Philippe Torreton : « Agir aujourd’hui pour préserver demain »

Aussi à l’aise sur les planches qu’à l’écran, le comédien Philippe Torreton est également investi dans la vie de la cité. Élu à la Ville de Paris au début des années 2000, il a participé, à sa façon, à toutes les campagnes présidentielles depuis 2002. Un engagement qui s’articule autour de la justice sociale et de la défense de l’environnement.

Photo : © Astrid di Crollalanza

Comment s’est développée votre sensibilité à l’environnement ?

J’ai passé toutes les vacances de mon enfance à la campagne, en Normandie, et éprouvé les préoccupations associées : s’occuper des vaches, des poules, de la fenaison, ramasser les pommes ou regarder le bouilleur de cru. Puis j’ai cultivé le potager de ma grand-mère, et celui de mes parents après. Plus tard, j’ai vu la campagne évoluer avec ma grand-mère. Elle pestait contre les agriculteurs qui abattaient les haies pour faire de grandes plaines à blé. Elle n’avait pas les éléments scientifiques pour le dire, mais, pour elle, les haies protégeaient du vent, étanchéifiaient le sol quand il pleut trop, etc.

Son discours sur la biodiversité était empirique, mais elle voyait bien qu’il n’était pas normal de saccager la campagne. Elle faisait partie d’une génération qui a connu les gardes champêtres. Ils passaient à bicyclette, inspectaient et mettaient des amendes quand on ne fauchait pas les chardons, quand on ne coupait pas les ronces ou le gui dans les pommiers. On prenait au sérieux le fait d’entretenir les champs, la nature. Aujourd’hui, des tas de gens à travers le monde le disent : «Si tu entretiens bien la nature, elle te le rendra.»

D’autres personnes ont grandi, comme vous, à la campagne et sont malgré tout tombées dans une vie plus citadine. Comment avez-vous cultivé ce goût de la nature et cette envie de la défendre ?

Il y a eu plusieurs étapes. J’ai aussi eu la chance d’avoir un grand frère qui a fait des études scientifiques. Il s’est spécialisé dans l’océanographie, la biologie marine, en particulier le phénomène El Niño [1]. Jeune, j’ai souvent échangé avec lui sur des sujets concernant la nature, comme les mares, qui disparaissent d’ailleurs. Je suivais mon frère aîné pour pêcher ou capturer des animaux : tritons, salamandres, dytiques, notonectes et autres larves de libellules. Il avait des terrariums et des aquariums et essayait de les élever. Ce furent mes premières bases scientifiques !

Ensuite, le théâtre m’a projeté à Paris, sans délicatesse. Du jour au lendemain, je suis passé de ma province à la capitale. J’ai fini par l’aimer, mais au début, j’étais dans une folie perpétuelle. J’ai conservé ma campagne comme un trésor. La nature était ma planche de salut et je rêvais de maisons avec jardin.

Le caractère anxiogène du changement climatique conjugué à mes origines campagnardes me poussent à défendre cette nature.

Enfin, ce qui m’a sensibilisé, c’est de voir la dégradation de l’environnement. Si, on n’était pas face au dérèglement climatique, serais-je un défenseur de la nature ? Je ne sais pas ! Il y aurait un atavisme familial qui me pousserait à ne pas faire de conneries dans les champs, et c’est tout. Mais il se trouve que d’année en année, on voit la campagne se transformer par le remembrement, mais aussi par les changements climatiques. Par exemple, en Normandie, je suis bouleversé par la disparition des ormes et la maladie des frênes. Ces arbres qui constituent le paysage normand périssent. Plus récemment, on a vu des épisodes orageux très violents que l’on ne connaissait pas en Normandie, ils ressemblent à des sortes de tornades. Le caractère anxiogène du changement climatique conjugué à mes origines campagnardes me poussent à défendre cette nature.

Vous décrivez avec beaucoup d’émotion votre relation à la nature. Être comédien, c’est véhiculer des émotions. Le rôle des comédiens serait-il aujourd’hui de sensibiliser à cette crise climatique ?

Il est du ressort de tout le monde de faire quelque chose. Chacun à son niveau. Donc la profession de comédien n’y échappe pas. Mais c’est dur. La profession craint l’engagement politique et écologique. Tout le monde est d’accord pour enfoncer des portes ouvertes, comme « faut arrêter la guerre ». Mais dès qu’il s’agit d’appeler à voter, les gens ont peur… Et mon parcours n’est pas là pour rassurer ceux qui auraient envie.

Le divertissement est difficilement compatible avec une défense sérieuse des choses.

