« Femmes en leur Jardin », l’œuvre pionnière de l’artiste algérienne Baya

Baya en 1947 à Paris. Magazine Vogue, février 1948. Détail.

A travers l’exposition « Baya, femmes en leur Jardin. Œuvres et archives, 1944-1998 », le musée de l’IMA et le Fonds Claude et France Lemand rendent hommage à l’artiste algérienne la plus singulière du XXe siècle, propulsée dès l’âge de 16 ans au sommet de la notoriété. Une invitation à (re)découvrir le bestiaire énigmatique de ses céramiques, et surtout ses peintures joyeuses et colorées montrant une nature luxuriante, comme une ode à la vie.
Baya, L’Âne bleu, vers 1950. Gouache sur papier, 100 x 150 cm. Kamel Lazaar Foundation.

Baya n’a pas souffert, comme d’autres femmes artistes, d’un manque de visibilité : elle avait 16 ans lors de la première grande exposition de ses œuvres, organisée à Paris en 1947 par le galeriste Aimé Maeght. Son travail, qualifié à tort « d’art naïf » ou « d’art brut », a exercé une influence majeure, particulièrement en Algérie où elle fut beaucoup imitée par les générations formées après l’Indépendance, pour sa singularité, son raffinement et sa dimension spirituelle.

Baya, Masque blanc de l’artiste, 1948. Céramique, 18 x 15 x 8,5 cm. Musée de l’Institut du monde arabe.

Les œuvres de Baya conservées au musée de l’Institut du monde arabe, augmentées de la donation Claude et France Lemand, forment un ensemble documentant toutes ses périodes d’activité, de 1947 à sa mort en 1998. Elles viennent compléter le fabuleux trésor des Archives nationales d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence et d’autres prêts. L’ensemble permet de saisir l’évolution de sa peinture – avec notamment l’introduction du thème de la musique à partir des années 1960 –, jusqu’aux émouvantes œuvres de 1998, les dernières réalisées par l’artiste.

Baya, La Dame aux roses, 1967. Gouache sur papier, 101 x 152 cm. Musée de l’Institut du monde arabe.

« Baya. Femmes en leur Jardin » apportera aussi, dans une perspective d’études coloniales et décoloniales, un éclairage inédit sur le « cas Baya », étayé par l’exploration de ses archives, en particulier sa correspondance avec sa mère adoptive Marguerite Caminat. Comment cette jeune fille non scolarisée (comme 98% des filles « indigènes » de sa génération), qui a connu souffrance et violence, devint-elle, à la fin de la période coloniale, cette Baya maîtrisant le langage des formes et des couleurs et créant un style bien identifiable, propulsée dès l’âge de 16 ans au sommet de la notoriété, éblouissant les amateurs d’art parisiens et faisant l’objet d’une double page (écrite par Edmonde Charles-Roux) dans le magazine Vogue ?

Baya, Deux femmes, 1947. Gouache sur papier, 63 x 47 cm. Kamel Lazaar Foundation. Quentin Crestinu.

Des visites, conférences, rencontres et publications analyseront le contexte historique, social, économique et esthétique de production de chacune des périodes du parcours de Baya, et étudieront les œuvres dans ce qu’elles ont de contingent, d’unique et d’universel.

L’exposition présente des prêts exceptionnels des institutions suivantes : Archives nationales d’Outre-mer (ANOM, Aix-en-Provence), Fondation Kamel Lazaar (Tunis), Galerie Maeght (Paris), Musée Réattu (Arles), Musée d’art moderne de Lille métropole (LaM, Villeneuve-d’Ascq), Musée Cantini (Marseille), Musée d’Art Naïf et d’Arts Singuliers (MANAS, Laval), Centre national des arts plastiques (CNAP, Paris) et de collections privées historiques.

Entretien avec Claude Lemand,
co-commissaire avec Anissa Bouayed et Djamila Chakour

Baya a déjà fait l’objet de nombreuses expositions. Quoi de neuf avec « Baya. Femmes en leur Jardin » ?

L’Institut du monde arabe à Paris, puis le Centre de la Vieille Charité à Marseille, montrent pour la première fois dans l’histoire des expositions consacrées à Baya, une quarantaine de ses « premiers dessins » de 1944-45, toutes les gouaches des Contes de Baya, un choix de documents historiques inédits, une vaste sélection de ses peintures et sculptures de 1946 à 1998. Nous publions un ouvrage de 284 pages, à la fois catalogue savant et livre d’art, illustré d’œuvres de Baya (dessins, peintures et sculptures) et de photos d’archives, éclairées par un choix de textes, une chronologie détaillée et les résultats des recherches menées par l’historienne Anissa Bouayed. Les équipes des deux institutions mèneront des actions de médiation et d’animation, des ateliers et créations autour des œuvres exposées et des Contes de Baya. Organisation d’un colloque : état de la recherche sur la vie et l’œuvre de Baya de 1931 à 1998 et sa réception en France, en Algérie et dans le monde de 1947 à 2022.

