Rédigé par Jean Abd-al-Wadoud Gouraud | Mardi 19 Juillet 2022 à 11:00

Dans son recueil des « Quarante hadiths sur le soufisme », Al-Sulami rapporte le hadith prophétique suivant, selon sa propre chaîne de transmission, qui remonte au noble compagnon, cousin et gendre du Prophète, ‘Ali ibn Abi Talib : « Le bel islam d’une personne consiste pour elle à laisser ce qui ne la regarde pas. » Ce hadith, cité également dans le célèbre recueil des 40 et quelques hadiths d’Al-Nawawi, Al-arba‘ûna al-nawawiyya, a été authentifié notamment par l’imam Al-Tirmidhi.
Peu de mots pour des sens profonds et multiples
On comprend dès lors que la traduction par « Le bel islam d’une personne consiste pour elle à laisser ce qui ne la regarde pas » correspond à une interprétation somme toute extérieure et littérale du hadith. Comme nous allons le voir, le terme islâm lui-même a des implications profondes dans la vie spirituelle du musulman. L’on pourrait donc interpréter le hadith en traduisant plus rigoureusement et plus complètement par : « L’Homme se soumet à la Volonté divine de la plus belle manière lorsqu’il ne s’occupe pas de ce qui ne le regarde pas. »
Cette dernière traduction/interprétation permet d’entrevoir des significations plus étendues, qui montrent en quoi l’enseignement prophétique, comme dans la plupart des hadiths, se prête à des interprétations et des applications diverses, suivant des degrés de profondeur et d’intériorité partant de l’écorce pour aller vers le noyau, du paraître vers l’être, de la périphérie vers le centre. Ces degrés sont en correspondance avec les trois aspects du dîn dans sa double dimension exotérique et ésotérique : islâm-îmân-ihsân (pratique religieuse-foi-spiritualité) ou sharî‘a-tarîqa-haqîqa (loi sacrée-voie initiatique-vérité essentielle). Aussi le « bel islam » (husn al-islâm) est-il susceptible de se refléter à tous les niveaux, dans tout ce qui fait la « personne », extérieurement et intérieurement, dans la beauté de l’attitude, la beauté de l’âme et la beauté spirituelle.
« On voit la paille dans l’œil de son voisin, mais pas la poutre dans le sien »
Mais, en fin de compte, ce hadith appelle le musulman à se connaître soi-même, à embellir son être, pour pouvoir améliorer sa propre attitude, en faisant preuve d’intelligence, de modestie, de discrétion, de circonspection, mais aussi de cohérence et d’un sens évident des priorités et des proportions. Il sait en effet qu’il ferait mieux de s’occuper d’abord de son propre cas avant de prétendre réformer les autres. « On voit la paille dans l’œil de son voisin, mais pas la poutre dans le sien », enseigne Jésus.
Loin de se réduire à un code moral et social, la beauté de l’islam que le hadith valorise, à travers cette forme d’abstention, relève essentiellement de l’éducation spirituelle et de la discipline de l’âme. Celle-ci implique à la fois le refrènement et le contrôle de ses passions et penchants, souvent nocifs pour soi-même comme pour autrui, et un travail de polissage du caractère que les maîtres décrivent souvent à travers deux verbes-clés : se départir (takhallî) des vices et des mauvaises tendances, et se parer (tahallî) des vertus et du bien actif. Ceux-ci prennent leur source dans les « nobles caractères » (makârim al-akhlâq) que le Prophète Muhammad a été envoyé pour parachever, et qu’il personnifie au plus au point pour servir en cela de modèle excellent. Selon les maîtres du soufisme, le « caractère sublime » (khuluq ‘azhîm) du Prophète, dont les deux pôles sont l’humilité et la noblesse, symbolise et reflète en ce monde la réalité de l’Homme Parfait (al-insân al-kâmil), manifestation lumineuse (tajallî) de la Majesté, de la Beauté et de l’Infinité divines.

