Laurent Lévy, ‘chevalier blanc’ de l’optique

Il a troqué son costume cravate contre un jean et des baskets pour la répétition dans les caves du Blue Hall, situé Kikar Hamusica (Place de la musique), le quartier au centre de Jérusalem qu’il a lui-même créé. Concentré, Laurent Lévy, président d’Optical Center, empoigne sa guitare et se met à chanter « Help », la célébrissime chanson des Beatles, accompagné de ses musiciens. Nul message subliminal derrière ce refrain entonné avec beaucoup de conviction. A 55 ans, ce patron, installé en Israël depuis 2005, n’a aucun besoin d’aide : l’an dernier, son groupe, leader de l’optique et de l’audition en France avec 570 magasins, a dégagé un chiffre d’affaires de 1 milliard d’euros, avec une croissance annuelle à deux chiffres en dépit du Covid et de la stagnation du marché.

Aujourd’hui, classé 378e fortune de France par « Challenges » et 26e d’Israël par le journal « Haaretz », il se dit comblé. Et malgré de nombreuses passes d’armes avec ses concurrents français qui l’ont mené à dix ans de procédures judiciaires, il affiche une sérénité à toute épreuve. Le secret de sa réussite ? Outre une énergie hors du commun, ce dirigeant atypique a la foi chevillée au corps et ne se laisse jamais envahir par le doute. Laurent Lévy a toujours cru en son destin. Tandis que sa croyance en Dieu, exposée au grand jour depuis son alyah, décuple ses forces, assure-t-il. Alors, il n’hésite pas à multiplier les paris les plus fous. En novembre dernier, il a fait venir en Israël 2.600 collaborateurs et franchisés en affrétant onze avions et en louant 1.200 chambres d’hôtel afin d’annoncer des résultats records et des projets de développement stratosphériques.

Philanthrope et promoteur immobilier

Unique actionnaire de son entreprise, il veut accélérer son déploiement à l’international et conquérir le monde. Il est également devenu une figure de la philanthropie grâce à la fondation Optical Center qui distribue des milliers de lunettes aux plus pauvres. Sans oublier la constitution d’une équipe de foot aux couleurs de la ville sainte et son activité de promoteur immobilier : il a déjà acheté les immeubles les plus emblématiques de Jérusalem.

Ni l’âge, ni l’installation en Israël ni ses longs combats ne l’ont vraiment changé. Laurent Lévy est toujours aussi « speed » et « rapide dans ses décisions », affirme un proche. Il ne tient pas en place et fait mille choses à la fois, sans toujours déléguer : « Il n’a pas de secrétaire et répond personnellement à tous ses e-mails », s’étonne un collaborateur. Et même si c’est pour lui une façon d’être le plus accessible possible, « loin de l’image du milliardaire enfermé dans sa bulle », plaide un ami, cela prouve aussi qu’il est accro au travail et soucieux de tout contrôler. Une hyperactivité qui vient de loin : « C’était un gosse très turbulent. Il n’arrêtait jamais », se souvient son cousin Dov Atlani.

Revanche sociale

Fils d’un boucher juif venu d’Algérie, le petit Laurent ne fait pas d’étincelles en classe mais c’est déjà un chef de bande. Après deux ans d’études d’optique – en partie financés par son job de moniteur de colo version « Nos jours heureux » qui lui a donné le sens de l’animation -, il commence à travailler à 23 ans. En 1991, avec 50.000 euros prêtés par ses parents, il ouvre une première boutique d’optique à Boulogne-Billancourt.

Mais cela ne lui suffit pas. Laurent Lévy est ambitieux. « Il a une revanche sociale à prendre », analyse un proche. « En 1994, je possédais trois magasins, je gagnais bien ma vie. Mais je sentais que j’avais quelque chose de plus grand à réaliser », raconte-t-il dans son vaste bureau donnant sur un splendide paysage jérusalémite. Alors, le jeune homme sollicite Daniel Abittan, le fondateur de Grand Optical : « J’ai beaucoup d’admiration pour vous et j’ai décidé de vous copier », lui avoue-t-il tout de go. Son aîné, amusé par tant de culot, l’adoube : « J’aime les petits jeunes qui ont la niaque », affirme-t-il.

Alors, il fonce. Avec la foi du charbonnier, il bouscule le monde de l’optique en France. Sa stratégie : vendre des marques de luxe à prix réduits (-40 %), en attaquant frontalement le marché, au grand dam de ses concurrents. « Son positionnement commercial est très agressif », observe un professionnel. A côté des remises, l’opticien prône également la proximité avec les clients : « On ne vend pas seulement des lunettes. C’est l’humain qui compte », répète-t-il à l’envi. Et pour s’assurer de la loyauté et de l’adhésion des opticiens Optical Center, l’entrepreneur a une idée : comme il possède une centaine de magasins en propre, il ne choisit ses franchisés que parmi les anciens directeurs de ses succursales, en qui il a « 100 % confiance », martèle-t-il.

