Face au deuil, la littérature sauve

Depuis que

Brigitte Giraud s’est vue décerner le prix Goncourt 2022 pour Vivre vite, l’autrice a eu tôt fait de se voir ranger au rayon de la littérature du deuil, ou de la consolation. Et bien que l’autrice ne mobilise vraiment aucune de ces deux catégories, celles-ci apparaissent, subliminales et interchangeables, comme si elles se superposaient, depuis le dévoilement du prix le 3 novembre 2022. Dès l’annonce de celui-ci, les libraires en direct de France Culture, comme ailleurs d’autres lecteurs de Brigitte Giraud, prenaient pourtant le soin de la nuance et rassuraient les auditeurs : ramasser ce livre sur l’affaire d’un décès, c’était risquer d’aller trop vite et enjamber la vie dans tout ça. Plus de vingt ans à vivre dans le sillage d’une dévastation, dans le marasme d’une perte aussi inconsolable que la mort, accidentelle et brutale, d’un compagnon aimé, pourrait certes suffire à faire de Vivre vite, son treizième livre (paru chez Flammarion), une entreprise de réparation. Et dans la foulée du Goncourt, sur France Culture, Antoine Garapon consacrait d’ailleurs son émission, Esprit de justice, à l’écriture thérapeutique : c’était

“Une réparation par la littérature ?”

, le 16 novembre 2022 :




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Bien sûr, les images radieuses de

Brigitte Giraud, qui ne boudait pas son bonheur, et ses mots, aussitôt après l’annonce, tandis qu’elle racontait avoir crié de joie se découvrant l’élue, contrastaient tant avec la déflagration de la mort de Claude, qu’on peut sûrement parler d’une histoire de réparation. Ou sans doute plutôt de reprise, comme on le dirait d’un trou ravaudé au quotidien, raccommodé au fil de ce qui avance même lorsque tout s’arrête. Et parce qu’en la voyant, chez Drouant le jour du Goncourt, on se dit que l’aiguille a bien travaillé, c’est à Louise Bourgeois, artiste-textile, qu’on pense,

fille et petite-fille de tapissières, disant toute la force, l’obstination, et aussi le travail à bas bruit de l’araignée qui s’affaire à reprendre, retoucheuse obstinée.

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La vie a aussi travaillé dans l’histoire que porte Brigitte Giraud. Mais parce que la reprise est aussi une affaire de moteur, bien plus qu’un reset, et c’est à une entreprise de reconstitution par indice et par enquête que l’autrice s’est employée. Au point d’en faire son carburant. Vingt ans durant, elle s’est emplafonné la litanie des si pour draguer les affluents du destin qui a fauché Claude, un jour qu’il conduisait une moto dangereuse qui ne lui appartenait pas. Et de fait, la vie n’est plus sur pause, avec la vente de cette maison surgie à l’orée de la catastrophe, et cette kyrielle de perspectives pour envisager la vie d’avant sous toutes ses coutures. Et ne jamais cesser d’habiter la sienne propre. Entre temps, il y a eu l’écriture, mais aussi la vie d’un fils (le leur), qui grandit, il y a eu la colère, et surtout l’obstination à rester narratrice de son histoire en comprenant non pas tant ce que le deuil de son compagnon faisait à sa vie, mais ce que sa mort disait de leur vie, et comment elle pouvait choisir d’y rester, en fouillant, en racontant. Sujet.

Opus incertum

Cette obstination fut celle de savoir de quels pavés, au juste, leur chemin jusqu’à l’accident s’était retrouvé dallé. Et parce qu’en maçonnerie (ou en terrassement) les dallages, très communs, pavés de chutes de marbre,

s’appellent des opus incertum, c’est à cet emboîtement d’apparence aléatoire qu’on songe, tandis qu’on suit Brigitte Giraud, qui s’acharne à soulever des pierres pendant toutes ces années. En empilant les indices comme s’il s’agissait de trouver laquelle, d’entre ces pièces du puzzle comme des bouts de vie pas si nobles et pourtant précieux, aurait pu s’enchâsser différemment et décaler la mort, donc la vie.

