Saint Omer : critique 12 femmes en colère

Autopsie d’un meurtre

Un procès a lieu, une femme y assiste et à l’instar des jurés, la caméra et les spectateurs sont longuement enfermés dans le tribunal de la cour d’assises de Saint-Omer. Avec une structure rigoureusement chronologique, Alice Diop et ses scénaristes Amrita David, Zoé Galeron et Marie N’Diaye embrassent en grande partie la temporalité du procès.

Une écriture quasiment en temps réel qui, par ailleurs, est traversée de dialogues qui reprennent souvent au mot près les véritables échanges qui ont eu lieu lors de l’authentique procès qui a inspiré le film, celui de Fabienne Kabou. Ainsi, si Saint Omer est bel et bien le premier long-métrage de fiction réalisé par Alice Diop – avec ses réécritures, ses performances d’acteur et sa dramatisation – il est malgré tout complètement ancré dans l’héritage documentaire de la cinéaste.

 

“Comme un lundi”

 

En découle, lors des séquences de procès, un ton parfois un peu trop sage, voire au premier abord, un peu académique. Mais l’économie de Saint Omer permet à sa réalisatrice de revenir à la force épurée d’un champ-contrechamp et à la tension d’un plan fixe étiré avec justesse. La simplicité du filmage et du découpage de Saint Omer permet à Alice Diop de déployer une force tranquille proprement captivante et stimulante pour le spectateur.

Un spectateur qui voit alors son attention resserrée sur les principaux intérêts de la cinéaste : le verbe singulier de ses protagonistes et l’invraisemblable puissance de ses interprètes. Que ce soit grâce à l’intranquillité de Kayije Kagame, la bienveillance de Valérie Dréville, la détermination d’Aurélia Petit ou bien la violence de Robert Cantarella, Saint Omer impressionne par l’intensité de ses comédiens qui se déploie avec brio sans jamais tomber dans la démonstration. 

Une intensité particulièrement évidente avec l’actrice qui joue Florence, Guslagie Malanda, qui impressionne de prestance, tout en dégageant un épais mystère très stimulant. Une ambiguïté et une opacité qui, en plus de permettre à l’actrice de livrer une des plus belles interprétations de 2022, rompent complètement avec le versant procédurier et un peu sage du film.

 

Saint Omer : photo, Guslagie MalangaImpressionnante Guslagie Malanda

 

L’étrangère

En effet, derrière l’aspect concret du film de procès et la rigoureuse reconstitution des faits, Saint Omer s’attaque tout de même à un fait divers bien mystérieux : une intellectuelle, qui plus est doctorante, a assassiné sa propre fille. Florence Coly est-elle la victime ou le bourreau dans cette histoire ? La distance froide, mais réfléchie, de Guslagie Malanda, qui n’est pas sans rappeler le protagoniste de L’Étranger d’Albert Camus, joue avec l’empathie d’un spectateur qui ne sait plus vraiment quoi ressentir pour elle.

La protagoniste elle-même dit ne pas connaître la raison de son propre crime, faisant appel au maraboutage et à la sorcellerie de membres malveillants de sa famille pour justifier son geste. Ce mystère et quelques sursauts de spiritualité viennent recouvrir Saint Omer d’un voile d’ambiguïté qui fait légèrement déborder le film de son cadre naturaliste et documentaire, le rendant d’autant plus riche et stimulant.

 

Saint Omer : photo, Kayije Kagame, Thomas De PourqueryMommy issues

 

Cette étrangeté est augmentée par l’utilisation de la pièce musicale entièrement vocale Partita for 8 Voices, écrite par Caroline Shaw pour l’ensemble Roomful of Teeth. Les vibrations des voix du groupe participent à cette atmosphère presque surnaturelle, mystique. Une couche plus secrète et énigmatique se dévoile alors dans le film, incarnée avec force par une poignée d’images (océan plongé dans l’obscurité) et de références (Médée) évocatrices qui rendent le récit d’autant plus fascinant.

Dans les interstices de ce procès filmé avec solennité, une strate presque fantastique se déploie à l’écran, allant au-delà du verbe et du plaidoyer pour pénétrer dans un espace plus insaisissable. Se dégagent alors de Saint Omer une densité et une sensibilité passionnantes.

 

Saint Omer : photo, Guslagie MalangaFaites entrer l’accusée

 

Les Innocent(e)s

Par ailleurs, si Saint Omer devait être une oeuvre fantastique, ce serait sans doute un film de fantôme. Que ce soit à travers les souvenirs muets de Rama, la présence absente de sa mère ou bien le récit de la disparition progressive de Florence, le film réalisé par Alice Diop est hanté par des images de femmes oubliées, mises à l’écart. Des femmes invisibilisées à qui il s’agit de rendre la parole à travers un procès qui les met très littéralement au centre de l’attention, celle de la cour et celle des spectateurs devant leur écran de cinéma.

Cependant, cette parole peut parfois être contradictoire et ambiguë, comme le démontrent les mensonges et ambivalences de Florence révélées lors du procès. Mais comme le dit la cinéaste elle-même dans le dossier de presse du film : “La justesse et la justice c’est de rendre [au personnage de Florence] — et de nous rendre — notre complexité”. En restituant à ses protagonistes le droit à la parole, Alice Diop leur rend également leur droit à la noirceur et à l’ambiguïté.

 

Saint Omer : photo, Kayije KagameTout sur ma mère

 

Un geste politique profondément beau et radical, qui résonne également avec les questionnements du personnage de Rama qui, entre le violent mutisme de sa mère et la noirceur du geste insensé de Florence, en devient terrifiée par sa propre maternité. Comment peut-on donner naissance à un enfant quand nos mères ont vécu tant de violences, tant de sacrifices ?

Un questionnement qui est abordé par Saint Omer en quelques flashbacks, regards et contretemps entre les séquences de procès. Tout autant d’outils qui sauvent le film d’une lourdeur théorique et qui le rendent profondément sensible. En n’étant jamais trop explicatif, Saint Omer parvient d’une part à éviter la forme de la dissertation ou du tract, mais également à donner à ses personnages et au spectateur, à défaut de pouvoir complètement comprendre le geste de Florence et la violence de la mère de Rama, le moyen de percevoir la souffrance passée ou présente de ces femmes.

Une solitude qu’Alice Diop parvient à rompre durant le film, le temps d’une bouleversante séquence de plaidoyer où les larmes de toutes les femmes de la cour résonnent à l’unisson. Un climax émotionnel où la simplicité de la mise en scène donne à voir, en une suite de plans rapprochés, la force d’un lien invisible qui relie peut-être les individus entre eux, même si certains préfèrent le rompre.

 

Saint Omer : Affiche officielle

Saint Omer : critique 12 femmes en colère