Quelle signification porter à « s’occuper uniquement de ce qui le concerne » ?
La certitude de la foi en Dieu et en Sa promesse (îmân), l’acceptation sereine de Sa volonté (islâm), mettent le cœur en sécurité (amn) à l’abri des doutes et des inquiétudes, conduisent à la pacification intérieure lorsqu’il s’en remet (taslîm) totalement à Lui grâce à la conscience que « Dieu nous suffit, et quel excellent Garant ! » (Coran, 3 : 173) L’âme cesse alors de s’agiter et de se préoccuper pour sa subsistance, sachant que Dieu l’a déterminée de toute éternité, et qu’Il la garantit et la distribue à Ses créatures avec Sagesse, derrière les apparences même des causes secondes. Bien plus : « Celui qui craint Dieu, Il lui accorde une issue et pourvoit à sa subsistance par là où il ne s’y attend pas. Dieu suffit à ceux qui placent leur confiance en Lui. » (Coran, 65 : 2-3)
En ce sens, « s’occuper uniquement de ce qui le concerne » signifie se souvenir et accomplir le sens de la vie humaine, se concentrer et se consacrer au but unique pour lequel l’être humain a été créé, c’est-à-dire servir Dieu dans tous les aspects de son existence, sans se laisser détourner ou accaparer par la recherche des moyens de subsistance, car : « Je n’ai créé les djinns et le genre humain qu’afin qu’ils M’adorent. Je ne veux pas qu’ils s’occupent de leur subsistance, et Je ne veux pas non plus qu’ils Me nourrissent. En vérité, c’est Dieu qui est, Lui, le Grand pourvoyeur, le Détenteur de la force inébranlable. » (Coran, 51 : 56-58) « Laisser ce qui ne le regarde pas » ne signifie aucunement délaisser ses responsabilités ici-bas, mais implique de maintenir l’orientation intérieure et la présence du cœur dans les choses, pour se conformer à la prime nature (fitra), réaliser l’état ontologique de muslim qui est pure servitude à l’égard du Seigneur des mondes. Telle est la beauté essentielle de l’être relatif totalement dépendant de l’Absolu, Lui qui se passe de tout et dont nul ne peut se passer.
Passer progressivement de la « science de la certitude » à la « vision de la certitude »
Cette maïeutique du détachement est indissociable de l’affirmation (ithbât) de la réalité absolue de Dieu pour épurer et ouvrir le cœur, et le faire ainsi passer progressivement de la « science de la certitude » (‘ilm al-yaqîn) à la « vision de la certitude » (‘ayn al-yaqîn) au fur et à mesure que les voiles des illusions se déchirent. Il découvre alors que l’attachement à Dieu n’est point, en réalité, le résultat d’un renoncement ou d’un détachement par rapport à quelque chose qui aurait une existence propre. Le cœur illuminé par la vision du Vrai ne s’occupe de rien d’autre que Dieu, car il sait, contemple et témoigne qu’il n’y a rien en dehors de Lui. Il participe en cela, d’après les maîtres du soufisme, au témoignage éternel de l’Unicité divine telle que le Coran la dévoile : « Dieu atteste, ainsi que les anges et les hommes doués de science, qu’il n’y a point de divinité en dehors de Lui, maintenant la justice. Point de divinité en dehors de Lui, le Puissant, le Sage. » (Coran, 3 : 18)
Quant à la « réalité de la certitude » (haqq al-yaqîn), c’est là un trésor bien gardé, un secret ineffable qui, il faut bien l’admettre, ne regarde personne d’autre que Dieu !
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Jean Abd-al-Wadoud Gouraud, traducteur et spécialiste d’Al-Ghazali, est enseignant à l’Institut des hautes études islamiques (IHEI). Cette contribution fait suite à la masterclass dédiée au livre « Quarante hadiths sur le soufisme » du maître musulman Abû ‘Abd al-Rahman al-Sulami, et organisée par la plateforme Sufi Heritage.
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