Mais cette obstination est aussi celle de ne pas se vivre en rémission, précisément, et de s’autoriser à protester : “Celui qui disait que j’étais veuve, je le passais au lance- flammes. Sidérée de chagrin, oui, veuve, non.” Finalement, Brigitte Giraud parle de Vivre vite comme d’un “livre d’amour”, et peut-être qu’un amour pareil console – et aide, même dans les larmes, à mener la bataille contre les ronces au-dehors et à abattre les murs à l’intérieur. Bien après avoir refait sa vie, comme on dit, et même épousé une autre femme, Chagall n’a-t-il pas eu de cesse de représenter Bella ? Muse et complice, c’est de sa mort à elle, sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale et du nazisme dont ils avaient réchappé de justesse, gagnant New-York, que le peintre ne s’était jamais vraiment remis. Tout son deuil y était passé, et après avoir d’abord cessé de peindre pendant deux ans, il ne cessera finalement jamais de la peindre.

Ainsi Bella Rosenfeld, morte précocement elle aussi, sera-t-elle restée l’amoureuse pour toujours, celle dont le lien a porté Chagall dans sa peinture même après sa mort. C’est-à-dire un motif obsessionnel certes, mais surtout un objet d’obstination – et la mariée pour toujours, à bien des années lumière d’une image du deuil en noir et blanc. Par sa peinture et cette silhouette qui plane au-dessus de bien des toiles, Chagall est resté maître de son obsession, acteur consentant de ce lien, même dans la perte : il a choisi d’en faire la présence habitée de sa peinture – et sans doute ne serait-il venu à personne d’enjoindre l’artiste, jusqu’à sa mort, quarante ans après celle de Bella, en 1985, à Saint-Paul-de-Vence, à tourner la page. La mort avait changé de palette chromatique.

“Une recherche de résolution”

Invitée sur France Culture de l’émission de Marie Richeux,

Par les temps qui courent, deux mois avant d’être primée, Brigitte Giraud parlait davantage de résolution et de solutions que de consolation ou de réparation. Elle confiait notamment : “Pour moi, l’écriture est une recherche de résolution, d’équilibre. Ce livre m’a permis de résoudre certaines choses, en me questionnant autrement et en rencontrant d’autres personnes. C’est plus facile de parler avec un ami d’une trajectoire que de parler de la mort. C’est très difficile, voire impossible, de parler du chagrin, d’une grande souffrance. C’est compliqué de trouver les mots adéquats et la justesse liée à ce vide terrible qu’il faut aménager.” Or depuis des siècles, c’est bien d’abord de consolation qu’il s’agit, lorsque la littérature fait du deuil son objet. L’histoire de la littérature n’évacue pas complètement le chagrin des endeuillés bien sûr. Mais parce que la consolation est un genre littéraire, la littérature a durablement alimenté une certaine façon d’envisager le deuil – quitte à nourrir une injonction, encapsulée dans l’expression “faire son deuil”, que le livre de Brigitte Giraud offre une nouvelle occasion de déconstruire.




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Ce 8 septembre 2022, dans Par les temps qui courent, l’autrice cite les livres de

Philippe Forest parmi ceux où la mort occupe une place qui lui parle. Cet professeur de littérature, à qui l’on doit par exemple une récente biographie d’Aragon, et aussi 

plusieurs essais sur James Joyce, affirme qu’il ne lui serait jamais venu à l’idée d’écrire si sa fille Pauline n’était pas morte à l’âge de quatre ans. C’est la mort de sa fille qui a fait de lui un écrivain, ou plutôt dans la perte d’elle qu’il est venu à l’écriture. Comme sujet, dans sa manière de vivre le deuil, mais jamais dans le but de colmater pour le dépasser. Philippe Forest occupe une place à part dans le lien qui se noue depuis toujours entre littérature et deuil. Si Brigitte Giraud a toujours refusé de se dire veuve, il n’existe pas de mot pour dire celui ou celle qui perd un enfant. Mais Forest, à qui l’on doit L’Enfant éternel (1997) puis plusieurs autres textes dans lesquels il explique avoir fait de sa fille “un être de papier”, écrit justement qu’il n’entend pas “faire son deuil” comme on dirait “guérir”. Encore moins réchapper du chagrin, ou trivialement passer à autre chose. Et c’est ce rapport au deuil, et la revendication d’un statut de sujet écrivant, qui fait bien ce qu’il veut de son chagrin, qui lie Forest à l’autrice de Vivre vite tandis qu’elle aussi s’obstine et cache même à ses proches cette enquête au grain des aspérités qui mèneront à la mort de Claude à moto – ils en seraient consternés, croit-elle pouvoir parier, et sans doute ne trouveraient pas cela bien sain.

