Martin Scorsese en 1998 dans “Télérama” : “J’ai compris que je ne pourrais raconter que ce qui était moi”

DANS LES ARCHIVES DE “TÉLÉRAMA” – Monstre sacré et mémoire vivante du cinéma, Martin Scorsese a fêté cette semaine ses 80 ans. L’occasion de relire ce passionnant entretien qu’il nous avait accordé avant de présider le jury du 51e Festival de Cannes.

Martin Scorsese est vraiment un cas. Depuis près de trente ans, il fait des films personnels qui sont le plus souvent financés par Hollywood (l’industrie). Il est né à New York il y a cinquante-six ans, il y vit, il y est tellement lié qu’on oublie qu’il a habité pendant treize ans à Los Angeles — où il s’entendait régulièrement demander : « Tu es là pour quelques jours ? » Il n’a jamais filmé Hollywood (la ville) et se fiche éperdument des extraterrestres, mais son vocabulaire trouve ses racines dans Hollywood (le patrimoine). Il n’a jamais réalisé de blockbuster (gros carton au box-office) ; pourtant, Hollywood, qui refuse sa considération à quiconque fait moins de cent millions de dollars de recettes, a rendu hommage en 1990 à l’« un des deux plus grands cinéastes américains en exercice ». Lui, modeste : « Si vous commencez comme ça, on nira pas très loin ! Que voulez-vous que je vous réponde : “Qui est lautre ?” » Pour l’instant, on laissera cette chaise libre…

Il a enseigné le cinéma à l’université de New York (Oliver Stone fut un de ses élèves). Il a touché à tout, à la fiction mais aussi au documentaire (The Last Waltz), à la télé (Amazing Stories, une série produite par Spielberg), au vidéo-clip (Bad, de Michael Jackson), au théâtre (The Act, avec Liza Minnelli), à la pub (Armani). Il a fait du montage (Woodstock), de la production (Les Arnaqueurs, de Stephen Frears), il a même fait l’acteur une vingtaine de fois. Ses deux prestations les plus notables : le client parano dans le taxi conduit par Robert De Niro (« Là, cest lui qui me dirigeait ») ; Van Gogh dans un des Rêves de Kurosawa.

Il mène combat pour la restauration et la conservation des films. Sur ce plan-là, c’est un militant. Grâce à la fondation qu’il a créée en 1990, des films comme La Vallée de la peur, de Raoul Walsh, ou Une question de vie ou de mort, de Michael Powell, ont été restaurés, puis redécouverts. Il a « patronné », en 1995, la ressortie américaine de Belle de jour, de Buñuel, qui a connu un succès public inattendu. Dès la fin de l’entretien qui suit, il partait pour Washington continuer à plaider la cause du cinéma auprès du Congrès.

En l’espace de trois ans, Mean Streets (1973) puis Taxi Driver (1976) l’ont catapulté dans le peloton de tête des jeunes cinéastes de la génération post-Woodstock, iconoclastes qui allaient, c’est sûr, révolutionner l’industrie, et se nommaient George Lucas, Francis Coppola et Brian De Palma. Mais l’échec de New York, New York fait de Scorsese quasiment un paria. De ce musical, qui se voulait « typiquement hollywoodien », il avait fait un sombre reflet de sa vie privée (« Cest Godard qui ma fait mettre le doigt dessus. Lui-même avait vécu une situation similaire avec Anna Karina »). D’ailleurs, à cette époque de sa vie, tout va trop vite. Il manque d’en mourir… Raging Bull va cristalliser cette expérience — et la purge. En partie.

La controverse ne cessera de l’accompagner. Lorsque John Hinckley tire sur le président Reagan par amour pour la Jodie Foster de Taxi Driver, c’est Scorsese qu’on blâme. À la fin des années 80, La Dernière Tentation du Christ, d’après le célèbre roman de Nikos Kazantzakis, est attaqué, boycotté, tout juste si le réalisateur n’est pas excommunié. Il lui faudra attendre Les Affranchis, en 1990, pour reprendre pied…