Ce sont le plus souvent de vrais fans, admirateurs du gourou de l’optique. « Je les inspire. J’ai une relation d’âme à âme avec eux », se réjouit ce patron qui fonctionne à l’affectif. Alors, il travaille à ne pas les décevoir et n’a de cesse que de « disrupter » le secteur. Il a ainsi introduit les appareils auditifs dans ses boutiques dès 2007. « Il est allé plus vite que les autres », reconnaît André Balbi, ex-président du Rassemblement des opticiens de France (ROF). Tandis qu’il a misé très tôt sur le digital. « Nous avons pris une telle avance que nous ne serons jamais rattrapés », affirme-t-il avec fierté.

La guerre des factures optimisées

Autant dire que les grandes enseignes françaises – Optic 2000, Alain Afflelou, Krys – sont au bord de la crise de nerfs face à ce challenger qui les nargue et les défie. Dès le début des années 2000, elles le boycottent et le font condamner pour publicité mensongère. « Il y avait vraiment une volonté de m’anéantir », se souvient-il. Victime de « médisance et de calomnie », s’emporte un proche, il fait le ménage parmi les siens et cesse toute pratique limite. Son chiffre d’affaires plonge. « Il subit alors la pression des franchisés, dépités de voir partir leurs clients chez des concurrents moins regardants », raconte Daniel Abittan.

Laurent Lévy décide l’impensable dans ce milieu feutré : dénoncer au grand jour l’optimisation des factures des lunettes afin de coller aux remboursements des mutuelles au centime près. Oeil pour oeil… cet adepte de l’ancien Testament n’a pas hésité une seconde. « Pour avoir la paix, il faut parfois faire la guerre », scande-t-il. Et de se lancer dans le combat en 2007, quitte à employer de drôles de méthodes : il envoie des dizaines de clients mystère chez ses concurrents pour récolter les preuves de leurs fraudes.

Cet homme qui dit « n’avoir peur de rien et ne craindre que Dieu » attaque en justice tous les contrevenants. Sans regrets ni remords. Même si la méthode peut sembler contestable et son attitude peu confraternelle. L’opticien se défend : « Mais c’est du vol ! », s’exclame-t-il. « Mon rôle, c’est d’assainir la profession, de lui redonner une image positive », ajoute-t-il en témoignage de sa bonne foi.

Chevalier blanc de l’optique peut-être, mais bête noire des opticiens certainement. Alain Afflelou, autrefois à la tête de la révolte contre Laurent Lévy, est condamné en 2012 à payer 1,2 million d’euros pour concurrence déloyale. Tandis que la direction d’Optic 2000 s’étrangle : « Ils étaient furieux et n’en croyaient pas leurs yeux », se souvient un ex-cadre du groupe. Condamné à payer 30 millions d’euros, une somme exorbitante, en première instance, le leader du marché de l’époque se place en procédure de sauvegarde pour échapper à l’amende. Et gagne en appel . « On a tous assisté avec effroi à cette bataille idiote », regrette Daniel Abittan. Un combat qui a duré dix longues années.

En Israël, une quête spirituelle

Malgré sa volonté de toujours aller jusqu’au bout, Laurent Lévy consent en 2017 à abandonner les poursuites. Installé en Israël, il veut passer à autre chose. L’homme, devenu pieux, entame une vraie quête spirituelle en s’inspirant des textes sacrés, de la Torah au Talmud en passant par la Kabbale. « Un aboutissement », commente un proche. Mais il ne faut pas croire que cet entrepreneur vibrionnant a ralenti le rythme pour autant. Au contraire : « Israël m’a appris la vitesse et l’audace », explique-t-il. C’est d’ici qu’il lance l’audition, les camions OC Mobile notamment chargés de faire la tournée des maisons de retraite, et qu’ il ouvre une clinique de chirurgie réfractive de l’oeil : un comble pour un opticien censé vendre le plus de lunettes possible. Son initiative met en colère les ophtalmologistes – il en a l’habitude ! -, qui l’attaquent mais perdent leur procès.

Aujourd’hui, l’optique n’est plus sa seule passion : s’il consacre 80 % de son temps au management de son groupe, il utilise les 20 % restants pour se tourner vers d’autres occupations comme la philanthropie. « Il y met la même énergie que pour ses affaires », souligne Daniel Abittan. A peine arrivé à Jérusalem, il crée la Fondation Optical Center, située au carrefour de trois quartiers, l’un juif orthodoxe, l’autre arabe et le dernier chrétien. Un ancrage symbolique dans un ancien orphelinat pour aveugles – cela ne s’invente pas – afin de « contribuer à la paix depuis la ville sainte », affirme-t-il.

