“Beaucoup de complotistes sont des idéalistes contrariés”

« Toutes les grandes mythologies du futur, celles du Progrès, de la Technoscience et de l’Histoire, qui avaient constitué jusque-là, vaille que vaille, l’imaginaire de toute la culture occidentale, puis mondiale, de la modernité, avaient fait long feu. On a bien vu surgir de cet effondrement d’innombrables petits récits, religieux, ethniques, politiques, ou le faux grand récit planétaire de l’informatique. […] Il va nous falloir produire une autre forme de cohésion symbolique – autre chose que du politique, de l’économique ou des valeurs morales : un Mythe originel et fondateur. Quelque chose qui soude la communauté humaine à n’importe quel prix. » Jean Baudrillard, Libération, 2005.

ActuaLitté : Quelle a été votre méthodologie pour rendre compte au mieux du phénomène du complotisme ? 

Anthony Mansuy : J’ai approché les gens comme j’approcherais n’importe qui : en expliquant clairement mes motivations en tant que journaliste. Si je pense que le complotisme peut représenter un danger pour la société, je ne fais pas partie de ceux qui souhaitent moquer ou insulter les croyances des personnes lambda. Je ne suis pas câblé comme ça. Même si je peux déplorer à titre personnel qu’ils pensent telle ou telle chose, ce qui m’intéressait, c’était de comprendre les personnes et les parcours.

Je crois qu’ils ont vu que j’étais sincère, malgré leur défiance vis-à-vis des journalistes. Surtout, ils ont pu constater que je prenais réellement le temps de discuter avec eux, alors même qu’ils se sont souvent éloignés de leurs proches qui en ont marre de les entendre parler de complots imaginaires. Je discutais, parfois pendant plusieurs heures, pour défendre ma démarche. Ça permet de faire connaissance, comme de défaire l’idée que les journalistes sont forcément des agents du gouvernement ou des industries. J’ai pu leur expliquer -par exemple- que je travaillais pour un journal indépendant, et que moi aussi, je pense que la société n’est pas parfaite.

Peut-on brosser un portrait robot du complotiste ?

Anthony Mansuy : Non, il n’y a rien qui nous permette de le faire. La matrice du conspirationnisme, c’est la défiance. Dans la foulée, certains peuvent adhérer à des discours qui mettent en scène les sujets de cette défiance. Ceux qui détestaient déjà Emmanuel Macron, l’industrie pharmaceutique ou Bill Gates avant la pandémie sont devenus les cibles privilégiées des désinformateurs de l’ère Covid. Pour en revenir à votre question : il y a plein de raisons d’en vouloir à Emmanuel Macron, Bill Gates ou l’industrie pharmaceutique. Ces raisons peuvent être partagées par des jeunes, des plus âgés, des gens plutôt de droite, ou plutôt de gauche. J’ai vu de tout, en un an.

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J’ai pu échanger avec des jeunes de banlieue parisienne comme avec des mères de famille de classe moyenne dans le Sud. Ils avaient des parcours de vie radicalement différents, mais ils utilisaient un vocabulaire commun. Et ce vocabulaire s’inspirait des théories du complot, mais aussi d’une profonde recherche de sens, animée par l’idée que nos sociétés sont trop matérialistes, superficielles, et qu’il faut trouver des alternatives de toute urgence. C’est ça qui les unit. Le portrait-robot se trouve ici à mon sens : beaucoup sont des idéalistes contrariés, qui avec le temps sont devenus très pessimistes.

Pouvez-vous nous proposer un rapide panorama des acteurs du conspirationnisme aujourd’hui ?

Anthony Mansuy : C’est assez utile de voir tout cela comme un écosystème médiatique. Aujourd’hui, chacun peut monter sa petite PME de la désinformation s’il le souhaite. Ce qui s’est produit, avec le Covid, c’est une grande campagne de désinformation en peer-to-peer (NDLR : système où chaque entité est à la fois client et serveur), où chacun pouvait devenir influenceur à son tour, apporter sa pierre à l’édifice et participer à « réveiller » les masses soi-disant endormies par la propagande gouvernementale.