N’oublions pas que l’une des missions de l’IMA, et le président Jack Lang y est très attaché, est de montrer aux publics de tous âges, mais aussi aux médias, aux médiateurs, aux conservateurs des musées et institutions, les œuvres les plus originales des arts du monde arabe, afin que celles-ci trouvent la place qu’elles méritent dans une histoire vraiment universelle de l’Art, et que les commissaires des expositions généralistes les intègrent dans leurs corpus d’œuvres. On est en droit de se demander : pour quelle raison aucune œuvre de Baya n’est-elle entrée dans les immenses collections du Centre Pompidou, ne serait-ce qu’à l’occasion des acquisitions et des expositions dédiées aux femmes ? Pourquoi aucune des magnifiques « natures mortes vivantes » de Baya n’a-t-elle attiré l’attention de la grande commissaire de l’exposition du Louvre « Les choses. Une histoire de la nature morte » ? Quel bonheur ce serait de pouvoir organiser une rétrospective des œuvres de Baya, en les faisant chanter avec celles de grands maîtres, à commencer par Henri Matisse ! Et de les intégrer dans de grandes expositions thématiques internationales.

L’idéal serait que Baya connaisse un succès semblable à celui de certaines femmes artistes du monde arabe. Prenons l’exemple d’Etel Adnan: il ne se passe pas une année sans que des musées d’Europe ne demandent au Musée de l’IMA de leur prêter des œuvres de sa collection, considérablement enrichie par notre donation en 2018, pour organiser des rétrospectives magnifiques et originales, qui mettent son œuvre en perspective avec celles des plus grands artistes européens (à Berne avec Klee, à Amsterdam avec Van Gogh, à Munich avec Kandinsky,…), avec un grand succès auprès des visiteurs. Etel Adnan a profité, il est vrai, de la passion que vouent les collectionneurs libanais à leurs artistes, y compris ceux de la diaspora, dont les achats ont contribué à l’augmentation de sa notoriété et de sa cote.

Il faut dire aussi qu’aucun gouvernement algérien n’avait organisé à l’international, dans les grandes capitales influentes d’Occident et d’Orient, de grande exposition muséale personnelle ou collective de Baya, ni d’aucun des grands artistes algériens de sa génération. Il serait temps que les autorités algériennes s’y mettent. « Nul doute que dans le futur, les études sur Baya continueront à s’approfondir, grâce aux fonds demeurés dans sa famille et en Algérie. L’inventaire de son œuvre reste à faire, avec la famille de l’artiste sans qui rien ne serait possible. Artiste femme, artiste moderne, artiste pionnière, Baya est une grande artiste tout simplement. » souligne Nathalie Bondil, la directrice de l’IMA.

Qui était donc Baya ?

Jean de Maisonseul écrivait en 1982 : « Quel est le mystère de la création de Baya ? » S’il nous est impossible de percer le mystère d’un génie, nous pouvons au moins essayer d’analyser les composantes de ses créations et leurs effets sur nous. Les peintures de Baya m’ont surpris et émerveillé, œuvres d’une artiste du monde arabe dotée d’une si grande dimension positive, dégageant une telle harmonie et un tel bonheur de vivre : ses couleurs, ses thèmes, ses femmes en leur jardin et ses compositions nous font voyager. Baya a apporté à notre génération (je suis né en 1945) un nouvel émerveillement esthétique et un espoir dans l’avenir de l’art et de la culture du monde arabe, après notre déception du panarabisme politique et culturel de l’époque nassérienne, hégémonie d’un pauvre dénominateur commun rabougri des cultures riches et variées des pays arabes.

Baya était une algérienne musulmane croyante, à l’écoute depuis sa tendre enfance et les yeux grands ouverts sur les diverses composantes et manifestations de la culture populaire d’Algérie ; elle écoutait le soir les récits des vieux conteurs qui l’ont marquée. Mais elle avait conservé une grande liberté : de sa riche double culture populaire algérienne kabyle et arabe, elle avait pris ce qui l’inspirait et l’avait interprété comme elle l’avait senti et en avait fait son miel. Baya était une jeune artiste en harmonie avec sa riche culture populaire et sa religion. Elle avait affirmé sa personnalité, son identité, son autonomie, sa décision de faire œuvre d’artiste, mais sans jamais heurter les autres, aidée en cela par des personnes exceptionnelles – Marguerite Caminat, Jean Sénac, Jean de Maisonneul ; ce qui n’a pas fait d’elle une artiste de l’Algérie française, en dépit de la tentative d’exploitation politique de l’exposition de 1947, ni d’ailleurs des politiques de l’Algérie indépendante. Baya est une artiste dont la valeur ne dépend que d’elle-même, un génie universel.

Je me suis interrogé sur les femmes de sa première période, qui ont des traits à la fois algériens et européens. Voyez les coiffes fastueuses qu’elle leur donne, dès l’âge de 14 ans! Les femmes de Baya sont heureuses d’évoluer librement dans la nature. Voyez ce regard si tendre qu’échangent un bébé et sa maman dans une gouache bleue de 1947, cette expressivité. Et sur l’épaule de la maman, un oiseau, richement décoré de bleu comme l’enfant ! Voyez la richesse, la variété et l’harmonie des décors de leurs robes… Quelles fabuleuses inventions, d’abord plutôt géométriques, dans l’esprit des textiles berbères et, à partir de 1963 et jusqu’à la fin de sa vie, les robes deviennent des tableaux dans le tableau : décors géométriques ou compositions avec une symphonie d’oiseaux, de poissons, de papillons, de fleurs et de plantes stylisées de toutes les couleurs.

Le génie de Baya

Baya, Paysage (Jardin d’Eden), 1966. Gouache sur papier, 100 x 150 cm. Coll. part.

