Grand reportage

RFI consacre une enquête au captagon, une pilule d’amphétamine principalement fabriquée en Syrie au Liban et dont le trafic irrigue toute la région, et notamment les pays du Golfe souvent considérés comme l‘un des principaux marchés de cette drogue. Sur sa route, le captagon représente un défi pour les États et les sociétés du Moyen-Orient : comment lutter contre le trafic ? Comment prévenir et soigner la consommation ?

Des cargaisons jetées en pleine mer avant d’être récupérées, des petits bateaux rapides qui s’approchent des côtes pour décharger leur marchandise, des sacs de pilules dissimulées dans des conteneurs… Dans son bureau de l’Administration générale des douanes du Koweït, Osama Al-Shami, directeur du bureau des droits de propriété intellectuelle, liste les nombreuses méthodes utilisées par les trafiquants pour faire entrer la substance dans ce petit émirat du Golfe. « C’est une erreur de penser que nous sommes plus intelligents qu’eux. Car à chaque fois que nous stoppons quelque chose, ils reviennent avec une nouvelle manière de faire », résume l’agent des douanes.

Vêtu de l’habit traditionnel du Golfe, la dishdasha, l’homme à la carrure imposante saisit le téléphone posé sur son bureau et enfile sa paire de lunettes. Il fait défiler quelques vidéos de saisies marquantes. Des petits sachets contenant entre 700 et 1000 pilules dissimulés dans des bouteilles de ketchup, des sacs de pommes de terre et même des briques… L’inventivité des passeurs semble illimitée. Et elle demande par conséquent une véritable coopération entre États.

« Nous avons des réunions entre les pays du Conseil de coopération du Golfe. On a aussi signé un accord avec Dubaï. Dès qu’ils ont une information sur une cargaison à haut risque, ils nous préviennent avant que le navire arrive ici », explique le représentant koweïtien. Ses hommes suivent par ailleurs des formations auprès de l’Organisation mondiale des douanes (OMD) et du Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis. Des échanges nécessaires pour faire face à « l’immense défi » que représente le trafic de drogue. « Les pays du Golfe sont riches et le captagon ne coûte quasiment rien, rappelle Osama Al-Shami. Donc, s’il s’agit d’en vendre à des individus, il y a un marché pour ça. » Les pilules au motif de demi-lunes restent en effet abordables en comparaison d’autres drogues dans la région.

Pour faire passer le captagon d'un pays à l'autre, les trafiquants n'hésitent pas à dissimuler les comprimés dans des fruits ou des bidons de sauce ou d'huile.
Pour faire passer le captagon d’un pays à l’autre, les trafiquants n’hésitent pas à dissimuler les comprimés dans des fruits ou des bidons de sauce ou d’huile. © Baptiste Condominas / RFI

À Beyrouth aussi, ceux qui sont en première ligne de ce combat s’inquiètent de l’essor du trafic ces dernières années. « Le captagon, c’est un problème depuis cinq ans environ. Et on est toujours à un haut niveau de trafic : il y a huit mois, nous avons saisi une cargaison de 30 millions de pilules de captagon, destinées à l’Arabie saoudite », souligne un acteur de la lutte contre la drogue qui souhaite rester anonyme. 

Sur son téléphone portable, lui aussi montre des photos de comprimés de captagon interceptés sur la route du trafic. Des centaines de milliers de pilules dissimulées dans des oranges, cachées dans des oliviers dont les troncs ont été creusés, plongées dans de la graisse de moteur… Face à la variété de ces stratégies, les enquêteurs doivent redoubler d’efforts et multiplier les méthodes d’investigation.

Même si cette source concède ne pas bénéficier des moyens nécessaires pour payer des informateurs, elle raconte travailler « sur des informations récupérées lors des saisies : des empreintes, des numéros de téléphone, des faux papiers ». Ce qui permet dans certains cas de remonter le fil et d’identifier certains signaux d’alerte : « À Dubaï, ils ont intercepté du captagon stocké dans des préservatifs cachés à l’intérieur d’oranges et cela a permis une saisie à Beyrouth d’un stock dissimulé de la même façon. » Autres moyens de récupérer des informations : la concurrence entre les trafiquants qui entraîne des dénonciations, ainsi que des cas de vengeance de la part d’épouses victimes de violences conjugales dénonçant leurs maris.