J’en ai bavé avec cette appellation de « comédien engagé ». Je déteste cette expression. « Artiste engagé », ça ne veut rien dire. C’est une façon de vous rendre inaudible. Dès qu’on se met à parler, on devient le « sérieux », le « chiant ». On le voit bien dans les émissions : s’il n’y a pas un rire toutes les quinze secondes, une façon drôle de raconter l’horreur, vous ennuyez le monde. Le divertissement est difficilement compatible avec une défense sérieuse des choses.

Alors, oui, brasser des émotions pourrait être un vecteur. C’est ce que j’ai voulu faire avec Richard Kolinka et Aristide Rosier dans Nous y voilà ! Cela me paraissait pertinent de juxtaposer des textes d’Indiens d’Amérique du Nord avec ceux de poètes d’hier et d’aujourd’hui, et de faire apparaître un lien. Un trait d’union absolu. Une façon de considérer la nature qui est semblable. De la même façon, la pièce Lazzi, de Fabrice Melquiot, est une fable de deux humains symbolisant ce à quoi on va se frotter dans les années à venir. C’est à tout le monde d’agir. Cependant, il ne peut pas y avoir d’injonction. Il faut que ce soit sincère, que ce soit habité. Ce ne doit pas être un créneau à prendre, une posture.

Effectivement, dans votre spectacle Nous y voilà !, vous puisez du côté de la culture amérindienne. Qu’avons-nous à apprendre d’elle ou, plus largement, des peuples racines ?

Nous avons tellement à apprendre des peuples racines. Lisons leurs textes. Ils permettent de comprendre comment avoir un rapport intelligent à la nature. Ce qui m’a frappé, lors de mes lectures, c’est comment les Blancs, en arrivant sur le continent nord-américain, ont décimé ces peuples et leur culture. Les Amérindiens sont passés d’un effectif de près de douze millions à seulement 300 000 personnes en quelques générations. L’Indien a été présenté comme le sauvage, sans culture, sans lien. Or, il y avait une civilisation : les Indiens avaient un rapport à la nature qui était d’une intelligence phénoménale. Ils avaient une gestion de la nature tellement durable. Des botanistes ont mis en évidence la culture, la sélection de certains arbres dans la forêt amazonienne, par exemple. Les Indiens entretenaient aussi les sous-bois de façon à ce que l’herbe y pousse. Ainsi, les herbivores qu’ils mangeaient – les petites antilopes, les cerfs, les biches, etc. – se rapprochaient des villages et cela évitait aux Indiens de parcourir trop de distance.

La spiritualité amérindienne, (…) c’est une protection de la biodiversité qui ne porte pas son nom ! 

Certes, c’était noyé dans une masse sauvage originelle, mais ils créaient ainsi de petites parties qui étaient un peu plus pratiques dans un grand tout, sans le déformer. Ce qui me plaît dans la spiritualité amérindienne, c’est cette façon de mettre du divin un peu partout. Finalement, c’est une protection de la biodiversité qui ne porte pas son nom ! Oui, je peux tuer un lapin, mais je dois m’excuser de tuer un lapin. Oui, je peux tuer un bison, mais je dois ritualiser cette mise à mort. Il y a une divinité derrière le bison, derrière la pierre, derrière la branche, derrière tout. Et je ne suis pas plus important que le lapin, que le caillou, que la rivière. Les Amérindiens disent que dans les arbres, ce n’est pas que de la sève, c’est aussi le sang d’un peuple qui coule. Et ils ont totalement raison. On est intrinsèquement liés. Si l’on ressent des choses dans une forêt, ce n’est pas pour rien. Si serrer un arbre très fort nous fait du bien, ce n’est pas pour rien. Ce n’est pas parce que le tronc est doux, c’est parce qu’il y a quelque chose qui se passe. Énergétiquement parlant.

Alors, évidemment, tout cela est très flou, on est dans le brouillard. On ne comprend pas trop bien. D’ailleurs, c’est très bien que nous soyons dans le brouillard. Mais comment ne pas imaginer que des arbres, qui sont des êtres vivants communiquant entre eux, communiquent aussi avec nous ? On sait si peu de choses sur le réseau racinaire, sur la masse ligneuse qui est plus importante dessous que dessus. Comment ne pas imaginer qu’au contact des arbres on ressente des choses comme avec des êtres vivants ? C’est plus facilement détectable quand on caresse un cheval, un chien, un chat, voire un oiseau posé sur sa main, ça nous émeut plus facilement. Mais le monde végétal opère de la même façon. Et c’est quelque chose qu’on a perdu, si tant est qu’on l’ait eu vraiment.

Philippe Torreton

Comment peut-on réintroduire, renouer ce lien au vivant ?