Ce Jardin d’Eden, île ou oasis – l’oasis étant une île dans le désert ! – est parcouru par des rivières à l’eau pure en abondance, des plantes et ses animaux fantastiques et familiers de toujours : des oiseaux, des papillons, des poissons. Les poissons du Paysage (Jardin d’Eden) dansent autour des barques, les oiseaux sont amoureux. Dans le monde de Baya, oui, les femmes sont vraiment libres et heureuses.
« La lumière de ta beauté est un miracle de Dieu: Nour jamâlik âya mnillâh », aurait pu dire Baya avec la chanteuse cairote Laure Daccache. Des femmes lumineuses et universelles, que l’on pourrait comparer à l’olivier décrit par le Coran, « un arbre béni: un olivier ni oriental ni occidental, dont l’huile semble éclairer sans même que le feu la touche. Lumière sur lumière. » Chez Baya, ne l’oublions pas, nous sommes au Paradis. Aucun paysage nocturne, ni à la campagne, ni en ville, ni même sous le ciel étoilé du désert. La lumière d’un jour perpétuel donne tout leur éclat aux couleurs et à la beauté de son monde.

Baya ne fut pas une étoile filante, mais une artiste à la fois douée et grande travailleuse, quelles que soient les circonstances. Ainsi, durant la décennie noire, elle avait poliment décliné l’offre de l’Ambassadeur de France l’invitant à venir en France avec sa famille ; elle avait préféré continuer à peindre, à exposer et à vivre à Blida, épicentre de la terreur islamiste. En 1992, elle illustra Le Jasmin, un texte de Leïla Sebbar. Baya fut une artiste libre, qui jamais ne se demanda si l’islam interdisait ou non la figuration. Pour elle, l’islam devrait être la fraternité, le bonheur et l’épanouissement de tous les humains, sans distinction d’aucune sorte. Baya s’exprimait peu, considérant que ses œuvres étaient suffisamment éloquentes, au diapason d’un idéal de beauté et d’harmonie universel.

Avec les autres commissaires, Anissa Bouayed et Djamila Chakour, vous avez voulu corriger les erreurs et les fausses pistes véhiculées sur Baya et combattre des rumeurs malveillantes…

Notre propos, à travers l’exposition Baya. Femmes en leur Jardin et les études documentées de l’historienne Anissa Bouayed qui l’accompagnent, était aussi de tordre le cou à un certain nombre d’idées fausses et de conceptions plaquées artificiellement sur la vie et l’œuvre de Baya. Les commissaires d’expositions et les critiques d’art devraient se tenir informés des dernières découvertes, au lieu de répéter les mêmes erreurs de dates, de noms et d’in- formations et de vouloir inventer du sensationnel en permanence. Chaque nouveau commissaire semble vouloir annexer Baya à sa cause et prétendre avoir découvert la vraie Baya, sans prendre la peine de mener les longues recherches requises.

N’en déplaise à certaines féministes américaines, pourquoi affirmer péremptoirement et sans preuves que Baya a exercé une influence sur Picasso, Matisse et Braque et sur tous les maîtres mâles de la modernité en France? N’en déplaise aussi à certains critiques français ayant cru décerner l’influence de Matisse sur les motifs somptueux des robes des femmes de Baya. Pourquoi faut-il que la valeur artistique de Baya vienne de sa rencontre avec Breton, Braque et Picasso ou du succès de son exposition à la Galerie Maeght en 1947? Qu’il y ait eu une rencontre à Vallauris en été 1948 entre Picasso et Baya, c’est un fait indéniable. Mais au lieu de parler d’influence au sens de copie de l’un sur l’autre, il serait plus juste et pertinent d’analyser les techniques de production et les éléments thématiques et stylistiques communs entre les sculptures d’un artiste de 67 ans, passionné par l’art des enfants et qui continue à apprendre et à expérimenter en permanence, et d’une artiste de 17 ans, géniale et virtuose. C’est cette démarche que nos chercheurs vont suivre au cours des prochains mois.

D’aucuns ont écrit et répètent que Baya était illettrée, à commencer par la note d’introduction de la revue Derrière le miroir, publiée par la Galerie Maeght en 1947: « Baya ne sait ni lire ni écrire. Mais en peignant les cheveux de sa maîtresse, elle brode et retrouve à sa manière les contes du folklore nord-africain, et celle-ci a eu l’idée de les faire sténographier derrière un rideau. Voilà l’un d’eux : Le grand zoiseau. » Certes, Baya était illettrée quand elle rencontra Marguerite, non seulement parce qu’elle était orpheline, issue d’un milieu très pauvre et non citadin, mais parce qu’elle faisait partie des 98% de filles « indigènes » de sa génération à ne pas être scolarisées ! La faute en incombait d’abord au régime colonial très sévère en Algérie et aux traditions algériennes patriarcales et archaïques. Mais, après son installation chez Marguerite, Baya a appris à lire et à écrire, grâce aux cours de français qu’une institutrice venait lui donner; en témoigne la centaine de lettres manuscrites envoyées par Baya et conservées précieusement par Marguerite. Baya n’était pas autodidacte ni inculte non plus. Elle dira à maintes reprises qu’elle avait pu, chez Marguerite, consulter des livres et des revues, voir des lithographies et des affiches de grands maîtres modernes, observer Marguerite et Franck Mac Ewen en train de peindre ; elle avait été « guidée » par leurs réactions quotidiennes aux peintures qu’elle leur présentait.

Pourquoi affirmer que Baya a vécu en France de 1948 à 1953 et qu’elle n’est retournée en Algérie que pour y être mariée ? Et se permettre ainsi de la qualifier d’artiste « migrante » et de « pionnière des artistes de la diaspora algérienne en France », et cela dans le seul but de faire du buzz et de l’intégrer de force dans une exposition internationale organisée à Amsterdam autour des artistes migrants ayant vécu à Paris durant cette période.