« Cent mille comprimés se revendent 40 000 dollars au Liban et entre 300 000 et 500 000 dollars hors du Liban. »

Si les grandes quantités viennent de Syrie, des plus petits volumes sont aussi produits au Liban, notamment dans la région de Baalbek, confirme cette source, qui estime le nombre d’usines clandestines entre « 50 et 70 ». Et où, poursuit-elle, des réfugiés syriens installés dans la plaine de la Bekaa sont généralement employés par des Libanais pour participer à un trafic qui va « dans les deux sens » entre le Liban et la Syrie. « Du captagon produit au Liban peut transiter par la Syrie et du captagon fabriqué en Syrie peut transiter par le Liban ». La marchandise exportée du pays du Cèdre passe par les ports de Beyrouth, Tripoli au nord, Tyr et Saïda au sud mais aussi par l’aéroport de la capitale et la route syro-libanaise avec pour objectif final les monarchies du Golfe et la Libye.

En 2021, les autorités libanaises ont reçu, pour lutter contre le trafic de captagon, l’aide de la France. Paris a fourni un scanner permettant de retrouver de la drogue dissimulée dans des cargaisons qui passent par le port de Beyrouth. Pour déjouer les contrôles, les trafiquants n’hésitent pas à expédier les comprimés de drogue en Europe ou en Afrique, puis à le réexpédier vers les monarchies du Golfe.

En mars 2022, en Autriche, plusieurs membres d’une même famille ont ainsi été condamnés à de la prison ferme. Ils réceptionnaient du captagon en provenance du Liban et dans l’arrière salle d’une pizzeria de la région de Salzburg, les pilules étaient dissimulées dans des fours à pizza, des machines à laver et d’autres appareils électriques qui étaient ensuite expédiés en Arabie Saoudite

Arsenal législatif ultra-répressif

Pour lutter contre le captagon dans la région, certains pays déploient aussi un arsenal législatif ultra-répressif contre les consommateurs. En Jordanie, les consommateurs risquent au mieux une amende, au pire la prison. À la terrasse d’un café d’Amman, Mousa Daoud, le fondateur du « Jordan Anti Drugs Society », explique que son ONG mène des « campagnes de sensibilisation » près des frontières. Spécialisée dans la prévention des risques auprès des usagers de drogues, son association a pour objectif de « donner le plus d’informations aux étudiants pour les protéger de ces drogues ».

Rasé de près, cet homme élégant avec son chapeau blanc à liseré bleu précise que son organisation fait aussi « du plaidoyer », car il juge la législation jordanienne trop sévère à l’égard des consommateurs. Aujourd’hui en Jordanie, une personne arrêtée en possession d’une petite quantité de drogue pour sa consommation personnelle ou bien arrêtée sous l’effet de drogue risque entre 1 et 3 mois de prison, rappelle ce pharmacien de formation. Une peine que le consommateur peut éviter en payant une amende qui correspond environ à 3 dinars jordaniens – un peu plus de 4 euros – par jour de condamnation. 

Or, Mousa Daoud estime que la prison « n’est pas du tout la bonne solution ». La Jordan Anti Drugs Society milite pour une approche différente. Selon lui, le consommateur devrait avoir « le droit à un traitement, l’accès à une centre de désintoxication » et être remis « au cœur de la société, être associé à des projets nationaux ». En revanche, le président de l’ONG considère que la loi jordanienne s’est améliorée pour durcir les peines des trafiquants, même si cela reste encore insuffisant à ses yeux. « Aujourd’hui, vous avez des affaires où les condamnations peuvent aller jusqu’à 10 ans de prison, se félicite-t-il. Ce qui est une bonne chose pour nous, mais nous pensons qu’il faut aller plus loin » avec des peines plus lourdes.