Beaucoup de gens n’arrivaient pas à croire la « version officielle » du Covid, alors ils ont cherché des récits alternatifs. Ce qui s’est produit, curieusement, c’est que l’écrasante majorité des désinformateurs covido-sceptiques sont issus de la grande famille de la droite radicale.

Dans la plupart des cas, il y a soit un passé militant, des fréquentations, ou des déclarations qui montrent de telles proximités idéologiques. J’ai dressé une liste des plus influents et retracé les parcours. On a Alexandra Henrion-Caude, généticienne passée chez Civitas. Francis Lalanne ou l’ancien journaliste Richard Boutry, qui ont expliqué que leur foi guidait leur action citoyenne. On peut aussi parler de Louis Fouché, qui séduit dans les sphères décroissantes rurales tout en invitant Yannick Lescure, un Youtubeur ouvertement national-socialiste, à dîner chez lui. Et ça, c’est sans oublier tous les anciens compagnons de route d’Alain Soral, désinformateur xénophobe plusieurs fois condamné, qui ont trouvé une deuxième jeunesse depuis le Covid.

Le complotisme est un rapport à la politique, à la société, aux questions de santé et même à la spiritualité. Quels en sont les traits principaux ?

Anthony Mansuy : Je pense que l’on peut partir de la définition d’un complot. La plus simple ressemble à cela : deux personnes qui s’associent en secret pour nuire à une troisième. Un complot, c’est absolument banal. C’est quotidien. Nous complotons tous les jours, à des degrés divers, sans trop nous en rendre compte. Là où ça devient digne d’intérêt, c’est lorsque les complots se déroulent sur la scène politique ou industrielle. On peut parler de complot quand l’entreprise Total, depuis les années 1970, a gardé le secret sur l’effet néfaste de ses activités sur le réchauffement climatique. De même, des médicaments dangereux tels que le Diane 35, le Distilbène, la Dépakine ou le Mediator ont été commercialisés malgré les études antérieures, ou le manque de vigilance des laboratoires pharmaceutiques. L’affaire Bygmalion peut s’interpréter comme un complot contre les contribuables et les électeurs, avec de fausses factures destinées à masquer l’explosion des dépenses de la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2012.

Oui, il y a des complots à grande échelle. Sauf que pour avoir beaucoup d’influence, un complot a nécessairement besoin d’un grand nombre de personnes, et c’est comme cela que les chercheurs, les journalistes, les magistrats et les policiers peuvent les découvrir. Pour le dire autrement : il est facile de cacher un petit complot, mais une grande machination ne peut rester longtemps secrète. Nos sociétés ouvertes ont de nombreux garde-fous, et même s’ils gagneraient à être renforcés, il est quand même important de le répéter.

Ainsi, s’il n’est pas du tout malsain de théoriser des complots, il devient malsain d’en voir partout, et c’est encore plus néfaste de persévérer dans sa croyance lorsque celle-ci ne tient sur aucune preuve, ou sur des documents ou témoignages qui manquent de crédibilité. On devient « conspirationniste » lorsqu’on rejette les preuves les plus solides à un moment M pour en choisir d’autres.

Le confinement a-t-il augmenté ces tendances complotistes selon vous ?

Anthony Mansuy : Nous avons presque tous vécu quelque chose de similaire en 2020 : deux grandes périodes de confinement. Concrètement, nous nous sommes retrouvés chez nous, avec énormément de temps libre, et surtout, nous avons pu nous confronter à nous-mêmes. À nos choix de vie. À nos aspirations pour l’avenir. Certains ont décidé de quitter la ville pour se rapprocher de la nature, d’autres sont devenus végétariens, ou alors ont appris à cuisiner, ont décidé de découvrir l’univers des crypto-monnaies, de lire davantage. Bref, 2020, ça a été l’année des changements de vie, pour nombre d’entre nous.