D’autres lui ont reproché son mariage traditionnel avec un homme de 51 ans déjà marié et l’arrêt de sa production artistique au cours des dix premières années de son mariage, du fait de ses obligations domestiques et de ses maternités, cohabitant avec une première épouse et ses nombreux enfants. Pourquoi s’en offusquer et crier au scandale, au lieu de comparer son cas à celui de milliers de femmes artistes occidentales de sa génération, obligées de s’arrêter dès leur mariage et l’arrivée d’enfants et qui ne reprirent jamais plus leur activité, contrairement à la vaillante Baya ? L’orpheline qu’elle était avait tout fait pour être proche de ses enfants, leur apporter affection et soutien ; ils ont tous gardé un souvenir émerveillé de leurs relations avec leur mère, et avec leur père aussi. Baya s’était donc consacrée entièrement à sa vie de famille pendant dix ans et, dès l’approche de l’indépendance de l’Algérie en 1962, elle avait repris contact avec Marguerite et avec Jean de Maisonseul et s’était lancée dans sa fabuleuse et étonnante nouvelle période, des gouaches somptueuses de grand format, avec des compositions et des formes renouvelées, sur des thèmes anciens et nouveaux !

Certaines ont voulu faire de Baya une « féministe », alors qu’elle ne s’était jamais déclarée ni révolutionnaire ni victime opprimée par le système colonial français ou le système patriarcal algérien. Baya était pleinement consciente de sa condition, de son identité et de sa valeur. Avec calme et détermination, elle s’était émancipée, avait arraché son autonomie aux deux systèmes et acquis sa liberté comme femme et comme artiste, tout en s’adaptant au mode de vie et aux valeurs de la société algérienne où elle avait décidé de vivre et de créer, plutôt que d’aller vivre à Paris jusqu’à l’Indépendance, comme tous les artistes et écrivains algériens de sa génération.

Pourquoi répéter la rumeur odieuse diffusée par des extrémistes pseudo-féministes qui affirment que Baya dut attendre la mort de son mari en 1979 pour se remettre à peindre, alors que sa fabuleuse renaissance date de 1963 et qu’elle dira elle-même avoir été encouragée, certes par Jean et Mireille de Maisonseul, mais aussi par son mari, tant pour la peinture que pour la sculpture.

De nouvelles commissaires d’exposition viennent d’affirmer, sans apporter la moindre preuve, que Baya avait continué à peindre durant les dix premières années de son mariage, mais qu’elle avait tout caché durant ces années de la guerre d’Indépendance, contrairement aux déclarations de l’artiste elle-même et des nombreux documents et témoignages de ses archives.

L’œuvre de Baya était-elle vraiment répétitive ?

Pas du tout ! De méchantes langues avaient fait circuler ce jugement, surtout certains artistes algériens de sa génération, qu’Assia Djebar a égratignés dans son texte de 1990 Le combat de Baya. J’avoue avoir été influencé longtemps par mes rencontres hebdomadaires avec Abdallah Benanteur, un peintre que j’admire et qui m’enchante toujours, mais qui avait une opinion négative sur Baya, car elle heurtait la conception austère et rigide qu’il se faisait de la peinture. Son idéal était la peinture à l’huile sur toile de tradition européenne, chaque œuvre devant être le fruit d’un travail acharné de plusieurs semaines pour accéder au rang de « vraie » peinture. À l’opposé de Baya qui était dans le jaillissement, la facilité de ses créations à la gouache sur papier, la grâce des formes et des couleurs et leur parfaite composition. Lui qui avait refusé de rentrer en Algérie après l’indépendance, en dépit d’une situation sociale et financière difficile à Paris, fut choqué d’apprendre que Baya s’était vue organiser à 16 ans une exposition personnelle à la Galerie Maeght, exposition couronnée par un succès média- tique, commercial et politique. Pour Benanteur, Baya avait des dons exceptionnels qu’elle n’avait pas perfectionnés, se contentant de faire encore et toujours la même chose, loin des efforts requis par l’ancienne tradition européenne de la bonne peinture. Mais l’œuvre de Baya est tout sauf répétitive ! Elle a évolué par grandes périodes (de 1945 à 1953 et de 1963 à 1998) et d’année en année. Et puis, pourquoi vou- lez-vous que tous les artistes du monde se mettent à peindre à la manière européenne ancienne ? Baya était originale, elle avait trouvé son médium et en avait fait des merveilles, au prix, nous tenons à le souligner, d’un travail acharné dès son « adoption » par Marguerite à l’âge de 13 ans et jusqu’à sa mort. C’est pourquoi je n’hésite pas à parler de son génie. Elle-même avait conscience de sa valeur, mais dans sa modestie, elle disait simplement : « Je suis née artiste. C’est un don que Dieu m’a fait. »

Le génie de Baya

À partir de 1963, Baya a donc développé de nouveaux thèmes, à commencer par ses paysages, son Jardin d’Eden, une célébration joyeuse de la nature et de la vie. Oasis dans le désert, ce Jardin d’Eden est entouré de montagnes et de dunes ensoleillées, avec une source et quatre rivières, des arbres symboliques de l’Algérie – l’olivier et le palmier-dattier -, une nature riante et paisible, pleine d’oiseaux et de poissons de toutes les couleurs, en couples, en famille ou solitaires. Les oiseaux chantent, les pois- sons dansent. Oasis ou île, le Jardin d’Eden a les couleurs de l’Algérie : bleu de la Méditerranée, rouge de sa terre, vert de sa végétation, or de ses dunes. La douleur, la tristesse et la mort sont absentes du Jardin d’Eden de Baya, qui n’a pas de clôture artificielle, contrairement au modèle dominant du jardin arabo-andalou. C’est parfois une île et parfois un village habité, avec des chemins, des maisons, une mosquée, des fleurs, des animaux fantastiques : ses oiseaux fétiches, à la fois huppes et paons, des pois- sons et, dès ses premiers dessins, des papillons.