Situés sur Park Avenue, les bureaux de Scorsese sont gigantesques mais encombrés, partout, de boîtes et de bobines de films. Dans chaque pièce, près du téléphone, un inhalateur pour asthmatique côtoie une paire de lunettes. Dans la bibliothèque, les scénarios de ses films, reliés, sont rangés par ordre chronologique. Un peu plus loin sont archivées les collections complètes de revues de cinéma du monde entier. Les murs sont tapissés d’affiches. On passe devant le mur italien (Paisa, La Dolce Vita, Divorce à litalienne), on contourne le panneau Orson Welles (Le Criminel, Voyage au pays de la peur), on salue un Fritz Lang (Espions sur la Tamise) et deux Hitchcock (LOmbre dun doute, La Maison du Dr Edwardes), on entre dans la salle des ordinateurs. Toute la « gestion » de la collection Scorsese est là : l’indexation des scénarios, des ouvrages de référence, des biographies. La mise en répertoire des films, des affiches… Plus loin, une salle de montage, une salle de projection, des kilomètres d’étagères ployant sous les boîtes de films. Encore un couloir italien (La terre tremble, Accatone, Le Voleur de bicyclette), et on entre dans le bureau, très clair, de Scorsese.

Il est petit et tout mince dans sa chemise blanche, son pantalon impeccablement repassé et ses chaussures italiennes immaculées. Son apparente fragilité physique est démentie par l’énorme énergie qu’il dégage. Son rire, tonitruant, est juste un poil plus haut perché que celui de Richard Widmark dans Le Carrefour de la mort, et le sourire, identique : carnassier. Scorsese parle de manière saccadée, à cette allure record qui lui a valu les surnoms de « Machine Gun Marty » et de « Motor-Mouth Marty ». Il jure qu’il s’est calmé, qu’il a ralenti le débit. On fait mine de le croire, mais il n’est toujours pas repassé sous la barre des 300 mots-minute…

À chaque question, il répond d’une phrase qu’il ne finit pas, car il est capable de faire une incidente d’une bonne dizaine de minutes sur l’histoire du cinéma, ou sur la sienne propre. Ce qui revient souvent au même. Il revoit sans cesse des films dans sa salle de projection ou des scènes par-ci par-là grâce aux magnétoscopes installés dans toutes les pièces. Ses proches et ses moins proches ont depuis longtemps pris le pli : dès que vous mettez la main sur un film inédit, très ancien, méconnu, américain, français, russe, albanais, chinois ou comorien, vous en faites « une copie pour Marty ». Trois jours plus tard, il vous en fera l’analyse la plus sensible et la plus intelligente.

Les piles de votre magnéto tombent en panne ? Il ne convoque ni secrétaire ni assistant, il déplace chaises, fauteuils et sofa, regarde sous le bureau, finit par en trouver une, dans un placard à télé qu’il n’a pas ouvert depuis cinq ans. Puis il remet tout exactement à sa place. Un soupçon dandy, un rien bordélique mais parfaitement organisé. Durant notre entretien, il n’y aura pas un seul coup de téléphone, personne n’entrera dans la pièce — le privilège est réservé à Thelma Schoonmaker-Powell, dernière épouse du réalisateur Michael Powell, chef monteuse de Scorsese depuis Raging Bull, qui travaille à un documentaire sur le cinéma italien, le deuxième volet de ces Mémoires de cinéphile que Scorsese a entrepris avec le formidable Voyage de Martin Scorsese à travers le cinéma américain. Pendant près de deux heures, il restera assis sur le sofa, la lumière tombant de la fenêtre renforçant le contraste entre les cheveux grisonnants et les sourcils broussailleux noir charbon, d’autant plus imposants depuis qu’il a rasé la barbe qu’il portait dans Taxi Driver. Elle doit lui manquer car, de temps à autre, il se passe la main sur la joue comme s’il la lissait encore…

Vous navez jamais expliqué pourquoi vous aviez rasé votre barbe…
Irwin Winkler m’avait demandé de jouer dans son film sur le maccartisme, La Liste noire. À cette époque-là, la barbe se portait rarement. Quand je l’ai eu rasée, je me suis regardé dans une glace et… « hello ! », j’avais l’impression de me retrouver.

Selon la rumeur, vous en aviez surtout assez de ressembler à Charles Manson.
[Il éclate de rire.] Tom Gries m’en avait proposé le rôle dans Helter Skelter… Il m’avait aussi dit : « Tu devras te raser le crâne.  » Là, j’ai calé.

“En préparant “La Dernière Tentation du Christ”, je me suis aperçu que ce qui m’empêchait d’avoir une vision claire de la spiritualité, c’était précisément la religion.”

