Revue de presse du « Pont des espions » (Steven Spielberg, 2014)

Un cinéaste épris d’Histoire

Spielberg situe Le Pont des espions à un moment paroxystique de la guerre froide, lorsque la perspective de l’apocalypse nucléaire obscurcit tous les horizons, et que s’édifie le Mur de Berlin. Si le cinéaste prolifique (il s’agit là de son 28e long métrage) a déjà traité des événements historiques majeurs des deux siècles passés – l’abolitionnisme avec Amistad, la guerre de Sécession avec Lincoln, les deux derniers conflits mondiaux (Cheval de guerre, La Liste de Schindler et Il faut sauver le soldat Ryan, « il n’avait jamais situé l’un de ses films dans cette période trouble qui fut aussi celle de son adolescence et de sa jeunesse », écrit Positif. Notant la rareté des films traitant de la guerre froide dans ces années 2010, L’Humanité s’interroge : « Spielberg a-t-il voulu renouer, à bientôt 69 ans, avec le temps de son enfance et de son adolescence ? » Pour Le Figaro, « Spielberg a grandi dans ce contexte politique, et son idée était de prendre ce genre comme canevas et toile de fond, et de jouer avec une véritable mythologie : en l’occurrence une authentique guerre des mondes ».

Un portrait de l’Amérique post McCarthy

Pour Les Inrockuptibles, « soutenu par son chef opérateur habituel, Janusz Kaminski, auteur d’une lumière toujours plus irréelle et onirique, Spielberg commence par dresser le portrait acide de l’Amérique post McCarthy, encore paranoïaque, hypocrite et impitoyable pour ses prétendus traîtres. L’Humanité déclare : « On lui sait gré toutefois d’avoir essayé de dépasser une vision manichéenne et autocentrée de l’Amérique ». Avis partagé par L’Avant-scène cinéma : « Spielberg, à travers ses trois protagonistes principaux, décrit avec une lucidité narquoise l’American way of Life des années 1950, une société prospère et dominatrice, qui se préoccupe moins du maccarthysme de la chasse aux sorcières et de la guerre froide que de son confort individuel. C’est là où le réalisateur appose le plus profondément son empreinte personnelle ».

Entre grande Histoire et divertissement

Positif écrit : « Spielberg a déjà tenté et réussi plus d’une fois le mariage des deux veines qui parcourent son œuvre : le goût du divertissement populaire et de la reconstitution historique ». Pour Les Inrockuptibles, « sur un scénario brillant coécrit par les frères Coen (et de ce fait étonnamment drôle), le cinéaste plonge son avocat stoïque dans les rues glacées d’un Berlin tout juste scindé en deux (on voit s’édifier dans le film le Mur de Berlin), où les vies humaines pèsent bien moins lourd que la permanence d’un système de domination ». Télérama renchérit : « C’est une histoire vraie que nous raconte Spielberg, et il le fait en mettant autant de on reconnaît l soin dans la reconstitution de l’époque que dans le cheminement personnel de Donovan. Dans cette rencontre entre l’Histoire et l’individu, on reconnaît les préoccupations de l’auteur de La Liste de Schindler. Tout le film est une réponse à cette question : oui, avoir peur que la justice ne soit pas rendue, qu’elle oublie d’autres hommes. Avoir peur, c’est penser aux autres. Steven Spielberg, l’homme inquiet, voit juste ». Le Point est moins enthousiaste : « Où est passé le génie de Spielberg ? La première partie judiciaire est assez figée et didactique, dans le prolongement des débats d’idées de son Lincoln. On croit que la suite à Berlin-Est va nous replonger dans l’atmosphère paranoïaque des romans de John Le Carré. Mais hélas, la négociation n’est guère passionnante et les personnages manquent d’aspérités ».