Via le récit, la philosophie, la religion. Mais les religions se sont coupées du monde naturel, en particulier la religion chrétienne qui a mis l’Homme au centre de tout. Mais c’est une aberration. L’Homme n’est au centre de rien. Les Écritures semblent dire que tout ce qui est sur Terre est au service de l’Homme : l’animal, le végétal. Donc l’Homme peut tout faire. La preuve avec la controverse de Valladolid quand on a colonisé l’Amérique du Sud. C’était plus pratique pour l’Église de trouver que les Incas étaient des animaux afin de les exterminer avec bonne conscience. Nous nous sommes coupés de cette relation à la nature. Avant l’ère chrétienne, on était encore reliés à la nature. Le culte du divin n’était pas étanche, avec la symbolique des arbres, des plantes, des saisons, du vent, de la pluie, etc. Nous devons retrouver cette connexion.

Face à ce constat, avons-nous, in fine, encore le temps d’aller au théâtre ? Le temps n’est-il pas à la mobilisation politique ?

Je ne sais pas comment répondre ! Parfois, je me demande à quoi sert tout ça… On est déjà dans la catastrophe. En tout cas, politiquement. Aucun parti politique, y compris le parti écologiste, ne peut, à lui seul, espérer être le cœur du changement. J’étais effondré après les dernières élections présidentielles et législatives. Pour les présidentielles, il était impossible que les forces progressistes ayant l’écologie au cœur de leurs programmes s’unissent. On nous l’a répété malgré des appels. Mais aux législatives, en quatre jours, on signe un accord ! Ça m’a vraiment dégoûté. Pour être dans l’opposition, avoir son petit siège à l’Assemblée, il est possible de s’unir, mais pour prendre la tête du pays et imposer une inflexion écologique digne de ce nom, ce n’est pas possible ! Et ce n’est même pas une question de sincérité. Les mesures à prendre sont telles que n’importe quel parti politique arrivant au pouvoir n’aura pas la possibilité de les appliquer. Elles ne peuvent être acceptées que si c’est une coalition. Malheureusement, je ne suis pas certain que nous soyons suffisamment dans la catastrophe pour que surgisse cet état d’esprit d’union nationale. On a déjà eu des exemples : pour la Première Guerre mondiale, il a fallu attendre l’approche de la guerre pour qu’advienne l’Union sacrée. Aujourd’hui, les attitudes partisanes dominent toujours les débats, et même si tout le monde n’a que l’intérêt de la France à la bouche, c’est une posture.

Vous avez été élu (2) vous vous êtes engagé auprès de plusieurs candidats (3)… N’avez-vous pas rencontré des gens un peu sincères dans ce milieu ?

Je n’attaque pas la sincérité des gens. Je regarde le système d’un point de vue plus global. Mais la sincérité la plus formidable ne peut rien face à l’immobilisme. C’est pour cela que rien ne peut se faire sans union sacrée. Rien de rien. De façon marginale, on peut faire des petites réformes et réduire un peu les émissions de CO2. Mais ce qu’il faut faire est tellement énorme !

Pensez-vous que seul un effondrement pourrait faire changer les mentalités ?

Évidemment, mais je ne le souhaite pas parce que ce serait catastrophique. Cependant, force est de constater qu’on se donne des alibis pour ne pas bouger. Finalement, on attend l’effondrement et on espère qu’il sera un peu plus loin que prévu, un peu plus long à venir. Certains pensent que deux ou trois petites bricoles d’ingénierie adaptative nous permettront de gagner cinq ou dix ans, ou que le GIEC s’est peut-être un peu planté dans ses calculs. On se voile totalement la face.

Regardez cette réforme des retraites. Je ne sais pas s’il en faut une et de quel type, mais on s’écharpe sur une réforme pour protéger un système, pour que les jeunes qui rentrent sur le marché du travail puissent avoir une retraite correcte dans quarante-cinq ans. Mais personne ne se pose la question de savoir quelle sera la France dans quarante-cinq ans ? Ce sera peut-être le dernier de leurs soucis, aux jeunes d’aujourd’hui, la retraite ! Ils seront peut-être dans des files d’attente pour avoir de l’eau potable.

Pour autant, je pense que lorsque nous serons dans le dur, on retrouvera un lien empathique et spirituel avec la nature. De la même façon que la maladie, le décès d’un proche changent parfois les gens, une forme d’effondrement peut nous amener à une forme d’humilité.

Oui, mais la décroissance subie est souvent désagréable… Comment convaincre les gens de l’intérêt d’une décroissance choisie ?

