecter, proscription des objets communs) (…) Le christianisme a payé un lourd tribut à toutes ces mesures : il a dû réduire considérablement le nombre des participants aux Liturgies, traditionnellement appelées « synaxes », c’est—à-dire « assemblées » qui sont constitutives de l’Eglise. (pp. 14-15) ».

Cette situation inédite me permet, comme en paradoxe, d’aborder le cas de l’hébraïté dans l’Eglise orthodoxe.

Dans une perspective théologique de foi et de transmission de la foi, la langue hébraïque est bien la seule langue paternelle, celle du Père céleste dans son dialogue avec l’humanité et par la transmission de la Loi Ecrite (Bible) et Orale (Talmud) reçues lors de la théophanie du Sinaï selon la tradition d’un judaïsme plurimillénaire.

Tout d’abord, le judaïsme insiste sur le fait que la langue hébraïque – et son corollaire araméen qui est perçu comme inhérent à l’hébraïté linguistique – est le vecteur indispensable pour accéder à une certaine intelligence traditionnelle des Ecritures (Sota 7b), incluant donc la Loi Orale (Talmud) qui n’est pas prise en compte dans les confessions chrétiennes.

De fait, le Juif, continuant de prier en hébreu et d’étudier le Talmud, ne s’est jamais vraiment intégré aux sociétés dont il partage la destinée de manière durable ou relativement brève.

La barrière de l’interprétation linguistique et théologique maintient une séparation virtuelle qui défie la parole de l’apôtre : « Par sa mort Il a abattu le mur de la haine (altérité totale) et des deux (Israël et les Nations) Il ne fit qu’un (peuple) » (Ephésiens 2, 14).

Peut-on dès lors considérer l’hébreu comme une langue liturgique de l’Eglise ? L’exemple le plus connu de ce questionnement relève de l’anecdote, peut-être typique de l’atmosphère qui règne dans le monde catholique romain.

Dans les années 1950, quatre prêtres catholiques de rite latin vivant en Israël désirent prier officiellement en hébreu. Il y a un nouvel Etat d’Israël dont la langue officielle, modernisée, est l’hébreu. La demande est présentée au Pape Pie XII et défendue par le Cardinal Eugène Tisserant, alors en charge des Eglises Orientales. Le Pape demanda alors au cardinal si l’hébreu est une langue liturgique. Avec à-propos, le cardinal interroge le Pape : en quelle langue était rédigée la plaque sur la Croix indiquant le titre de Jésus de Nazareth, « Roi des Juifs » ? Pie XII répondit : « En hébreu, en latin (en romain, dit l’original grec) et en grec » (Jean 19,19). Le Pape conclut que l’hébreu est bien une langue liturgique !

L’anecdote paraît désuète mais le Pape a posé la question de savoir si le chrétien peut faire usage de l’hébreu dans sa prière liturgique (personnelle mais aussi sacramentelle, eucharistique). La Liturgie implique une référence à l’existence d’une ecclésiologie, donc à un « peuple chrétien» de langue hébraïque qui exprime et partage avec toute l’Eglise le Mystère pascal de la Rédemption, sans s’exclure de ce « πληρομαplérôme de l’Eglise ». Combien de fois j’entends – dans le monde orthodoxe – : « Mais pourquoi une « paroisse en hébreu » ? Nous parlons très bien en russe, en allemand, en roumain, en serbe ! » A dire vrai, la même question se pose à propos de l’ukrainien et, dans les milieux les plus favorables à la « survie » de la culture ukrainienne, je vois rarement que les cercles slavisants en fasse l’usage liturgique. D’emblée, dans le cas du judaïsme, comme en confrontation directe avec la question du phylétisme, on s’écrie : « On veut nous judaïser ! », ce dont les Orthodoxes venus des pays de l’Est sont persuadés mais trop timides à exprimer dans un Etat « des Juifs ». Pour l’ukrainien c’est un problème assez similaire : « Il n’y a pas de culture ukrainienne chrétienne indépendante d’une russéité qui s’exprime dans l’Esperanto créé qu’est le slavon d’Eglise. »

En revanche, une scène est quotidienne : dans les autobus de Jérusalem, Tel Aviv ou Haïfa – de grandes cités – il est habituel de voir des femmes, des hommes, des enfants lire les Psaumes en hébreu et non loin d’eux, sur d’autres sièges, des femmes russes ou grecques, voire arabes qui, comme Anne, bougent les lèvres en prononçant les mêmes psaumes dans leurs langues, avec quelques ajouts rituels.