Un premier film d’espionnage

Pour Marianne, « Spielberg est un prodige. Il partage avec celui qui fut son mentor, Stanley Kubrick, une volonté d’illustrer tous les genres cinématographiques majeurs ». L’Humanité souligne : « Pour la première fois, Spielberg se confronte au film d’espionnage, un genre qui est une figure matricielle du cinéma américain ». L’Express observe : « Voilà qu’aujourd’hui, Steven Spielberg, prenant le contre-pied des blockbusters contemporains, réactive un genre qu’on croyait rendu désuet par les actions spectaculaires d’un Jason Bourne ou d’un James Bond dernière génération ». Avec Le Pont des espions, le cinéaste « s’inscrit dans la lignée prestigieuse des innombrables films inspirés par la guerre froide dans les années 1950 à 1970. Le cadre du film même est devenu mythique, puisqu’il s’agit de Berlin, point névralgique de toutes les crispations entre l’Est et l’Ouest, qui a fait tourner l’usine à fantasmes et inspiré bon nombre de classiques de la littérature et du cinéma », constate L’Avant-scène cinéma. Pour Le Monde, « Le Pont des espions est à la fois un film politique et un chant d’amour à la dernière période du cinéma classique américain. On entend des échos des grands films qui ont eu la même ville pour décor. Bien sûr, les ruines du décor sont numériques, mais le rythme, les dialogues, les principaux personnages, collent de si près à ce que fut ce cinéma, qu’on est pris d’un exquis vertige temporel ». Pour Marianne en revanche, « Spielberg échoue à représenter le système communiste et l’Allemagne, malgré son talent pour mettre en scène le Brooklyn des années 1950 ».

L’homme debout

« Stoic moujik », « l’homme debout », celui qui se relève après chaque coup. C’est ainsi que, dans Le Pont des espions, l’espion soviétique Rudolph Abel qualifie son avocat James Donovan. Le Figaro constate : « L’ambition de Donovan, cet Américain ordinaire, consiste à être un homme droit dans un monde tordu, un esprit fraternel au milieu des cyniques. Palpitante aventure ». L’Humanité écrit : « James Donovan est un avocat pétri des valeurs issues de la Constitution américaine, embarqué dans le tumulte de la grande Histoire, qui assure la défense de l’agent soviétique au motif que tout homme a le droit d’être défendu, et que Rudolf Abel ne fait que travailler pour son pays comme les espions américains le font en URSS. On retrouve bien ici la foi de Spielberg dans les valeurs fondatrices de son pays, sa certitude que les idées passent d’abord par les hommes. « Tom Hanks interprète, non un nouveau James Bond, mais une vivante incarnation de la droiture, de l’esprit de justice, un successeur en somme du James Stewart de Mr. Smith au sénat de Frank Capra » (Les Échos), « le fils spirituel des gentlemen humanistes du cinéma classique tels que le juré interprété par Henry Fonda dans Douze hommes en colère de Sidney Lumet » selon Libération, qui nuance toutefois : « Le Pont des espions reprend avec talent la figure de l’homme intègre et énigmatique, au prix d’une relecture ultra classique de la guerre froide. Le plus puissant producteur et cinéaste hollywoodien n’a jamais eu peur des clichés, et on se demande dans quelle mesure c’est aussi cela qui le rend si convaincant, quand il idéalise la puissance morale de la Constitution américaine et la manière dont elle s’incarne dans un homme de loi ordinaire, mais guidé par des principes supérieurs ».

Tom Hanks, incarnation d’un héros ordinaire

Qui mieux que Tom Hanks pour incarner cet « homme debout » ? L’acteur a déjà tourné quatre films avec Spielberg. « Amis de longue date, Steven Spielberg et Tom Hanks, ces deux monstres sacrés de Hollywood, ont dessiné ensemble le personnage principal », note Le Figaro, qui précise : « Lorsque Spielberg a remis à Hanks le scénario, l’acteur s’est conduit comme à chaque fois qu’on lui propose d’incarner un personnage historique, en l’envisageant comme un mystère à déchiffrer, un coffre à forcer, une équation à résoudre. Hanks a consulté une masse de documents pour préparer ce rôle. L’acteur recherchait l’authenticité historique à un très haut degré ». Positif admire « la subtilité du jeu de Tom Hanks : lui qui a incarné à merveille l’homo americanus héroïque et fier offre ici à voir des fêlures insoupçonnées ». Le Monde ajoute : « Parfois, Tom Hanks se défait un peu de la gravité qui caractérise son personnage pour laisser libre cours à sa veine comique. Ainsi, il fait un excellent usage d’une belle idée de scénario : un rhume qui handicape et humanise son personnage ». « Reste l’habileté de la machine Spielberg, un humour pince-sans-rire qu’on aime attribuer aux Coen », conclue Les Cahiers du cinéma.