Musique et saunas

Pour les États, le défi est aussi de soigner. L’hôpital al-Rashid se trouve à une vingtaine de minutes du centre-ville d’Amman, sur les hauteurs d’Abu Nsair. Cet établissement privé, fondé en 1996, se revendique comme le leader de la région dans la prise en charge des addictions et des troubles psychiatriques. Pour accéder à « l’unité des patients », il faut passer une porte métallique gardée par un officier de sécurité. À l’étage, une forte musique s’échappe d’une pièce. « Nous avons ici, comme vous l’entendez, des thérapies par la musique, déclare le responsable des relations publiques de cet hôpital. On fait aussi des traitements avec des saunas. Dans cet hôpital, vous trouvez les techniques les plus modernes. »

Chaque unité porte ici le nom d’un parfum. Celle baptisée « Arjwan » – « la violette » en arabe – accueille notamment des consommateurs de captagon. Si l’on oublie les barreaux aux fenêtres, leurs chambres ressemblent à celles d’un hôtel des plus classiques : un lit, une table, une salle de bain avec douche et toilettes. Dans le couloir, un patient erre sous le regard d’un infirmier en blouse bleue. Mais impossible de lui parler : la direction n’a pas autorisé RFI à s’entretenir avec les personnes prises en charge dans l’hôpital.

L'hôpital al-Rashid, sur les hauteurs d’Abu Nsair, près d'Amman, se revendique comme le leader de la région dans la prise en charge des addictions et des troubles psychiatriques.
L’hôpital al-Rashid, sur les hauteurs d’Abu Nsair, près d’Amman, se revendique comme le leader de la région dans la prise en charge des addictions et des troubles psychiatriques. © Baptiste Condominas / RFI

« En ce moment, nous avons entre 30 et 40 patients traités pour leur dépendance au captagon, et on note que cela augmente avec les années », dit le docteur Abdelhamid al-Ali. Des patients qui viennent du Golfe ou de Jordanie, transférés par les médecins, envoyés par leur famille ou qui prennent eux-mêmes la décision de se faire suivre, détaille ce spécialiste des addictions, comme en témoigne le mur de son bureau bardé de diplômes.

Dans cet hôpital, précise le praticien, le parcours de soins se divise en trois étapes. La première consiste à « mener une enquête sur le patient » pour savoir ce qu’il a pris exactement et en quelle quantité, déterminer « la nature des pilules consommées » et les mélanges éventuels, avec de la marijuana, par exemple. Deuxième étape : la désintoxication, « c’est-à-dire qu’on va nettoyer le corps de toutes les drogues, toutes les substances à l’aide de traitements et de médicaments », explicite le docteur. La troisième et dernière étape, quant à elle, se focalise sur la reconstruction de la personne via « de nouvelles activités, à l’aide d’un traitement psychologique accompagné, de thérapies comportementales, d’ergothérapie ». 

Après ce parcours de soins, long d’un à trois mois, les patients continuent de bénéficier d’un suivi avec un point mensuel. « Quand les patients entrent, ils sont agités, violents, et parfois très tendus… Mais à la sortie, ils paraissent beaucoup plus calmes et apaisés », se félicite le docteur Abdelhamid al-Ali.

Un problème « impossible à résoudre »

Dans le Golfe, il existe aussi de nombreux établissements semblables à cet hôpital jordanien. Mais en dépit de relances répétées en Arabie saoudite ou aux Émirats arabes unis, RFI n’a pas obtenu l’autorisation d’y accéder. La consommation de drogue, punie au mieux d’une lourde amende et au pire de la peine capitale, est un sujet tabou dans cette région du monde.

Au Koweït, une association a toutefois accepté d’ouvrir ses portes. La Société de Bashayer Al-Khair, créée en 1993, s’est spécialisée dans les cures de désintoxication. Ses membres accompagnent les personnes souffrant d’addiction aux méthamphétamines, qu’on appelle « shabu » dans la région, à l’héroïne, au haschisch mais aussi et bien sûr au captagon. « C’est un petit bâtiment, mais nous faisons un grand travail ici », assure son directeur, le DrAbdul Hamed Al-Balali, comme pour s’excuser de l’apparence vétuste de l’établissement.

Ce vieil homme souriant à la longue barbe grisonnante rappelle que son association est « la première dans les pays du Golfe à prendre soin des toxicomanes, à les soigner et à les sensibiliser sur ce gros problème ». La Société de Bashayer Al-Khair suit « la théorie du choix » du célèbre psychiatre américain William Glasser, selon laquelle les individus dépendent de l’équilibre entre cinq besoins : l’appartenance, le pouvoir, le plaisir, la liberté et la survie. Auxquels le Dr Abdul Hamed Al-Balali a ajouté un sixième : « la spiritualité ». « Notre théorie s’appelle MSS : méthode de motivation spirituelle », précise le directeur de l’association.