Une autre question apparaît : un higoumène de Jérusalem, maintenant évêque, me dit souvent : « Nous parlons très bien l’hébreu, pourtant, au fond, nous ne comprenons pas ce que disent les Israéliens. (sic) Tu devrais nous donner des cours de Talmud pour que nous apprenions à nous comprendre ». Il sait – comme la plupart du clergé local – que l’hébreu souvent très correct tel qu’il est parlé par les chrétiens ne rencontre pas « l’âme intelligible » de l’expérience véhiculée par une tradition liturgique vivante et parlée spécifique à l’héritage et l’expérience hébraïque.

Dès 1958, le P. Hans Urs von Balthasar dans son petit ouvrage non traduit en français « Einsame Zwiesprache mit Martin Buber », en anglais : « Martin Buber & Christianity, A dialogue between Israël and the Church, Harvill Press, 1958 », écrivait : « Since the foundation of the Church, a dialogue between Jew and Christian has always been rare and invariably brief. Judaism shut itself off from Christianity, and the Church turned its back on the people which rejected it. The history of their relations and contacts is, it must be confessed, dispiriting. » (Depuis la fondation de l’Église, le dialogue entre juif et chrétien a toujours été rare et invariablement bref. Le judaïsme s’est isolé du christianisme et l’Église a tourné le dos au peuple qui le rejetait. L’histoire de leurs relations et de leurs contacts est, il faut l’avouer, décourageante), p. 12). Cette vision semblerait dépassée de nos jours, du moins à ce que croiraient les Eglises dites de traditions occidentales (latine, protestantes, anglicanes). Ce serait un leurre que de le penser.

La scission reste profonde au-delà de contacts sympathiques ou réels qui se heurtent aujourd’hui au puissant renouveau spirituel du judaïsme sur la Terre d’Israël, dans un Etat dit hébreu.

En 1841 – voici donc 181 ans ! – le Synode de l’Eglise orthodoxe russe, bien avant le rétablissement du patriarcat de Moscou, proposa une traduction officielle de la Divine Liturgie en hébreu due au Prêtre Daniel Levinson, de formation rabbinique.

La traduction a été officiellement en usage à la Mission ecclésiastique de Moscou à Jérusalem. Elle reste singulière : elle fut utilisée avant même la naissance des principaux promoteurs du mouvement sioniste et des partisans de la renaissance de la langue hébraïque.

L’Eglise orthodoxe russe de Moscou, avant la restauration du patriarcat au moment de la Révolution bolchévique, a considéré que l’on pouvait prier en hébreu. Cela veut dire que l’Eglise orthodoxe russe (et donc aussi le patriarcat de Jérusalem dans la mesure où la Mission ecclésiastique se trouve sous l’autorité du patriarche local) a reconnu que la langue des Prophètes était bien une langue liturgique, pouvant parfaitement exprimer le mystère chrétien de la rédemption.

En fait, une position « coloniale » fut adoptée : il fallait que les textes correspondent dans un mot-à-mot contraire au génie de l’expression sémitique, tant en arabe qu’en hébreu. Ce reproche reste constant de la part des Grecs comme des Slaves : les arabisants tendent naturellement à employer un vocabulaire, une tonalité islamique tandis que les essais en hébreu consistent à supprimer les formules originelles du Talmud pour se conformer à une structure hellénistique. Bien plus, il est très rare que des Juifs de l’Eglise participent à l’incarnation verbale et écrite des textes liturgiques. Au-delà du phylétisme récurrent, il s’agit d’une substitution/superseding d’identité par des croyants qui croient pouvoir s’approprier l’apport mental et prophétique véhiculé par chaque langue et locuteur.