Baya développe parallèlement un autre thème, celui des Natures mortes vivantes : les femmes en sont absentes, mais elles sont pleines d’oiseaux et d’instruments de musique (son mari était un maître de musique arabo-andalouse) dont elle fait ses personnages principaux. Ses Oiseaux musiciens sont un chef-d’œuvre, un monde d’enchantement des yeux et de tous les sens. Tous les éléments de ses natures mortes sont représentés comme des êtres vivants, en mouvement, l’œil toujours bien ouvert aux autres et au monde, attitudes expressives de séduction et d’affection mutuelle, participant à une harmonie générale, à une symphonie de formes et de couleurs.

Troisième thème repris et développé par Baya à partir de 1963, celui des Femmes : des musiciennes, des danseuses, des mères, des femmes seules dans leur jardin ou à deux ou trois, épanouies et heureuses, debout ou assises, entourées d’instruments de musique et d’oiseaux avec lesquels elles dialoguent. L’avez-vous remarqué ? Poissons, oiseaux et papillons sont décorés de fabuleuse manière, comme les coiffes et les robes des femmes ; ils sont dotés d’un œil identique à celui des femmes. Le monde de Baya est-il le Jardin d’Eden des origines, d’un passé anda- lou, du présent de ses rêves ou de l’avenir du monde et de l’humanité ? Baya disait : « Vous savez, je ne planifie rien. Je me réveille et je mets mes rêves sur le papier. »

Ce qui manque à ses peintures pour en faire des œuvres d’art total, l’observation et l’imagination peuvent y suppléer, la vue nous servant de guide : les sons (le chant des oiseaux, des instruments de musique, leurs dialogues avec les femmes et la nature…), les odeurs et les parfums, le toucher des robes, des plumes, de la terre et des arbres, le goût, les mouvements de ses acteurs mis en scène.

Quelles sont les œuvres qui vous ont le plus touché dans cette exposition ?

Pour notre bonheur et celui des visiteurs de l’ex- position Baya. Femmes en leur Jardin, ces œuvres sont nombreuses. J’ai été touché par la justesse, l’expressivité et la grâce de la gouache Mère et enfant en bleu de 1947. La mère et l’enfant ont un regard de tendresse l’un pour l’autre, c’est l’amour maternel partagé. L’enfant et l’oiseau ont les mêmes couleurs et le même décor. L’œil grand ouvert des trois person- nages occupe la moitié de leur visage, et la nature n’est jamais bien loin : elle remplit les vides de l’es- pace et décore les vêtements des trois personnages de motifs géométriques ou naturalistes stylisés. Que dire du Rêve de la mère de 1947, sans doute le pre- mier chef-d’œuvre de Baya, digne de figurer dans toutes les anthologies de musées imaginaires du monde ! Avec une grande économie de moyens et de couleurs, la géniale orpheline de 16 ans brosse les visages tendus et les regards les plus tendres et les plus touchants de cette belle scène d’amour maternel et filial, et la tragédie de l’absence et de la séparation par la mort est bien tangible.

Elles sont admirables, les gouaches que Baya avait réalisées pour illustrer les contes qu’elle avait dictés à sa mère adoptive. Dans cette vingtaine de peintures, il y a des femmes courageuses, des marâtres méchantes, des hommes, des enfants – des filles et des garçons souvent orphelins -, un lion, une gazelle, un pigeon, des ogres et des ogresses, des forêts, des puits, des rivières, des plantes médicinales et magiques, des arbres et des fleurs et partout des oiseaux… tous êtres vivants métamorphosés en d’autres êtres vivants. Et quelle richesse dans les personnages, les couleurs, les formes, la nature et l’harmonie de ces compositions !

Il faut souligner que, dès les œuvres de 1947, mais plus encore à partir de 1963 et jusqu’à sa mort, Baya avait fait montre d’un art magistral de la com- position. Elle dessinait d’abord au crayon, puis elle mettait la couleur. Elle commençait par la femme puis passait aux autres éléments, laissant des blancs dans ses premières œuvres, avant de céder à « l’horreur du vide » de l’esthétique arabo-mu-

sulmane et de remplir de motifs tous les espaces laissés vides de ses compositions. Dès ses 15 ans, toutes ses œuvres sont bien composées, avec une remarquable mise en valeur des éléments princi- paux. Une maîtrise que l’on retrouve dans les œuvres réalisées à partir de 1963, dans la composition de ses paysages, de ses natures mortes, de ses représentations de femmes… La recherche de la symétrie est propre aux arts arabo-musulmans, mais il s’agit chez Baya d’une symétrie qui ne fait pas qu’obéir aux règles de la tradition : Baya perturbe la symétrie, introduit de remarquables variations, avec un résultat qui rassure et stimule à la fois, en une vision de l’ensemble et du détail qui met en relief les éléments les plus importants de ses « personnages ».