Une frénésie immobilière critiquée

Laurent Lévy cherche aussi à développer Jérusalem, une « mission », un accomplissement personnel. Ainsi, s’il décide de créer Kikar Hamusica, ce quartier dédié à la musique, c’est pour mieux poursuivre la voie de ses ancêtres : les Lévi étaient les prêtres musiciens dédiés au temple de Jérusalem. C’est d’ailleurs pour être au diapason qu’il a pris sur le tard des cours de guitare et de chant. L’opticien a dû faire du porte-à-porte et racheter un par un les bâtiments de cette zone autrefois délabrée et mal famée. Il lui a fallu convaincre 40 propriétaires et… la mairie de Jérusalem.

« On lui a mis énormément de bâtons dans les roues », regrette Dov Atlani, le directeur de la scène musicale, entourée de restaurants, d’une boulangerie française et d’un musée de la musique hébraïque. Le fondateur d’Optical Center, éternel optimiste, ne se décourage pas. On lui reproche les nuisances sonores dues aux concerts live quotidiens ? Il achète toutes les bâtisses alentour pour ne plus avoir de voisins. On le critique sur sa façon de prendre ses aises avec les lois d’urbanisme ? Il négocie au plus haut niveau sans se soucier du qu’en-dira-t-on.

Sa frénésie immobilière ne plaît pas à tout le monde. A Jérusalem, il a racheté de nombreux immeubles – dont un bijou architectural situé en face de la résidence du Premier ministre – pour en faire des hôtels, des appartements de luxe, des centres commerciaux ou des musées. « Le tycoon pourrait un jour décider de changer le nom de Jérusalem en ‘Laurentville’ », persifle le « Jerusalem Post », journal israélien rédigé en langue anglaise, hostile au Français. Sa piété, qui ne souffre pas d’exception, a également provoqué un tollé dans la ville : après en être devenu propriétaire, il a fait fermer plusieurs restaurants parce qu’ils ouvraient pendant le shabbat et offraient de la nourriture non-cachère.

A la conquête du monde

Imperturbable, l’opticien poursuit ses emplettes. « Il a un certain talent pour dénicher les bonnes affaires et, en plus, il a de la chance », observe un confrère. « C’est une bénédiction divine », assure pour sa part le lunetier, désarmant de sincérité. A Migdal, près du lac de Tibériade, l’investisseur a par exemple acheté des terrains pour y construire des resorts. « Tous les groupes hôteliers lui ont emboîté le pas. Du coup, les prix ont explosé », raconte un agent immobilier.

Et c’est loin d’être fini. Le Franco-Israélien, père de sept enfants, veut continuer à se lancer des défis et à réaliser tous ses rêves. Il a déjà conquis Israël où il possède 27 magasins : « Nous nous sommes adaptés au pays tout en conservant notre ADN », affirme Laetitia Hassoun, directrice pays d’Optical Center. Dans les boutiques, luxueuses comme celle de la place Zion, au coeur de Jérusalem, les prix pratiqués sont les moins chers du haut de gamme et la prestation bien meilleure : « Ils sont plus professionnels que les Israéliens », assure Frédérique, cliente de l’enseigne. L’Etat hébreu reste cependant un petit marché. Laurent Lévy, lui, vise la planète : après l’Espagne, le Benelux et le Canada, il s’attaque à la Grande-Bretagne, un marché de 4,5 milliards d’euros. En attendant les Etats-Unis et le reste du monde. Lors du dernier séminaire en Israël, il a lancé un nouveau défi : devenir le cinquième acteur mondial de l’optique d’ici à 2030. C’est bien connu, avec la foi, on peut déplacer les montagnes.

Le temple de la vision

 

C’est un bâtiment magnifique au coeur de Jérusalem, construit en 1902 et acheté par Laurent Lévy pour en faire « le temple de la vision et de l’audition ». Ouvert en 2007, cet ancien institut pour aveugles accueille les enfants en échec scolaire faute de pouvoir s’offrir des verres, les personnes âgées et les familles pauvres, très nombreuses dans la ville sainte. Le centre offre près de 20.000 paires de lunettes par an ainsi que 1.000 prothèses auditives et des instruments requis pour la basse vision. « Nous demandons juste une participation symbolique. Pour les verres unifocaux, elle s’élève à 10 euros, 30 euros pour les verres progressifs et de 80 à 300 euros pour les appareils auditifs », énumère Olivier Elkoubi, directeur de la fondation. A l’intérieur, les optométristes font des examens de vue et fabriquent des lunettes en une heure. Toutes les populations de Jérusalem sont les bienvenues. Pour, comme le résume Laurent Lévy, « permettre de voir le beau et d’entendre le bien sans distinction de race ou de culture ».

 

Laurent Lévy, ‘chevalier blanc’ de l’optique