Ceci rejoint tout-à-fait les propos importants prononcés par le Pape François lors de son séjour parmi les Premières Nations du Canada. Le viol des consciences s’est exprimé par les abus sexuels, mais aussi et surtout dans le non-respect « colonialiste » des âmes, des êtres porteurs du Mystère de la Création, s’exprimant dans l’harmonie que leurs langages transmettent par les mots et l’intelligence de la vie.

J’ai souvent souligné qu’il est bien plus évident d’exprimer, en hébreu, la résurrection du Christ selon l’expression « Hû chay veqayam-הוא חי וקים/Il (le Christ) est vivant et source de vie, qam ûmeqayam-קם ומקים/Il s’est levé des morts (ressuscité) et il fait jaillir la vie » – évidemment hors de tout contexte judaïque.

Il s’agit d’une prière juive calquée sur le Chrisme grec KHI+RHO en caractères originels hébreux « ח + ק »que j’ai trouvé, avec le Père Bargil Pixtel au Couvent de la Dormition de Sion. De même, lors de la proscomédie, la parole de Saint Jean « (Il en sortit) de l’eau et du sang » (Jean 19, 34) montre la proximité/fusion sémantique entre le « και-et » grec et le /k- -כ = comme ». Le Traité Gittin 64b dit que le sang du sacrifice jaillissait « sang comme de l’eau », un jaillissement semblable à de l’eau pressée. Les exemples sont multiples. Encore faut-il que l’âme hébraïque ne soit pas estompée de ce que le christianisme perçoit comme sa vocation à la foi. Il est particulièrement dangereux pour toutes les obédiences chrétiennes de se séparer de ceux qui, par leur naissance et éducation, vivent de cet héritage judéo-sémitique.

Cela ne veut pas dire jouer à devenir ce qui n’a jamais existé même au I-er siècle de notre ère. Ni à faire croire que les disciples de Jésus de Nazareth parlaient ainsi ou comme cela ou encore d’autres manières. Il n’y a pas demachine à remonter le temps. Mais il reste l’affirmation que Dieu est vivant et source de vie, qu’Il ressuscite les morts et revigore ceux qui gisent dans la poussière (les tombeaux des patriarches, Hébron). Il est question non d’opposition ou de confrontation, non de fusion mais d’une rencontre intime qui ouvre sur l’évidence de l’Un et de l’Unité.

Mais quel est le lien avec une situation sanitaire inédite ? L’hébreu constitue en soi un hapax que l’on peut considérer comme « résurrectionnel ». Il est employé dans une société qui a une soif intangible de communiquer. C’est sur les plages de Tel Aviv que furent conçus les premiers « réseaux sociaux » comme ICQ, les techniques de développement numérique. Le pays est un « monde petit, restreint, compact/עולם קטן – olam qatan ». Chacun vit dans un confinement permanent et sécuritaire, se développe par confrontation avec le mal, la distanciation, des mesures barrières, aujourd’hui très virtualisées.

Depuis plus de quinze ans, cela m’a permis de mettre en place des cours, des temps de prières, d’Eucharistie en ligne pour dépasser les fractures ou empêchements sociétaux. Cela pose la question liturgique de la présence physique des fidèles qui préfèrent l’anonymat du virtuel à la rencontre souvent perçue comme dangereuse ou impossible : comment se déplacer le Shabbat ou encore venir à une Synaxe le dimanche qui est un jour de travail ? La pandémie a posé clairement la question de la validité de ces actes liturgiques ou sacramentels « en ligne », d’autant que les niches locales sont totalement dépassées par la diffusion internationale sur la Toile, par cooptation.

Le défi est le même que celui exprimé par les rédacteurs de la Lettre à Diognète qui garde toute son actualité et montre, au demeurant, combien le christianisme peut s’enferrer dans des particularismes et singularités contradictoires.

