Les défis de Christian Krieger, nouveau président de la Fédération protestante

L’événement ne passe pas inaperçu à l’est des Vosges. Élu en octobre 2021 à la présidence de la Fédération protestante de France (FPF), Christian Krieger succède ce 1er juillet à François Clavairoly à la tête de la vénérable organisation créée en 1905. Ce pasteur de 58 ans était le président de l’Église protestante réformée d’Alsace et de Lorraine (Epral) depuis 2012, et président de la Conférence des Églises européennes (CEC) depuis 2018.

« Christian Krieger vient d’un protestantisme des marges, non parisien, explique Sébastien Fath, historien, chercheur au CNRS et sociologue spécialiste du protestantisme. Son regard décentré d’Alsacien, ouvert sur l’Europe, sur les problématiques transfrontières, peut être un bel atout. Son expérience comme président de la CEC, c’est un bol d’air par rapport aux conservatismes identitaires, y compris quand ils viennent d’un “huguenotisme” franco-français parfois donneur de leçons », ajoute-t-il, faisant référence au sobriquet « huguenot », qualifiant les protestants réformés français au XVIe siècle. « Soulignons aussi que Christian Krieger est connu pour sa clarté, son respect des autres et son refus du double discours, ce qui peut contribuer à décloisonner, décrisper, ouvrir. »

En Alsace, le nouveau président de la FPF est connu pour son engagement œcuménique. Au lendemain de l’attentat islamiste au marché de Noël de Strasbourg, en décembre 2018, il prêche auprès de l’archevêque Luc Ravel, lors d’une prière commune célébrée en la cathédrale Notre-Dame. Il était aussi vice-président de l’Union des Églises protestantes d’Alsace et de Lorraine (UEPAL), où cohabitent les protestants réformés et luthériens en Alsace et en Moselle depuis 2006.

Les distinctions actuelles entre luthériens et réformés

Hier profondes, les distinctions entre luthériens, disciples de Martin Luther, et réformés, adeptes d’Ulrich Zwingli et Jean Calvin, se sont estompées depuis un demi-siècle. « La principale différence théologique entre réformés et luthériens concerne la Cène : Luther, comme les catholiques, insistait sur la présence réelle du Christ dans la Cène, toutefois avec des accents spécifiques : le Christ est présent avec le pain et le vin, qui ne changent pas de substance », expose Matthieu Arnold, théologien luthérien et professeur d’histoire moderne à la faculté de théologie protestante de l’université de Strasbourg.

Les réformés, eux, insistent sur la portée mémorielle de la Cène, qui permet cependant d’expérimenter la présence spirituelle du Christ. « Qu’ils soient luthériens ou réformés, aujourd’hui, la plupart des protestants alsaciens, sans doute, défendent une telle conception plutôt que celle exprimée par Luther, poursuit-il. Dans la pratique, les différences s’expriment surtout dans un culte réformé plus sobre et dans une organisation ecclésiale différente. » Les réformés fonctionnent de manière synodale, tandis que les luthériens ont une structure plus hiérarchisée, avec des « inspecteurs ecclésiastiques » ayant rôle d’évêques. « Sur le plan culturel, les réformés, qui sont davantage urbains et se trouvent principalement en Moselle et dans le Haut-Rhin, ont toujours été plus francophones et francophiles que les luthériens. Cette différence n’a pas été sans incidence, dans une région sans cesse ballottée entre la France et l’Allemagne », conclut Matthieu Arnold.

Les racines alsaciennes de Christian Krieger

Que le nouveau président de la FPF vienne d’Alsace n’est pas anodin. Les luthériens et réformés seraient environ 250 000 sur cette rive du Rhin, sur 600 000 pour toute la France. Depuis leur retour dans le giron français en 1918, les départements d’Alsace-Moselle demeurent sous le Concordat, qui prévoit le financement des ministres du culte catholique, juif et protestant par l’État, et assure leur visibilité dans l’espace public. « Les protestants de cette région ont toujours joué un rôle de premier plan dans la culture, la politique et l’industrie. Ils ont aussi été une passerelle entre la France et l’Allemagne, détaille Matthieu Arnold. On ne peut que souhaiter que, avec à sa tête un président d’origine alsacienne, la FPF tire davantage parti des richesses intellectuelles et culturelles de ce protestantisme et que ses organes de presse s’y montrent plus attentifs. »