L’idéologie de la résilience

Depuis L’Enfant éternel, il y a vingt-cinq ans, Philippe Forest a élaboré plusieurs textes qui échafaudent une éthique du deuil, en relation à la littérature, et dans l’écriture. Dans

Après tout, un bref dialogue avec Jean-Marie Durand (PUF, 2021), il nous guide dans son refus de ce qu’il nomme l’“idéologie de la résilience”. Il a écrit ainsi toute la violence, pour quiconque dans le chagrin, de s’entendre dire qu’un jour tout ira bien. Dire à l’endeuillé au contraire qu’il peut désespérer et qu’il pourrait bien sentir vrai à vivre si mal la mort de l’autre, serait a contrario la moins mauvaise chose à faire, écrit Forest. Dans Après tout, l’écrivain dont on a souvent dit que les livres étaient autant de “remèdes”, pulvérise au contraire cette lecture : “Isidore Ducasse, dans ses Poésies, se moque à juste titre de cette conception romantique qui fait de l’auteur un malade en attente de sa guérison et du lecteur le « garde-malade » de l’écrivain. Merci, je vais bien ! Depuis le début, je suis parti en croisade (j’emploie ce mot par ironie : comme Don Quichotte face aux moulins à vent) contre cette idée de littérature thérapeutique. Ce qui n’a pas manqué de susciter quelques malentendus et quelques excommunications de la part de mes contemporains à une époque, la nôtre, où règne la religion de la résilience sous la forme de toutes ces pensées faibles qui exaltent une certaine idée de la normalité psychique, du développement personnel et de l’épanouissement spirituel. Pour dire les choses de manière directe et un peu polémique, la position – la posture, si vous voulez – que j’ai prise depuis L’Enfant éternel s’explique par le sentiment de colère, de rejet, de dégoût qu’a fait spontanément naître chez moi cet éloge littéraire de la consolation au compte duquel on a voulu verser mes livres – qui, précisément, disaient pourtant le contraire.”

Vingt ans plus tard, et alors que son livre, en cherchant des solutions, embarque un XXe siècle finissant, des histoires d’accession à la propriété ou le bonheur qui pétarade au rythme d’une bande-son grisante et amoureuse, Brigitte Giraud dit que la littérature a peut-être un pouvoir de “conjuration”. Parce que dans ce synonyme de conspiration affleurent autant de marges de manœuvre regagnées sur l’ordre social, on prend la mesure de la bande-son qui ne s’est pas arrêtée de tourner, sans que pour autant ça aille mieux. Au crépitement de l’émotion et du brouhaha, le jour du Goncourt, elle qui est aussi éditrice, adressait ainsi une pensée “à la littérature, aux mots qui ont peut-être le pouvoir de conjurer la mort finalement”. Conjurer n’est ni exorciser ni consoler.

Dans cette éthique de la perte, c’est ce que la mort a fait d’eux plutôt que ce que la mort leur fait qu’on envisage la lecture de Brigitte Giraud comme de Philippe Forest. Tous deux se tiennent à distance tant des tombeaux poétiques que des lettres de consolation dont la tradition a ourlé la littérature de deuil depuis l’Antiquité : il ne s’agit pas d’un hommage mais plutôt d’une reprise de soi dans l’écriture. Et parce que cette opération n’a rien à avoir avec une métabolisation du chagrin dont la philosophe Vinciane Despret dénonçait l’injonction collective dans

Au Bonheur des morts (2015), c’est l’acte d’écrire qui alors apparaît le meilleur moyen d’assourdir les acouphènes qui soudain nimbent l’endeuillé.

Ce sont alors autant de mots faciles prononcés dans l’ordinaire d’un décès qui grésillent à présent qu’on les retrouve par exemple sous la plume de Stéphane Gerson, l’historien étatsunien, spécialiste de la France. Il a raconté dans le récit

Disaster Falls (Alma éditeur) la mort de son fils de 8 ans, Owen, qui s’est noyé dans une rivière au cours d’une sortie en kayak avec lui. Mais Gerson a aussi écrit ce que les autres en avaient dit, et ce que finalement il en avait fait : “”Merci de vos paroles, me disait-on alors que l’après-midi virait au soir et que la lumière du soleil baissait loin derrière Overlook. Nous étions venus vous donner la force de faire face, mais c’est vous qui nous avez soutenus.” Allison fut aussi troublée que moi en entendant ces paroles. Ce n’est que des mois plus tard que j’ai compris le soulagement que tous éprouvaient en nous entendant dessiner une vie sans colère, une vie marquée de la présence d’Owen. Le jour de l’enterrement de leur fils, les parents endeuillés n’allaient-ils pas sauter, hystériques, dans la tombe ?”