Une nouvelle figure de l’espion

Libération écrit : « Spielberg rend hommage à la figure décriée de l’espion, et propose une nouvelle théorie de l’héroïsme. Abel sait qu’il n’est pas maître de son destin, ni de celui du monde. Il se regarde de l’extérieur comme si sa subjectivité et sa place dans le monde étaient pure contingence. Ce faisant, Spielberg rend le plus grand hommage à la figure si décriée de l’espion. Car celui-ci agit non seulement dans l’anonymat, mais il est en plus toujours soupçonné d’être un agent double, et donc un traître. Ainsi, lorsqu’il est loyal, il devient le plus héroïque des héros. L’hommage semble d’autant plus émouvant qu’il est parfaitement à contre-courant de notre modernité ». Positif constate : « Au-delà du matériau narratif stricto sensu, la relation étonnante qui se noue entre l’espion soviétique et son avocat offre un degré de lecture d’une troublante ambiguïté : les espions n’y sont pas des figures de héros grandioses et imperturbables, mais des hommes ordinaires, aux prises avec la réalité de leur situation : jusqu’où est-on prêt à aller pour des convictions ? pour protéger sa famille ? pour servir son pays ? Spielberg n’a jamais filmé autre chose que le destin d’honnêtes hommes pris dans les tourments de l’histoire ».

Une rencontre

Le facteur humain est précisément ce qui rend le film de Spielberg si attachant et passionnant, selon les critiques. Le Point observe : « Spielberg s’attarde sur la relation entre le négociateur Donovan et le prisonnier russe Abel, dont l’avocat tient le sort entre ses mains. Au fil de leur rencontre, les deux hommes apprennent à se connaître et à s’estimer ». L’Avant-scène cinéma note : « Spielberg exprime une véritable empathie pour ses protagonistes, y compris celui par lequel le scandale est arrivé, ce citoyen grisâtre et peu disert qui transmet des secrets d’État au moyen de microfilms, et ressemble à tant de ses compatriotes immigrés aux États-Unis et qui se sont fondus dans la foule. C’est le mutisme de cet homme de l’ombre (admirablement campé par Mark Rylance, acteur de théâtre anglais) qui semble intéresser Spielberg en premier lieu, face à la posture de héros inoxydable de l’Amérique toute puissante, symbolisée par le pilote de la CIA dont l’avion a été abattu en mission en RDA, figure patriotique autant qu’hollywoodienne du héros aux mâchoires serrées ». « Spielberg a cherché à capter des moments intimistes individuels » (Le Figaro). « Donovan cherche à ouvrir une percée dans le monolithisme des deux blocs pour pouvoir échanger à l’intérieur » (Les Cahiers du cinéma). Et pour Les Inrockuptibles, « dans des registres diamétralement opposés, bonhomie contre taciturnité, ils offrent chacun à voir la complexité du caractère humain et la beauté, visible, de l’intelligence stratégique ».