Votre nouveau film, “Kundun”, qui raconte la vie du dalaï-lama, surprend par son ton, que certains jugent très éloigné de vos derniers films… Est-ce le deuxième volet dun diptyque amorcé avec “La Dernière Tentation du Christ” ?
Dans la mesure où les deux personnages suivent le même genre d’itinéraire, une évolution spirituelle sur un arrière-plan historico-politique, oui. Reste que moi, je suis catholique, je me situe à l’intérieur des rituels, du dogme, des questions, de la texture même de l’Église catholique. Dans La Dernière Tentation, j’essayais de concilier à la fois l’essence divine de Jésus et son côté humain. Ce qui était, d’ailleurs, le propos du roman de Nikos Kazantzakis.

Passion spirituelle autant que physique…
J’ai toujours été attiré par ce qui, dans notre nature, relève de la spiritualité. Dans Little Italy, cette partie du Lower East Side de Manhattan où j’ai grandi, je voyais que les disputes, les discussions, les conflits se réglaient par la violence ou par la menace de violence. Puis j’allais à l’église, où j’entendais parler de compassion, d’amour, de compréhension. Cette dualité, présente en chacun de nous, m’a toujours fasciné. En préparant La Dernière Tentation, je me suis aperçu que ce qui m’empêchait d’avoir une vision claire de la spiritualité, c’était précisément la religion.

Avec Kundun, la question ne se posait pas. Il ne s’agissait pas de faire un film de propagande, ni une épopée historique, ni une bio filmée au sens habituel du terme. Mais bien plutôt un portrait spirituel du dalaï-lama. Le vrai sujet, c’est l’épreuve qu’il subit à cause de ses convictions spirituelles, et qu’il doit défendre par la non-violence. On ne peut pas traduire cela en recourant à la dramaturgie de tradition occidentale…

On a tout de même du mal à associer votre nom à la non-violence.
Avec Kundun, je me dévoile peut-être plus ouvertement. Je révèle un aspect de ma personnalité que je revendique depuis, disons, le milieu des années 80 : la recherche d’une certaine sérénité.

Que sest-il passé à cette époque ?
On m’a souvent posé la question… Ma réponse est toujours la même, parce qu’elle correspond à la réalité. Entre 1981 et 1983, j’ai vécu une époque extrêmement intense, mais j’ai fini par me demander si toute ma vie, ça allait être ça : la recherche d’une soirée encore plus démente, d’une rencontre encore plus sauvage, d’une drogue encore plus puissante que les précédentes. Je n’aurais pas survécu, j’ai d’ailleurs failli crever.

J’ai donc en quelque sorte coupé les ponts. J’ai senti que je ne pouvais plus continuer à faire des films comme je les faisais. Ce qui se rapproche le plus de l’énergie nerveuse, agressive, bagarreuse qui était le matériau même de Taxi Driver et de Raging Bull, c’est La Dernière Tentation… Au moment des Affranchis, j’étais devenu nettement plus… serein.

“Je ne manquerais pas de ‘sujets à traiter’, mais comment les traiter ? Raconter toujours les mêmes histoires — début, milieu et fin ? Le bon et le méchant ? Quel ennui !”

Le changement que vous évoquez correspond aussi à lépoque où vous avez quitté le New York “downtown” où vous aviez toujours vécu pour les quartiers plus bourgeois. Absolument. Il me fallait trouver une nouvelle voie, une nouvelle vie. Bêtement, je tenais à survivre. En tant qu’homme, mais aussi — et ça se rejoint — en tant que cinéaste. Je savais que je ne ferais jamais de films dans le moule hollywoodien. J’avais essayé avec La Couleur de largent, l’expérience ne m’avait pas paru concluante. Je savais aussi que je devais rester dans le système : j’avais besoin de l’argent des studios.

De plus, je me posais pas mal de questions sur les films eux-mêmes. Certes, je ne manquerais pas de « sujets à traiter », mais comment les traiter ? Raconter toujours les mêmes histoires — début, milieu et fin ? Le bon et le méchant ? Quel ennui ! Alors que la qualité primordiale d’un film, c’est ce qu’il a d’ineffable — qu’on ne peut décrire avec des mots —, et qui passe par l’émotion. Depuis, à part Les Nerfs à vif, j’ai essayé de traiter de sujets qui ont un rapport avec ce que je suis devenu, cet autre aspect de moi que je trouve finalement nettement plus intéressant.