Je ne suis pas dans un mode accusatoire intuitu personae. On n’a pas à dire aux gens quoi faire. On a un gouvernement. Des décisions collégiales sont des milliards de fois plus efficaces que de multiples injonctions ou de petites résolutions individuelles non coordonnées. Que ce soit l’amélioration de l’habitat, la lutte contre les passoires thermiques, un grand plan transport, avec la réhabilitation des gares, la facilitation de la pratique du vélo, une politique de prix incitative pour le train, la mise en place de cantines bio et locales, toutes ces mesures sont à la charge des gouvernements, des régions, de l’Europe. Je déteste qu’on fasse porter l’éventualité d’un futur meilleur sur les gens. D’abord parce qu’il faut instruire : tout le monde ne sait pas comment faire. Ça demande de l’expertise, ça demande une vision globale. Et les gens font ce qu’ils peuvent, il y a énormément de pauvreté en France. Il y a des gens qui ne peuvent pas, même dans leurs rêves les plus fous, imaginer qu’un jour ils pourront dire non – exemple : « pour ce trajet, je préfère prendre le train que l’avion ». Car, de toute façon, ils ne prendront jamais ni le train ni l’avion.

Cela veut-il dire qu’il faudrait remettre en service les gardes champêtres qu’a connus votre grand-mère ?

Les hommes politiques qui déclarent « ne pas croire à l’écologie punitive » me désespèrent. Il faut réduire la voilure en tout et pour tout, dans tous les domaines. C’est peut-être pour vivre mieux, bien sûr, mais c’est pénalisant. On possédait une voiture, on prenait l’avion, on pouvait faire n’importe quoi… Eh bien ! On ne peut plus. Donc c’est compliqué : on doit changer notre façon de vivre, diminuer nos prélèvements. C’est-à-dire nous pénaliser au nom des générations futures. C’est ce qui explique qu’on ne bouge pas beaucoup.

Notre génération, nous tous qui sommes en ce moment sur la Terre, devons gérer des choses que, finalement, l’humanité n’a jamais eues à gérer. La fameuse sagesse des anciens reposait sur des erreurs de jeunesse. Avant de découvrir qu’un fleuve pouvait entrer en crue, il a fallu des inondations. Et puis on s’est dit : « On va peut-être construire un petit peu en hauteur ou sur pilotis. » Pour savoir que tel fruit, telle baie pouvaient ou non se manger, il en a bien fallu un qui, un jour, a mangé un truc rouge et a été intoxiqué. Et on a regardé ce qu’il avait mangé… Idem pour les zoonoses. Dans les temps anciens, quand un village se faisait attraper, tout le monde mourait et la zone devenait « taboue ». Il y avait une façon empirique de gérer les dangers de la nature. Mais on l’a compris à coups de claques dans la gueule. De plus, jusqu’à la révolution industrielle, et la découverte du pétrole, tout ce qu’on produisait était bio-dégradable. Vous pouviez jeter n’importe quoi dans la nature, ça se transformait. Le bois, les pierres, la tourbe, la glaise pour faire les maisons, etc. Tout était réutilisable. Donc on s’en foutait. Un bateau pouvait être oublié le long d’une berge, le bois pourrissait, il partait en déliquescence, ça participait au cycle de la vie. C’est nouveau pour nous. Nous devons avoir une conscience écologique parce que nous n’en avons finalement jamais eu sous cette forme. Agir aujourd’hui pour préserver demain.

1. El Niño est un phénomène climatique naturel et cyclique (tous les deux à sept ans) qui prend naissance dans l’océan Pacifique oriental. En cet endroit, une anomalie entraîne une hausse de la température des eaux de surface et un refroidissement de l’autre côté du Pacifique.

2. À la mairie de Paris, de 2008 à 2010.

3. Pour les élections présidentielles, Philippe Torreton a soutenu Noël Mamère en 2002, Ségolène Royal en 2007 et François Hollande en 2012.


BIO EXPRESS

1965 : Naissance à Rouen

1994 : Sociétaire à la Comédie-Française

1997 : César du meilleur acteur pour Capitaine Conan de Bertrand Tavernier

2011 : Présumé coupable de Vincent Garenq

2014 : Molière du meilleur comédien pour Cyrano de Bergerac mis en scène par Dominique Pitoiset

2014 : Publie Mémé, L’Iconoclaste

2022 : • Nous y voilà !, spectacle poétique et musical avec Richard Kolinka et Aristide Rosier

Lazzi de Fabrice Melquiot

• Publie Anthologie de la poésie française, Calmann-Levy


Pour aller plus loin :

Découvrez le spectacle Nous y voilà ! en intégralité ici.

Philippe Torreton : « Agir aujourd’hui pour préserver demain » – Kaizen