Créée en 1993 par le docteur le Dr Abdelhamid Albeilali, la Société de Bashar s'est spécialisée dans la réhabilitation des toxicomanes, dont les addicts au captagon.
Créée en 1993 par le docteur le Dr Abdelhamid Albeilali, la Société de Bashar s’est spécialisée dans la réhabilitation des toxicomanes, dont les addicts au captagon. © Baptiste Condominas / RFI

Après une succincte présentation des lieux, le Dr Abdul Hamed Al-Balali se dirige vers une grande salle de réception, où une petite dizaine d’hommes tous vêtus du vêtement traditionnel attendent assis dans des canapés moelleux. L’un d’eux peine à se lever pour fermer tous les rideaux. Tandis qu’un autre branche un grand écran plasma auquel il connecte une clé USB. Dans la vidéo qui s’affiche sur la télévision, le Dr Abdul Hamed Al-Balali – avec une bonne dizaine d’années en moins – présente en arabe son association sur fond de musique religieuse. Lorsque le clip se termine, les rideaux sont rouverts. Le vieil homme reprend la parole.

« Nous avons des groupes qui travaillent dans les prisons et dans les hôpitaux », se félicite-t-il, se targuant d’accueillir entre 1 000 et 2 000 personnes chaque année et de ne faire aucune différence entre les Koweïtiens et les étrangers, musulmans ou non. « Nous prenons soin de tout le monde, car c’est un problème global ». Mais un problème « impossible à résoudre », reconnaît le responsable de l’association, et cela quel que soit le pays. « Cette drogue ne s’arrêtera jamais. En revanche, vous pouvez réduire le phénomène, sauver ces gens » souvent très jeunes.

Georges fait peut-être partie de « ces gens ». Ce trentenaire, ancien soldat de l’armée libanaise originaire de Tripoli, la grande ville du Nord-Liban, suit une cure dans le décor paradisiaque du centre de désintoxication de Maysra, une localité du Mont Liban, au nord de Beyrouth. Entre la montagne et la mer, il médite aujourd’hui sur son existence passée et future. « Ma vie était une vie de mort. J’ai tatoué sur ma main : “The End”. Pour moi, c’était la fin », raconte avec douceur l’ancien consommateur de captagon. S’il devait donner un conseil à un jeune tenté par la pilule aux deux croissants de lune ? « Je lui dirais de ne pas toucher, non seulement au captagon, mais à n’importe quel genre de drogue. Et qu’il voie la vie. La vie est belle. »

« Ma vie était une vie de mort. Je suis revenu à la belle vie », témoigne Georges, un jeune Libanais en cure de désintoxication.
« Ma vie était une vie de mort. Je suis revenu à la belle vie », témoigne Georges, un jeune Libanais en cure de désintoxication. © Baptiste Condominas / RFI

Le captagon n’a pas toujours été produit et consommé au Moyen-Orient. Il y a une vingtaine d’années, cette pilule était fabriquée et trafiquée par des réseaux mafieux européens, notamment dans les Balkans. Aujourd’hui, la piste du captagon remonte jusqu’en Syrie et au Liban et les trafiquants n’hésitent pas à faire transiter la drogue par l’Europe afin de contourner les contrôles qui se multiplient dans les Pays du Golfe, au Liban et en Jordanie. Cette drogue qui aujourd’hui fait escale en Europe, pourrait-elle y trouver un nouveau marché ?

« Le profil du captagon est un profil qui intéresserait peut être la mode actuelle », analyse avec prudence le Dr Amine Benyamina qui dirige le Service d’addictologie de l’hôpital Paul Brousse de Villejuif. Car les médicaments ou les substances synthétiques  – souvent fabriquées en Asie ou au Moyen-Orient – ont actuellement du succès. Ces « club durgs » sont généralement consommées pour « faire la fête » et « augmenter le plaisir, notamment sexuel ». Or, le captagon remplit ces critères. « J’espère qu’il n’arrivera pas » en Europe, s’inquiète le Dr. Benaymina, mais « la tendance actuelle est plutôt à ce genre de profil ».

Grand reportage – Captagon connexion (4/4): le défi lancé aux États et aux sociétés