Que devient alors le Scorsese de “Mean Streets” ? Le film venant de ressortir pour son vingt-cinquième anniversaire, vous êtes-vous demandé…
« Qui c’est, ce mec-là ? » [rires]. Non, en voyant le film, je constate que les sentiments n’ont pas changé. Simplement, on les revoit à travers le prisme de ce quart de siècle écoulé… J’ai vieilli, j’ai mûri, mais je suis toujours le même bonhomme. Simplement, je me dis que si j’avais continué à carburer en overdrive comme je le faisais à l’époque… nous ne serions pas ici en train d’en parler. Oui, je suis passé par là, j’ai vécu cette vie-là, dont je pense qu’à bien des égards elle fut parfois improductive, sinon destructrice. J’ai fait des dégâts, c’est certain.

À loccasion de cette ressortie de “Mean Streets”, vous êtes retourné dans le quartier de votre enfance, où vous naviez pas mis les pieds depuis sept ou huit ans. Cela ne vous a pas paru un peu étrange ?
Étrange est un mot faible. Elizabeth Street, ma rue, est aujourd’hui jalonnée de boutiques de luxe ! Juste en face de chez moi ! Les gens de ma génération sont presque tous partis. Comme repère, il reste l’église. Mais elle était là avant même l’arrivée des Italiens. Elle est irlandaise. En fait, maintenant, Chinatown a pratiquement absorbé Little Italy. Récemment, un vieil habitué du bistrot De Paolo racontait au patron qu’on lui a demandé pourquoi il avait ouvert une fromagerie italienne en plein quartier chinois… [Rires]

Vos racines sont toujours là-bas ?
Évidemment. Au début des années 1970, juste après Mean Streets, j’ai pensé que je pourrais les couper. Je rêvais d’être le réalisateur-sous-contrat-avec-un-studio capable de tourner un musical, puis un thriller, puis un western. J’ai rapidement compris que je ne pourrais raconter que ce qui était moi : mon quartier, mon univers, mon expérience, mon père, ma mère.

Votre mère est apparue dans presque tous vos films. Elle y a toujours joué la mère dun personnage principal (De Niro dans “La Valse des pantins”) ou secondaire (Joe Pesci dans “Les Affranchis”), mais en tout état de cause celle du personnage qui vous est le plus proche.
C’est si évident que ça ? Elle aurait aimé venir sur le tournage de Kundun, mais son état physique s’était terriblement détérioré… Elle a quand même attendu mon retour pour mourir… Elle parlait tout le temps et à toute vitesse. Je tiens ça d’elle. Mais ce qui ressortait de ce torrent verbal, c’était une dignité, de l’humanité, de la bonté. Il était normal que Kundun lui soit dédié.

“‘Mean Streets’ tient presque du reportage : c’est mon histoire et celle de mes amis, certes, mais c’est aussi (…) un prolongement de ce que [mon père] vivait avec son frère.”

Et votre père ?
Mon père n’était pas très communicatif. Quand j’ai grandi, il l’a été un peu plus. Il m’a fallu des années pour comprendre que m’emmener au cinéma était, pour lui, une manière d’exprimer son affection. La vraie nature, la vraie raison de ce que je fais vient de là. D’une certaine façon, je renvoie l’ascenseur à mes parents à travers mes films.

Comment votre père se situait-il dans le monde de Little Italy ?
Il savait que, si l’on n’était pas affilié au syndicat du crime, il fallait s’arranger pour vivre avec et s’en faire respecter. Il était très prudent, il veillait à ne jamais demander de faveur. Mais il était forcément concerné, car son jeune frère était, lui, directement impliqué. Mon père n’avait pas fait d’études, il savait qu’il ne quitterait jamais le quartier. J’ai attendu d’avoir 20 ans pour comprendre à quel point, toute sa vie, il avait été sur la corde raide.