Dans ses peintures, il y a une harmonie entre les femmes et tous les êtres vivants ; chacun a son langage, qui est compris de tous les acteurs de la scène, comme au Jardin d’Eden, comme au Paradis et comme au temps des Prophètes cités dans la Bible et le Coran, par le don d’Allah à ses Elus : Adam le premier homme, le roi Salomon et la reine de Saba. L’oiseau fétiche de Baya, la huppe-paon fantastique, est un personnage central dans l’univers de ses peintures et de ses contes, le compagnon familier de la Femme, qui le porte, lui parle et l’écoute. Il a le même œil vif et expressif grand ouvert, son corps est entièrement et richement décoré, comme les papillons et les poissons et comme les robes fastueuses des femmes élégantes, elles-mêmes décorées de ses animaux favoris : la huppe-paon, les poissons, les papillons et autres décors de fleurs et de végétaux stylisés.

Même la signature de Baya est originale et unique, un idéogramme de son invention, n’en déplaise à certains faux experts-arabisants qui ont prétendu y déchiffrer son prénom Fatma, qu’elle n’avait pourtant jamais utilisé, pas plus qu’elle n’avait signé ses œuvres du nom de son mari Mahieddine. Elle avait choisi le prénom de sa mère, Bahia « resplendissante », qu’on appelait Baya. Dans un de ses entretiens, Baya explique pourquoi il n’y a que des femmes dans ses peintures : elle évoque le souvenir de sa mère, grande, belle, resplendissante, trop tôt disparue.

Baya était également sculptrice…

Au vu de certaines sculptures de la période de ses 14-16 ans, j’ai l’intime conviction que le génie de Baya avait besoin et était capable de s’exprimer en peinture et ensculpture, mais elle n’avait pas reçu l’aide nécessaire pour exercer pleinement cet art. L’Algérie n’avait pas connu de sculpteur de stature mondiale, contrairement à l’Egypte, au Liban ou à l’Irak. Baya aurait pu être la pionnière de la sculpture algérienne. Hélas, ni la France coloniale ni l’Algérie indépendante n’ont fait le moindre effort pour l’y aider. Six mois après son exposition à Paris, la galerie Maeght avait invité Baya à l’atelier Madoura de Vallauris. Elle y avait créé plus de 50 pièces en l’espace d’un mois et les avait laissées sur place. Toutes n’avaient pas été passées au four. Présent à l’atelier Madoura lui aussi, Picasso avait été agréablement surpris par la virtuosité avec laquelle les mains de Baya maniaient la glaise pour en tirer des sculptures. De cet épisode, nous ne disposons d’aucun témoignage de Picasso, mais de celui de Baya elle-même et celui de Marguerite rapporté par Jean de Maisonseul.

Après Vallauris, personne en Algérie n’avait donné à Baya les moyens qu’elle réclamait pour faire de la sculpture. La France coloniale avait créé la Villa Abdeltif, qui accueillait uniquement des boursiers français en résidence, et Baya était une « indigène » orpheline et mineure. Le gouverneur général de l’Algérie, qui l’avait pourtant accompagnée à Paris en avion, n’a même pas songé dès son retour à lui accorder la moindre facilité. Et que dire du directeur du musée des Beaux-Arts d’Alger, qui ne fera entrer dans ses collections aucune œuvre d’aucun des artistes algériens de la nouvelle génération ! Où trouver un four ? Où trouver un atelier pour travailler la terre et avoir une vraie production de sculptures, ne serait-ce qu’un petit atelier partagé ? Les pouvoirs publics de l’Algérie indépendante ne l’ont pas plus aidée. Baya était une artiste d’Algérie, très attachée à sa terre et à sa culture qui l’inspiraient. C’est là qu’elle voulait créer ses peintures et ses sculptures et non à Vallauris ou à Paris. C’est une sculptrice douée qui a été empêchée de produire son œuvre. À chaque fois qu’elle l’avait pu, elle s’y était remise.

En effet, dès sa plus tendre enfance, Baya avait été intéressée par la sculpture ; le contact avec la terre était primordial pour elle. Enfant, elle avait observé les femmes de Kabylie travailler la terre et faire de la pote- rie. A la ferme de Fort-de-l’Eau, dès qu’elle le pouvait, Baya travaillait la terre. Dans l’appartement d’Alger, elle s’était mise immédiatement au modelage, mais en dépit de la bonne volonté de Marguerite, qui faisait cuire quelques-unes de ses œuvres chez le boulan- ger du quartier, les conditions matérielles n’y étaient pas favorables. De même en 1962, Baya travaillera longtemps la terre avant de se remettre à peindre. Son univers de sculptrice était double, avec des œuvres expressionnistes et d’autres d’une rare élégance. Baya était une artiste à la forte personnalité, qui avait besoin de s’exprimer autant dans la sculpture que dans la peinture. Hélas, sa production sculptée n’a pas été regardée et appréciée d’un point de vue artistique. Bien au contraire ! Effrayés par la force cauchemardesque des créations du génie précoce de cette artiste, de prétentieux critiques d’art et des professeurs « spécialistes du Maghreb et du monde arabo-islamique » ont reproché à Baya la laideur et la violence des êtres fantastiques qu’elle façonnait, ils ont voulu lui donner des leçons, la juger et l’inviter à abandonner la sculpture et, pour certains «protecteurs» écrivains et artistes amis de Marguerite, de renoncer à toute pratique artistique. Ils voulaient bien que Baya – jeune fille si belle, élégante, douce et calme et qui créait avec une telle facilité des gouaches originales et séduisantes – produise des « peintures de femme », colorées, agréables et bien composées, mais pas ces créatures difformes ! C’était ignorer les traumatismes qu’elle avait vécus et la riche culture populaire de Baya, celle des contes remplis d’ogres, de méchantes belles-mères et de petits enfants orphelins découpés en morceaux et mangés dans le couscous ! On a empêché Baya de donner toute la mesure de sa créativité et de son génie.