C’est un droit à la colère comme à la fixation que ces livres réclament. Cette marge d’autonomie est littéraire, puisque c’est d’écrire qui autorise cela. Mais elle est plus fondamentale aussi, et creuse brique par brique l’écart avec toute une tradition qui s’incarne par exemple dans ce qui reste comme La lettre de consolation de Plutarque à sa femme. Si la lettre de consolation est en fait une forme antérieure au philosophe grec du premier siècle de notre ère, cette trace reste un jalon considérable parmi tous les écrits sur le deuil. Non seulement parce que son contenu a été conservé, traduit, et qu’il continue à voyager ; mais aussi parce qu’il a fait l’objet de réappropriations postérieures qui ont fini par contribuer, ensemble, à forger une culture partagée du deuil – ou de la consolation.

“Ni de chêne, ni de pierre”

C’est à l’occasion de la mort de leur fille, Tomoxéna, que Plutarque écrit à son épouse. C’est une lettre d’amour, et c’est aussi un texte au travers duquel filtrent une sensibilité, une façon de faire avec le malheur, une façon de dire ou de vivre un chagrin comme celui de la mort d’une fille longtemps attendue. En l’occurrence, Plutarque félicite sa femme et loue le courage dont il ne doute pas qu’elle fera preuve. La vertu, ici, tient aussi à une forme de retenue, bien que l’empathie traverse la lettre de part en part. Il en va non seulement des sentiments, et Plutarque d’encourager sa femme qui contrairement à d’autres épouses, ne s’est pas vautrée dans l’affliction ; mais aussi d’une forme d’étiquette puisqu’on lit que l’auteur félicite son épouse de la “modération” dont elle a fait preuve à l’enterrement, renonçant à la pompe et au faste.

On lit par exemple, alors que Plutarque, absent, lui écrit de loin (ici traduit par Jean Hani, aux Belles lettres) : “Pour ma part, je sais et je mesure toute l’étendue de notre perte ; mais si je te trouve abandonnée à une douleur excessive, j’en serai plus peiné encore que du malheur même qui nous est arrivé. Et, pourtant, je ne suis « ni de chêne ni de pierre », tu le sais bien, toi avec qui j’ai partagé l’éducation de tant d’enfants, tous élevés par nos soins dans notre maison ; je sais également quelle joie extraordinaire cela avait été, pour toi, d’avoir une fille, que tu désirais après la naissance de quatre garçons, et pour moi, d’avoir l’occasion de lui donner ton nom. Un charme tout particulier s’attache, en outre, à l’amour que l’on porte aux enfants d’un âge si tendre : la joie qu’ils nous donnent est si pure et si libre de toute colère et de tout reproche ! La nature avait donné à notre fille une amabilité et une douceur merveilleuses ; sa manière de répondre à notre tendresse et son empressement à faire plaisir nous ravissaient tout à la fois et nous révélaient la bonté de son caractère ; ainsi elle demandait à sa nourrice de présenter et de donner le sein, non seulement aux autres enfants, mais encore aux objets personnels et aux jouets qu’elle aimait ; comme si elle invitait par bonté, à sa table particulière, en quelque sorte, les choses qui lui donnaient du plaisir, pour leur communiquer ce qu’elle avait de bon et partager avec elles ce qu’elle avait de plus agréable.
Je ne vois pas, ma chère femme, pourquoi ces traits et tant d’autres qui nous charmaient de son vivant susciteraient en nous aujourd’hui l’affliction et le trouble, quand nous venons à y penser.”