Beaucoup de mes personnages ressemblent à ces gens-là. Mean Streets tient presque du reportage : c’est mon histoire et celle de mes amis, certes, mais c’est aussi — je m’en suis rendu compte après la mort de mon père — un prolongement de ce qu’il vivait avec son frère et qu’il nous racontait par bribes quand il rentrait à la maison. Ils étaient aussi proches que le sont Harvey Keitel et Bob De Niro dans le film. Pour mon père, les choses étaient claires : « Il y a une façon de faire les choses, et une façon de ne pas les faire, un point, c’est tout. » En revanche, on pouvait toujours discuter. Négocier. Mais son postulat, c’était : « Ne crois pas la police, ne crois pas le gouvernement, ne crois pas la nation. Seuls comptent les liens de sang. » Blood is blood, comme il disait.

“Il arrive qu’on s’embrasse dans mes films, mais après, je ne sais plus comment filmer. (…) En revanche, je sais filmer la frustration sexuelle.”

Ma tante est la dernière survivante de cette génération. Une femme d’une grande droiture. Elle m’accompagnait souvent au cinéma quand j’étais étudiant. Elle a découvert la Nouvelle Vague avec moi. Elle refusait de voir de la violence au cinéma. Par contre, la sexualité à l’écran ne lui posait aucun problème.

Elle était plus à laise que vous sur ce point.
Sans aucun doute.

Car vous navez jamais tourné…
… de scène érotique ! Jamais. J’en ai parlé avec Spielberg il y a quelques années : il disait qu’une scène d’amour, dans ses films, « ça interrompait l’action ». Moi, c’est un autre problème : il arrive qu’on s’embrasse dans mes films, mais après, je ne sais plus comment filmer. Voilà. Au passage, je me suis toujours demandé comment faisaient Bertolucci, qui excelle dans la sexualité, ou certains jeunes cinéastes chinois… Mais lequel de mes films souffre de ce manque ? Probablement aucun. En revanche, je sais filmer la frustration sexuelle. C’est elle qui fait « exploser » Travis, à la fin, dans Taxi Driver.

Dans “Kundun”, lenfant dalaï-lama, enfermé dans son palais, ne connaît du monde que ce quil voit à travers sa longue vue et grâce à son vieux projecteur de cinéma. Il ressemble un peu au petit Scorsese asthmatique, cloué dans son lit face à la télé ?
C’est seulement pendant le tournage que j’en ai pris conscience. En regardant à travers cette longue vue, il cherche à faire partie de ce monde, mais il ne le peut pas. Ce qui, en effet, a été mon cas. J’ai ressenti ce sentiment de ne pas participer, de s’entendre dire qu’on ne peut pas participer, et donc de le croire : ce qui vous rend encore plus malade.

Le monde du cinéma vous met sur un piédestal, mais Hollywood ne vous a jamais décerné dOscar. Vous le regrettez ?
Aujourd’hui, non. J’aurais adoré en avoir un dans les années 1970. Taxi Driver a été nominé, Jodie Foster aussi, pour le second rôle féminin, Robert De Niro, meilleur acteur, Bernard Herrmann, meilleure musique. Mais Paul Schrader (coscénariste) et moi, on est restés sur le carreau. Comme si le film s’était écrit et réalisé tout seul… Ça m’avait profondément choqué. J’ai eu une autre chance avec Raging Bull. Là, j’ai été nominé, mais c’est Robert Redford qui l’a emporté pour Des gens comme les autres.

Vous en avez tiré quelle conclusion ?
J’ai compris alors que je n’aurais jamais ce genre de reconnaissance. Je ne joue pas la fausse humilité. J’étais loin d’être humble : je ne voulais pas décrocher un oscar, j’en voulais quatre ! Comme John Ford !

“J’ai mis dans ‘Raging Bull’ tout ce que je savais, tout ce que j’étais, comme dans un générique de fin. Je pensais sincèrement que ce serait mon dernier film en Amérique.”

Mais même sans oscar, “Raging Bull” nest pas passé inaperçu…
La critique avait été plutôt positive, mais neuf jours plus tard sortait, également produit par les Artistes Associés, La Porte du Paradis, de Michael Cimino, qui allait ruiner le studio et bouleverser l’industrie hollywoodienne. Raging Bull a failli être emporté dans la tourmente, mais le film a tenu. Il existait. Je revenais de loin. L’échec de New York New York, après le succès commercial de Mean Streets, d’Alice n’est plus ici, et de Taxi Driver, avait été douloureux. Pendant deux ans, j’ai dérivé, je vivais une sorte d’exil dans ma tête, doutant de pouvoir jamais refaire un film qui me tienne autant à cœur. À mon grand étonnement, j’étais encore vivant.