Et qui était Marguerite ?

Cette exposition et ce livre sont l’occasion de rendre hommage à Marguerite Caminat (1903- 1987), la « mère adoptive » de Baya, femme éclairée, aimante et humaniste. Pour notre plus grand bon- heur et celui de Baya, leur rencontre en Algérie a bouleversé leur vie. Mariée à Toulon avec Franck Mac Ewen, un peintre et éducateur juif écossais qui avait fait toutes ses études à Paris, elle fuit avec lui la France envahie par l’armée allemande, et le couple s’installe à Alger fin 1940. Les recherches d’Anissa Bouayed lui ont permis de dater de 1942 sa ren- contre décisive avec Baya, dans une ferme horticole, propriété de la sœur de Marguerite, où travaillaient la fillette et sa grand-mère. Marguerite s’émerveille de voir Baya s’isoler, dès qu’elle en a le temps, pour des- siner sur le sable et mélanger la terre avec de l’eau pour façonner des personnages.

Marguerite passe un accord avec la grand-mère, qui stipule que Baya viendra vivre dans leur appartement à Alger. Un lien de mère à fille s’instaure rapidement. Marguerite et Franck encouragent Baya à pratiquer le modelage qui la passionne et découvrent ses aptitudes en peinture. C’est là que Baya va commencer à peindre et à modeler, avec le matériel qui lui est fourni. Après avoir fait le ménage et les courses, seule dans l’appartement, elle passe la journée à créer des œuvres que Marguerite et Frank découvriront le soir venu. Une institutrice vient lui apprendre à lire et à écrire. Marguerite présente Baya aux écrivains et artistes français qu’elle reçoit, réfugiés ou de passage à Alger.

L’attitude de certaines personnes à l’égard de Marguerite me révolte. Comment peut-on être à ce point méprisant pour écrire, dans un article soi-disant savant : « la légendaire Marguerite aux multiples patronymes », au sujet d’une femme bien obligée d’adopter le nom de famille de ses deux maris successifs, Mac Ewen puis Benhoura ? Et pourquoi une pseudo-philosophe-féministe-anticolonialiste se permet-elle de traiter Marguerite de « colonne » – ce qu’elle n’était pas -, cette femme que Baya désignait dans ses lettres : « Marguerite, ma chère mère que j’aime de tout mon cœur » ?

Que serait devenue Baya, la petite orpheline d’une famille très pauvre dans l’Algérie coloniale, si Marguerite n’avait pas eu l’intuition de sa créativité et cru à son génie ? Comme des milliers d’autres filles pauvres des campagnes, elle aurait été embauchée comme « fatma » dans une famille française ou algérienne aisée. Quelle perte pour le patrimoine artistique algérien et mondial ! Baya avait d’ailleurs écrit : « Sans Marguerite pas de Baya », « Sans Jean Sénac pas de Boqqala ». De même, il serait injuste et ignoble de traiter de colons, sous prétexte qu’ils étaient blancs et français, le tout petit groupe de personnalités humanistes qui avaient consacré leur vie à mettre en valeur la culture algérienne et qui avaient milité pour l’abolition du système colonial et pour l’indépendance de l’Algérie.

Cependant, je regrette que Marguerite Caminat et Aimé Maeght aient commis l’erreur de faire circuler à Paris le texte des contes de Baya tels qu’elle les avait racontés, sous la forme enfantine d’une locutrice qui maîtrisait mal le français, avec l’orthographe d’une pauvre colonisée, écrivant « Le grand zoiseau » ou « Le petit zoiseau », par exemple. C’était une erreur de croire que Baya, qui avait à 16 ans le génie de la peinture et de la sculpture, avait aussi celui de la création littéraire ; et le projet d’un grand album des Contes de Baya publié par les éditions Maeght tomba à l’eau.

Je pense aussi que Marguerite a eu tort de céder aux invitations de Jean Dubuffet, qui lui avait rendu visite à Alger en 1948 et avait entretenu une correspondance avec elle, en donnant en 1977 un ensemble de gouaches de Baya à la Collection d’Art Brut installée à Lausanne, complétée par des achats en 1978. Elle pensait sans doute qu’une collection européenne pourrait apporter du prestige à l’œuvre de Baya. Mais Jean Dubuffet s’était bien gardé de classer ses propres « ouvrages » dans la catégorie de l’Art brut dont il était le promoteur ! Les œuvres de Baya ne relèvent ni de l’art naïf ni de l’Art brut, caté- gories dépréciées en histoire de l’art européen et qui sont inadéquates pour identifier son art. Et pourtant, certains historiens et critiques d’art continuent à emprisonner l’œuvre lumineuse et originale de Baya dans ces catégories. Interrogée, l’artiste avait claire- ment refusé tous les -ismes des différents courants européens.

Quelle lecture faites-vous aujourd’hui du texte de 1947 d’André Breton ?