Si cette lettre est aujourd’hui bien connue, c’est d’abord grâce à La Boétie, qui l’a traduite, au XVIe siècle. Mais plus précisément encore, parce que la mort précoce de son ami, c’est-à-dire son double disait-il, avait rapidement conduit Montaigne à se l’approprier à son tour. Car Montaigne, orphelin de La Boétie déjà, avait perdu une fille (comme, après lui, Lamartine, Hugo, et bien d’autres qui contribueront à leur tour à la littérature du deuil et/ou de la consolation – et l’on est frappé de leur nombre qui dit bien sûr quelque chose de la mortalité infantile). Ainsi, c’est dans un épais volume édité par Montaigne lui-même, qui mettait en circulation les traductions de son ami La Boétie tout juste disparu, qu’on retrouvera, en 1571, la Lettre de consolation de Plutarque à sa femme, rehaussée d’une adresse de Montaigne à sa propre épouse, Françoise.

Dans

un travail éclairant de mise en relation de ces différents textes et de la manière dont ils ont circulé jusqu’à nous, Jean Vignes, spécialiste de Montaigne, raconte que c’est alors qu’il travaillait déjà à la publication de cet ouvrage en hommage à La Boétie qui lui avait légué ses papiers et manuscrits, que Montaigne et sa femme avaient perdu leur fille unique, Thoinette, à l’âge de deux mois. C’est parce que le philosophe

Michaël Foessel avait voulu envisager le rapport à l’empathie et à la consolation au prisme (notamment) du passage de Plutarque à Montaigne, et en dire quelque chose d’une culture du deuil, que Jean Vignes a travaillé à cette mise en série, alors qu’

une revue intitulée Exercices de rhétorique consacrait tout un numéro en cette année 2017 à la consolation. Ce que Vignes contestait à Foessel, qui en avait fait un livre,

Le Temps de la consolation (Seuil) et était venu

le défendre sur France Culture, dans

Les Chemins de la philosophie, le 6 octobre 2015, c’était une lecture trop pressée et donc raccourcie de Montaigne. Qui, pour le dire clairement, n’en sortait pas grandi : sec, expéditif et pas vraiment aimable somme toute, le Montaigne de sa lettre à sa femme est surtout moins profitable et utile, pour Michaël Foessel qui conclut : “Un doute subsiste sur la capacité de ces discours à atteindre leur but qui est de triompher d’une tristesse par un savoir. Plus encore que leur dimension moralisante, c’est le lien entre la connaissance et les affects qui apparaît suspect au lecteur contemporain : il est devenu difficile d’admettre que le savoir théorique constitue le remède suprême au malheur.”




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“Malaise dans la consolation” ? Pour envisager cet “échec de la consolation classique”, le philosophe s’appuyait notamment sur un deuxième ricochet du texte de Plutarque, cette fois chez

Louis-Ferdinand Céline. Alors que dans dans Voyage au bout de la nuit, Céline faisait acheter à Bardamu, chez un bouquiniste, ce livre de Montaigne où il allait tomber sur la lettre à sa femme, Foessel y voyait une impasse de la littérature comme consolation, au fil des siècles. Contresens ? Jean Vignes, lui, répondra en exhibant cette citation enthousiaste de Bardamu : “Et que je l’ai trouvée si joliment bien tapée sa lettre ma chère femme, que je te l’envoie sa lettre !… C’est une belle lettre ! D’ailleurs je ne veux pas t’en priver plus longtemps, tu m’en diras des nouvelles pour ce qui est de guérir ton chagrin !… Ma chère épouse ! Je te l’envoie la belle lettre ! Elle est un peu là comme lettre celle de Plutarque !… On peut le dire ! Elle a pas fini de t’intéresser !… Ah ! non ! Prenez-en connaissance ma chère femme ! Lisez-la bien ! Montrez-la aux amis. Et relisez-la encore ! Je suis bien tranquille à présent ! Je suis certain qu’elle va vous remettre d’aplomb !…

Ce que nous apprend a posteriori cette joute entre Jean Vignes et Michaël Foessel, et la lecture antagoniste que font ces deux universitaires de Montaigne et de Plutarque, c’est d’abord la place prise par la consolation comme tradition littéraire. Il y a eu, des siècles durant, un usage consolatoire et éthique de la littérature, que met parfaitement en lumière ce maillage qui relie, d’un siècle à l’autre et du deuil d’un enfant à un autre, ces lettres. C’est aussi à cet usage, si partagé que Céline se l’appropriera à son tour, que Brigitte Giraud et sa playlist indiciaire, comme avant elle Philippe Forest et ce deuil éternel de Pauline, tournent le dos en affirmant qu’il ne s’agit pas de guérir, ni de se consoler, mais sans doute d’abord d’écrire.

Face au deuil, la littérature sauve-t-elle de la résilience ?