Poussé par De Niro, j’ai compris comment je pourrais faire Raging Bull. J’y ai mis tout ce que je savais, tout ce que j’étais, comme dans un générique de fin. D’ailleurs, je pensais sincèrement que ce serait mon dernier film en Amérique. J’avais décidé de m’installer en Italie, où il était prévu que je réalise des fictions mais aussi des documentaires pour la RAI.

À présent, vous collectionnez les hommages, les célébrations de toute sorte. Il y a un côté officiel…
… très agréable. La toute première fois, ça a été un grand tournant pour moi. En 1983, j’ai connu le plus gros échec commercial de ma carrière avec La Valse des pantins. Ensuite, même si je continuais à tourner, j’ai vécu avec anxiété et tristesse une espèce de traversée du désert. Les gens m’avaient oublié, moi et mes films. Jusqu’à l’automne 1990, où est sorti Les Affranchis

Au même moment, sans que je le sache, a été organisée une espèce de sondage pour désigner le meilleur film des années 1980. J’étais parti à Las Vegas recevoir le prix George-Eastman pour mon action concernant la conservation et la restauration des films. J’y étais allé avec mon vieil ami Michael Powell et Thelma… Et c’est ce jour-là, précisément, que j’ai appris que Raging Bull était sacré meilleur film de la décennie ! J’ai eu comme le sentiment de boucler une boucle…

La semaine dernière, encore, cétait un hommage du Lincoln Center.
Là, c’est spécial. Quand j’étais étudiant, je ne ratais pas une projection de leur festival de New York. Ça a été mon école. Tout ce que j’avais en moi, qui brûlait de sortir, des films comme Prima della rivoluzione, de Bertolucci, et Accatone, de Pasolini, me hurlaient que « c’était possible » ! Je peux encore citer Kon Ichikawa, Shohei Imamura, Godard, évidemment, tous ces cinéastes proprement extraordinaires qui m’ont carrément formé ! Alors, quand Mean Streets a été sélectionné puis présenté au festival de New York en 1973, ça a été le plus beau jour de ma vie !

Et maintenant, président du jury à Cannes…
J’ai fait une seule fois partie d’un jury, en 1960, pour un festival de films de fin d’études… Ça m’intrigue de me retrouver avec des jurés qui auront des idées différentes, parfois opposées aux miennes. Mais je serai très ouvert, sinon, ce n’est pas la peine d’y aller.

“Je trouve formidable de voir tant de cinéastes essayer de bousculer la manière de raconter une histoire. Ou de créer un film qui ne raconte pas une ‘histoire’, qui raconte… autre chose.”

Vous avez déjà des critères de jugement ?
Disons que j’ai une vision précise de ce qui me paraît important dans et pour le cinéma. Je suis déterminé à encourager de jeunes cinéastes — ce qui n’a rien à voir avec leur âge biologique —, à encourager non pas forcément un style mais un élan. Je veux entendre de nouvelles voix, percevoir de nouvelles approches, voir quelles limites tel ou tel tente de repousser.

Vous percevez des changements dans le cinéma actuel ?
Au début des années 1990, je ne comprenais pas où allait le cinéma. Je n’avais même plus envie de voir de nouveaux films et encore moins d’en produire. Pendant un temps, je me suis réfugié dans le passé, je revoyais les films de 1949 à 1952… Depuis trois ans environ, j’ai recommencé à aller au cinéma. Je ne sais toujours pas où ça va, mais je trouve formidable de voir tant de cinéastes essayer de bousculer la manière de raconter une histoire. Ou de créer un film, justement, qui ne raconte pas une « histoire », qui raconte… autre chose. Ça, ça m’intrigue.

Et si, à Cannes, votre palmarès était contesté ?
De toute façon, quel qu’il soit, pour les uns nous serons de petits génies qui ont tout pigé, et pour les autres, dix abrutis qui n’ont rien compris, avec, entre les deux extrêmes, toute la gamme des gris. C’est la réalité de ce jeu-là. La charte est précise, mais à l’intérieur de cette charte, le champ est libre…

Article paru dans le Télérama n° 2522 du 13 mai 1998.

Martin Scorsese en 1998 dans “Télérama” : “J’ai compris que je ne pourrais raconter que ce qui était moi”