André Breton, comme d’autres écrivains fran-çais ayant écrit sur l’œuvre de Baya, sont éreintés par la critique depuis quelques années et taxés, avec raison, d’eurocentrisme et de paternalisme. Certains ont en outre reproché au texte de Breton sa grandiloquence. Mais les caractéristiques de son style et de sa personnalité ne sont pas particulières au texte qu’il a consacré à Baya. Sa description et sa condamnation de l’ancien monde, avec les images et le style de l’Apocalypse de Jean et sa description du monde nouveau sont une déclaration solennelle, à replacer dans le contexte de la sortie des années de guerre en Europe et de ses terrifiants massacres, sans doute pour relancer le mouvement surréaliste en perte de vitesse. Dans la première partie de son texte, Breton ne parle pas tant de la jeune artiste que de l’élan qu’il compte bien redonner au Surréalisme, Aimé Maeght lui ayant confié l’organisation, avec Marcel Duchamp, de l’Exposition internationale du Surréalisme. On peut aussi juger trop longue et non pertinente la comparaison entre Jeanne d’Arc et Baya, toutes deux illustrant le mythe surréaliste de la femme-enfant, et sa référence au mythe grec du Rameau d’or, qui n’a aucun lien avec la culture popu- laire arabo-musulmane de Baya. Certains auteurs algériens ont par ailleurs reproché à Breton, sans doute au nom d’un nationalisme étroit, de ne pas avoir nommé « son pays » l’Algérie. Ils ont tort, car l’écrivain engagé qu’il était y proclame Baya « reine », une reine appelée à libérer l’ensemble du « monde musulman, scandaleusement asservi » ; et la culture populaire de Baya n’était pas limitée aux frontières de l’Algérie, mais ouverte sur le monde arabe tout entier et même au-delà. Rappelons qu’André Breton et les Surréalistes communistes étaient anticolonialistes et avaient mené une campagne en 1931 contre l’Exposition coloniale internationale.

Néanmoins, dans la seconde partie de son texte, André Breton mène une réflexion visionnaire, avec une remarquable hauteur d’analyse, qui se réfère nettement à l’histoire et aux légendes de l’Orient, rattachant la « reine » Baya à « l’Arabie Heureuse ». Il pressent ainsi, dès 1947, que tel sera l’un des thèmes majeurs de la nouvelle production de Baya après 1963 : ses somptueux Paysages dans lesquels elle développera sa vision personnelle du Jardin d’Eden, inspiré des versets du Coran qui le mentionne plus de cent fois, avec ses quatre montagnes d’où coulent quatre fleuves. La reine Baya de l’Arabie Heureuse, née sous la plume d’André Breton, est bien la reine de Saba avec sa fabuleuse huppe-paon, ayant reçu, comme le roi Salomon, le don de connaître le langage des oiseaux et de la nature : « Baya est reine d’un âge d’émancipation et de concorde, en rupture radicale avec le précédent et dont un des principaux leviers soit pour l’homme l’imprégnation systématique de la nature. Baya, dont la mission est de recharger de sens ces beaux mots nostalgiques : l’Arabie Heu- reuse. » C’est sur ce point précis que les féministes ont concentré leurs attaques, y voyant le propos d’un réactionnaire européen accroché au passé d’un Orient patriarcal et rétrograde.

Et que reprochez-vous au texte d’Emile Dermenghem, Baya et l’Afrique ?

Parmi les textes écrits en 1947 à l’occasion de l’exposition organisée par la Galerie Maeght, celui d’Emile Dermenghem commence par une longue introduction pour justifier les peintures figuratives de Baya, qui seraient contraires aux règles de l’islam. Et de conclure que Dieu le lui pardonnerait lors du Jugement dernier, car les femmes qu’elle peint ressemblent à des fleurs. Quelle absurdité ! Pour éclairer la vie et l’œuvre de Baya, ou de tout autre artiste du monde arabo-musulman, il est vraiment inutile et même nuisible que les « spécialistes » répètent et interprètent jusqu’à saturation depuis deux siècles les élucubrations et fatwas de légistes et pseudo-théologiens traditionalistes sur « l’interdiction de la figuration en Islam ». Non seulement Baya ne s’était jamais posé la question, mais cette interdiction en Islam ne vaut que pour la décoration du Coran, des livres et des édifices religieux, comme c’est le cas dans d’autres religions.

Je reconnais, tout de même, qu’Emile Dermenghem fait une très belle analyse des peintures de Baya dans la partie centrale de son texte ; mais, dans sa longue conclusion, il s’empêtre dans des considérations de races, de catégories européennes et dans les méandres de la mythologie grecque, pour comprendre et expliquer le monde arabe. Il évoque les Pommes d’or du Jardin des Hespérides (que l’on situe au Maroc), se gargarise de références et de réflexions destinées au lectorat européen, qui ne constituent en rien une clé pour comprendre l’œuvre de la jeune artiste. Baya était croyante. Profondément imprégnée depuis l’enfance par la riche culture populaire algérienne, elle avait élaboré son univers personnel en toute liberté, sans interdits ni directives d’aucune sorte. N’oublions pas que l’ethnologue islamologue Emile Dermenghem et le sculpteur Jean Peyrissac, amis de Marguerite et promoteurs-protecteurs de Baya, concluaient leurs textes en lui conseillant d’arrêter toute activité artistique, pour éviter à cette belle jeune orpheline algérienne le long parcours périlleux de toute vie d’artiste !

Et quel texte de 1947 vous semble le plus lumineux et sans préjugés ?

De tous les essais et articles publiés sur Baya lors de sa première exposition à Paris, je préfère le texte de Charles Estienne, écrit en 1947 et resté inédit, précieusement conservé par Marguerite Caminat-Benhoura dans ses Archives, découvert par Anissa Bouayed aux Archives nationales d’outre-mer et que nous publions dans notre catalogue.

Informations pratiques

Institut du Monde Arabe
Exposition du 8 Novembre 202226 mars 2023.

« Femmes en leur Jardin », l’œuvre pionnière de l’artiste algérienne Baya