« Les chrétiens ne se distinguent des autres hommes ni par le pays, ni par le langage, ni par les coutumes. Car ils l’habitent pas de villes qui leur soient propres, ils n’emploient pas quelque dialecte extraordianire, leur genre de vie n’a rien de singulier » (LD, Funk, 1, 317-321).

Il reste que le hapax liturgique de la langue hébraïque dans son déploiement diachronique et synchronique interroge, voire se confronte violemment avec les convictions énoncées par l’Eglise, notamment orthodoxe. Ainsi, expliquant la position du P. Georges Florovsky, Jean-Claude Larchet écrit : « Toutes les revendications juives d’une interprétation correcte de l’Ancien Testament « doivent être formellement rejetées » car « l’Ancien Testament n’appartient plus aux Juifs, il appartient à l’Eglise seule » qui « est le seul Israël de Dieu » et seul l’Eglise du Christ possède à présent la bonne clé de l’Ecriture » (G. Florovsky, Les Pères de l’Eglise et l’Ancien Testament », in J. C. Larchet, En suivant les Pères, p. 99).

Une telle affirmation est particulièrement choquante, offensante pour tout Juif, Israélien, voire pour beaucoup de chrétiens. Le tsunami de la résurgence d’une entité nationale, sociétale, communautaire de Juifs venus de toutes les Nations du monde, la résurrection miraculeuse de la parole vivante qu’est la langue que Dieu parla en premier – c’est ce dont nous avons la trace orale et écrite par l’hébreu – provoquent des chocs dont la prise de conscience et l’acceptation prendra du temps, car toutes les Eglises se conduisent de fait selon l’affirmation de la citation que je viens de faire du P. Georges Florovsky.

Pour en prendre une mesure saine, il suffit de comprendre que ni les Eglises orthodoxes, catholiques ou anglicanes n’ont remis en cause les articles de foi et les dogmes définis au cours des 7 premiers Concile oecuméniques, communs entre l’Orient et l’Occident chrétien. Cela signifie que des termes utlisés sans vergogne et de manière irréversibles (p. ex. « déicide ») ne sont pas extirpé de limterprétation innée et transmise dans les assemblées dites « christiques ». J’ai pris la suite du P. Kurt Hruby aux Semaines Liturgiques, expert au Concile de Vatican II qui disait paisiblement et avec humour : « Je travaille pour l’éternité. Il faut des siècles pour réparer des siècles d’éloignement ». Nous avonçon tout juste sur les premières décennies d’un premier siècle de mise en route vers une éventuelle réconciliation.

Il reste que Jean-Claude Larchet est l’un des rares théologiens orthodoxes à s’interroger. Il dit : « Sommes-nous obligés d’aller au-delà des limites de l’Ecriture ? Et l’Ecriture n’est-elle pas plutôt hébraïque ou juive sous un travestissement grec ? Très peu en vérité vont jusqu’à proposer un rejet radical de « l’hébraïsme sacré hors du tissu de la croyance chrétienne. L’hébreu pourrait même être unanimement reconnu comme un élément essentiel et intégral de l’esprit chrétien. » (id.En suivant les Pères, p. 147).

Une question vive pour des temps postpandémiques dans la marche vers la plénitude de la conscience eucharistique.

Et surtout une question que l’on peut se poser, d’un temps à l’autre, quand le judaïsme avance en ces neuf Jours vers le 9 du mois de Av (menachem) 5782 tandis que le Saint Sépulcre reste – malgré toutes les restorations et découvertes – le lieu om le Fils de l’Homme est mort. Tombeau vid pour les uns, « Lieu de la résurrection – Anastasis » pour les autres.

Comme le commente Rashi (Shemot 17:16) : « Il y a une guerre contre Amaleq en chaque génération ». Il « reste » à extirper pour les uns et les autres les intentions d’impuretés spirituelles et morales (Arizal) et d’être décontaminés de l’apostasie.

(1) Semaine Liturgique 68 de l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint Serge (Paris). Je prends la liberté de publier ce texte pour qu’il touche un public assez vaste. Il s’agit en outre de version augmentée.

Destructions ? Ou l’harmonie en route