Enfin, Christian Krieger personnifie la diversité protestante : né dans une famille luthérienne, il effectue son stage pastoral à la paroisse Saint-Pierre-le-Jeune de Strasbourg, berceau d’un luthéranisme High Church (courant de l’anglicanisme), ayant conservé une liturgie proche du catholicisme. Ordonné pasteur en 1995, il décide d’officier à l’église réformée du Bouclier de Strasbourg : une trahison aux yeux de certains luthériens orthodoxes, qui, au-delà de son seul cas, ont le sentiment d’avoir perdu leur identité spécifique en s’unissant aux réformés dans l’UEPAL. « Au niveau des paroisses, cette unité par la diversité se vit dans la sérénité depuis des décennies, tempère Matthieu Arnold. Elle a été facilitée par le fait que le protestantisme alsacien a été marqué au XVIe siècle par la théologie de Martin Bucer, qui tentait de son vivant déjà de réconcilier Luther et Zwingli. »

Le mandat de François Clavairoly

Le nouveau président de la FPF prend la suite de François Clavairoly, en poste depuis 2013. Ce long mandat a permis à ce pasteur réformé originaire de Pamiers, au cœur du Midi huguenot, d’imprimer sa marque sur l’institution. « Sans faiblir, avec énergie et un certain panache, il a mis ses atouts au service de la FPF, souligne Sébastien Fath. Très politique, il a su diriger une structure complexe avec autorité, efficacité et sens de la synthèse, assumer une fonction tribunicienne au service d’une certaine idée protestante et interreligieuse, organiser des événements de prestige : on retiendra en particulier les 500 ans de la Réforme à l’Hôtel de Ville de Paris en 2017, et le Dîner des protestants, le 23 octobre 2021, en présence du président Emmanuel Macron. »

Homme de réseaux et d’influence, voyant loin et bon connaisseur du protestantisme francophone, notamment en Afrique et à Haïti, François Clavairoly est monté au créneau sur plusieurs débats de société, en particulier l’écologie et l’accueil des réfugiés. Lors des débats sur la loi contre le séparatisme, il n’a pas hésité à reprendre la classe politique. « Comment la République française peut-elle à ce point fonder la démocratie sur des fondements philosophiques coupés de leurs référents théologiques ? Comme si ni Kant, ni Rousseau, ni Voltaire, ni Hegel n’étaient issus d’une culture chrétienne ! », dénonçait-il dans un entretien accordé à La Vie, en janvier 2021. De l’avis de tous, sa capacité à dialoguer avec la culture contemporaine a bénéficié à la FPF.

Néanmoins, le mandat de François Clavairoly a été le théâtre d’un conflit larvé avec le Conseil national des évangéliques de France (CNEF), fondé en 2010, dont l’ambition est de rassembler les évangéliques, qui ont le vent en poupe dans le protestantisme français. « Ils regroupent environ 1,1 million de fidèles, contre 600 000 pour les réformés et luthériens. Et ils sont, de surcroît, bien plus pratiquants », rappelle Sébastien Fath. Certains luthéro-réformés, tel le fils aîné de la parabole, vivent mal d’avoir été « remplacés » dans le paysage protestant par ces bouillonnants enfants prodigues, longtemps marginalisés et qualifiés de « sectes ». Beaucoup d’Églises membres du CNEF vivent pourtant une double appartenance avec le FPF, mais leur théologie dominante est conservatrice sur les fondamentaux doctrinaux du christianisme et la morale sexuelle. À rebours d’un certain libéralisme théologique affiché par une frange de l’Église protestante unie de France (EPUdF), rassemblant luthériens et réformés depuis 2013, à laquelle appartient François Clavairoly, et qui, comme l’UEPAL, bénit les couples de même sexe.

Dans ce contexte, le président sortant de la FPF, quittant la diplomatie qui sied à sa fonction, s’est risqué à des persiflages blessants contre les évangéliques, ainsi qu’envers les catholiques, sur leur approche de la mission et, surtout, leurs positions morales. De quoi susciter une « impression ressentie, par beaucoup, d’un double jeu, fraternel en surface, condescendant – voire pire – sur le fond », résume Sébastien Fath.

Retisser les liens avec les évangéliques

Pour Christian Krieger, l’urgence est de retisser les liens avec les évangéliques. « Ne pas s’adapter suffisamment à ce nouveau paysage, ne pas parvenir à sortir d’un paternalisme aux limites du mépris, c’est condamner la FPF à disparaître à terme », avertit l’historien, qui ajoute avec sagacité : « Une particularité du monde protestant français depuis 30 ans, c’est qu’il tend à grandir de plus en plus vite ! Chaque christianisme a ses problèmes. Ceux du protestantisme français, ce sont des crises de croissance. Comment “faire famille” alors que toutes les semaines de nouvelles communautés émergent ? » Du reste, le CNEF et la FPF ne rassemblent pas tous les protestants de France. « Beaucoup d’Églises évangéliques et pentecôtistes postcoloniales ne s’insèrent ni dans l’un ni dans l’autre. »