Jeux de miroirs

Le premier plan du Pont des espions s’avère significatif : un miroir nous fait découvrir le reflet du peintre-espion Rudolf Abel peignant son autoportrait, avant son arrestation. Avec cette première séquence, « on entre dans cette histoire d’espionnage par une intimité à la fois réelle et symbolique, avec le secret, le dédoublement, la froideur propres à l’espion, et leur transposition artistique, au contact de l’impénétrable Abel », écrit Le Figaro. Pour Libération, « tout le film semble tourner autour de l’énigme première de l’opacité du type, de son indestructible sang-froid dépassionné, cette attitude de passe-muraille qui est lui-même un infranchissable mur humain derrière lequel on ne sait trop ce qui se dissimule ». Positif note : « Au simple plan sursignifiant d’ouverture (annonciateur des jeux de miroir qui mettront aux prises les prisonniers des deux camps, succèdent d’autres cadres dans le cadre, quitte à démultiplier les points de vue : vitres de voiture, fenêtres d’appartement, rétroviseurs ». Les Cahiers du cinéma écrit : « Dans ce film d’espionnage, si suranné qu’il en devient insolite, le plan d’ouverture ne capte pas tant un agent double qu’une sorte de triade : l’homme, son reflet, son portrait. Ce un en trois ouvre d’emblée une brèche : cet homme n’est pas « entier », on ne peut pas le saisir d’un seul bloc. En pleine guerre froide, cette triade dépasse aussitôt la duplicité de cet espion soviétique et les faux-semblants attendus ».

Une facture classique

Pour Télérama, Le Pont des espions est « un film d’une sobre élégance, favorisée par une atmosphère rétro années 1950, et d’une facture aussi classique que magistrale. Coécrit par les frères Coen avec un certain sens de la paranoïa et quelques pointes d’humour en contrebande, le scénario est bien plus dense que celui d’un simple film d’espionnage ». Pour Les Échos, « Spielberg fait passer ses messages avec un art toujours aussi maîtrisé de la mise en scène. Alors, malgré quelques longueurs, on se laisse séduire une fois de plus ». L’Express met en exergue « une narration limpide, un rythme pondéré, où la part belle est réservée au raisonnement plutôt qu’aux faits ». Positif écrit : « On ne s’étonnera guère que la narration soit conduite avec une fluidité qui rend invisible ses circonvolutions et imprévisibles ses rebondissements. La façon dont le récit quitte l’évidence de la simplicité pour se complexifier à mesure que le film avance relève d’une maestria absolue. La situation de départ paraît devoir s’essouffler rapidement. Mais des ramifications inattendues soulignent la complexité de la situation. Le film propose soudain une immersion dans la réalité de la guerre froide, incluant une reconstitution réaliste et impressionnante de Berlin-Est au moment de la construction du mur, en 1961, avant de se concentrer sur les jeux de dupe de l’avocat et de ses interlocuteurs ». Plusieurs critiques regrettent néanmoins quelques écueils, comme « certaines longueurs et une image stylisée à outrance » (Le Figaroscope). Les Cahiers du cinéma déplore « un prologue magistral, mais un épilogue décevant tant il est conventionnel, montrant soudain l’Amérique moralement triomphante » mais tempère en poursuivant : « La tragédie est là, culminant dans la façon de monter dans une voiture, sur le pont final. Comme souvent chez Spielberg, la menace et l’angoisse suintent de partout ».

Un écho contemporain

Les Inrockuptibles relève qu’un « intéressant parallèle se fait jour : un dernier pont, historique celui-ci, se dresse en effet de lui-même : impossible de ne pas voir qu’entre passé et présent, entre 1957 et 2015, se dessine une continuité qui, de Patriot Act en état d’urgence permanent, a de quoi glacer le sang ». Le Monde partage cette analyse : « Impossible que Spielberg et ses scénaristes n’aient pas songé aux années qui ont suivi le 11 septembre lorsqu’ils détaillent les efforts de Donovan pour obtenir que Rudolf Abel bénéficie des garanties dues à tout accusé ». Les Cahiers du cinéma renchérit : « Toute la partie new-yorkaise de ce récit véridique d’un avocat américain assigné à défendre un espion russe en pleine guerre froide résonne puissamment avec les questions morales auxquelles se confrontent aujourd’hui les Américains dans la guerre contre le terrorisme ou la poursuite des lanceurs d’alerte ».

Revue de presse du « Pont des espions » (Steven Spielberg, 2014)