Avant même son entrée en fonctions, le nouveau président de la FPF a tenu à rassurer, dans les colonnes de La Croix, le 11 juin 2022 : « Les liens avec les évangéliques sont au cœur de mon mandat de président de la Fédération protestante. » Ces mots ne sont pas prononcés en l’air, tant Christian Krieger est habitué à travailler en bonne intelligence avec des représentants évangéliques. « Il entretient une relation de confiance avec sa collègue baptiste, la théologienne Valérie Duval-Poujol, vice-présidente de la FPF, dont l’aptitude à valoriser des milieux protestants différents est reconnue de tous, décrypte Sébastien Fath. Le tout nouveau secrétaire général de la FPF, le pasteur Jean-Raymond Stauffacher, s’inscrit aussi dans cette perspective. » Ce dernier est le président de l’Union nationale des Églises protestantes réformées évangéliques de France (Unepref), plus conservatrices que l’EPUdF, et agissant comme un pont entre le protestantisme luthéro-réformé et évangélique.

Pour l’apaisement et le respect des diversités du protestantisme

Le duo Krieger-Stauffacher promet donc l’apaisement et le respect de la diversité protestante française. Mais pour certains, il faut aller plus loin que les bonnes relations entre Églises et chercher l’unité visible. « Je rêve qu’il n’y ait qu’une seule institution représentative des protestants», avoue un pasteur réformé exerçant en région parisienne, qui dénonce « l’orgueil de part et d’autre » entre les structures protestantes : « Le FPF se veut être le canal historique du protestantisme, et le CNEF, le rassemblement des “purs”. Cette hyperdifférenciation est notre péché collectif : chaque génération veut se différencier par rapport à un autre fantasmatique. La papauté, au moment de la Réforme, les évangéliques pour les réformés, actuellement. Mais l’ennemi ne peut pas être à l’intérieur du Corps du Christ, plaide fougueusement le prédicateur. Dans le catholicisme, la tentation est de couvrir l’institution. Nous, c’est l’inverse : on veut exister par la protestation. Or, notre but, comme chrétiens, est de nous différencier du monde. Si c’est pour toujours se différencier du frère, cela n’a pas de sens ! »

Ce pasteur aimerait voir une institution protestante unifiée, où les pôles luthéro-réformé et évangélique garderaient leur autonomie. « Il y a trop d’enjeux à évangéliser la France pour qu’on perde notre temps dans des facéties administratives ! Mais pour que ce soit gérable, il faut un porte-parole avec un discours représentatif du réel, à savoir qu’il y a une grande diversité locale. » Ce rêve pourrait-il se réaliser ? On peine à le croire, tant les débats entre conservateurs et libéraux, sur les questions de doctrine, de genre et de sexualité, font rage dans les Églises protestantes, débordant le clivage entre luthéro-réformés et évangéliques. « On aurait tort de cantonner le libéralisme théologique à la seule EPUdF, car de plus en plus d’évangéliques sont sensibles à ces thématiques, surtout chez les baptistes et les libristes », remarque notre pasteur anonyme, qui revendique son opposition à cette tendance. « Être libéral, c’est remettre en cause la nécessité de se convertir », assure-t-il.

Les « confessants » de la nouvelle génération

D’un autre côté, de nombreux jeunes pasteurs, hommes et femmes, qui entrent au service de l’EPUdF et de l’UEPAL, sont désormais « confessants » : attachés à la piété et à l’évangélisation, et voulant échapper aux controverses entre libéraux et conservateurs. Cette génération aspire à ce que le protestantisme puisse porter une parole chrétienne dans notre société sécularisée. Ils ne sont pas les seuls : en 2020, l’essayiste proche d’Emmanuel Macron Hakim El Karoui, issu d’un foyer mixte islamo-protestant, s’est exprimé dans l’hebdomadaire Réforme pour donner sa vision du protestantisme : « Au lieu de montrer sa diversité, il est trop gentil, trop bon élève » vis-à-vis des pouvoirs publics et « on ne sait pas très bien ce qu’il défend ».

À ce sujet, notre pasteur francilien a quelques idées : « J’attends de ce nouveau président qu’il soit un acteur massif de l’unité des chrétiens. Nous devons mettre en place des démarches-passerelles missionnaires entre nos communautés, comme le parcours Alpha. C’est un travail courageux, dur, mais qui, spirituellement, est la priorité des priorités. Toutes les Églises ont le même enjeu : manifester Jésus-Christ à des gens dans la détresse. En étant opérationnels et concrets, on en oubliera nos querelles… » Demeurer fidèles aux racines huguenotes tout en suivant ce que dit l’Esprit, maintenir l’unité d’une famille très diverse, s’accorder sur ce que le protestantisme peut dire à la France et comment le dire : tels sont les grands défis de Christian Krieger à la tête de la FPF.

Les défis de Christian Krieger, nouveau président de la Fédération protestante