Une des choses que j’ai découverte en parlant avec les covido-sceptiques, c’est que beaucoup d’entre eux se reposaient déjà pour partie sur la pensée magique ou le conspirationnisme pour cartographier la société. Sauf que ces modes de réflexion un peu tabou n’étaient pas toujours acceptés autour d’eux, alors ils la mettaient en veilleuse. En 2020, comme tout le monde, ils ont pu explorer cette part refoulée d’eux-mêmes, décider d’assumer, et puis trouver des gens qui pensent comme eux sur les réseaux sociaux. C’est en ce sens, je crois, que les confinements ont tout changé. Ensuite, les gens se sont retrouvés dans de nouvelles communautés articulées autour de ces discours. Ils se sont faits des amis, et ont pu acter, eux aussi, des changements de vie.

Faut-il censurer les conspirationnistes ?

Anthony Mansuy : À titre personnel, je suis assez absolutiste de la liberté d’expression. Mais une liberté d’expression absolue ne peut pas se faire n’importe comment : elle doit s’accompagner d’une culture démocratique vivace et de garde-fous sociaux. Lorsque domine une certaine forme de relativisme, comme c’est le cas aujourd’hui dans certains milieux sociaux, je peux voir de l’intérêt à supprimer des contenus.

« Censurer les conspirationnistes », non, en revanche, surtout si l’on parle de gens lambda. D’autant qu’il faudrait d’abord définir le terme « conspirationniste », qui n’a aucune définition communément admise et se repose parfois sur la subjectivité de celui qui le prononce.

Le cas Russia Today (RT) France ? La théorie du complot et la guerre en Ukraine ?

Anthony Mansuy : Vladimir Poutine, en décidant d’envahir l’Ukraine, a violé la Charte des Nations-Unies et déclenché une catastrophe humanitaire. Peut-on accepter que des chaînes de télévision directement inféodées au Kremlin diffusent leur propagande ? Je pense que c’est effectivement inacceptable.

En ce qui concerne les théories du complot sur la guerre en Ukraine, après deux ans de covido-scepticisme, beaucoup fondaient désormais leur interprétation de l’actualité sur l’idée que les médias non seulement mentent, mais qu’il faut croire le contraire de ce qu’ils racontent. C’est ce que me disait un influenceur QAnon français : pour lui, le complotisme, c’était avant tout un mouvement de reprise en main par « les gens » de leur capacité à s’informer.

Ils ont appris à parler comme des journalistes, en « citant leurs sources », en disant qu’ils ont « fait leurs recherches ». Ce qu’ils n’ont jamais réussi à entrevoir, c’est que ces sources et ces recherches remontent presque systématiquement à l’écosystème de désinformation issu de la droite radicale états-unienne et de la diplomatie russe.

Face à ceux qui défendent que les complots ont toujours existé, vous évoquez les 5 points qui séparent un faux d’un vrai complot. Pouvez-vous nous partager ces points ?

Anthony Mansuy : Je me base sur les réflexions de Roberto Bui, un chercheur italien que certains ont accusé d’être à l’origine de QAnon, car le fameux « Q » s’était inspiré en partie d’un livre que Bui a co-écrit il y a une vingtaine d’années. Selon lui, il y a d’un côté les « théories sur des complots », qui sont plausibles, mais nécessitent l’apport de preuves pour y croire ou non, et les « fantasmes conspirationnistes ». Il liste les cinq caractéristiques des complots véritables ayant eu lieu dans l’Histoire : 

Ils ont un objectif précis et facile à résumer.
Ils impliquent un nombre limité de participants.
Ils se déroulent de manière imparfaite, car il y a toujours une erreur quelque part,
Ils prennent fin lorsque l’on révèle leur existence.
On ne peut pas les extraire de leur époque, car ils appartiennent à une phase historique et entrent dans l’Histoire.

Puis, voilà ce qu’il dit au sujet des fantasmes conspirationnistes, qui s’appuient sur toutes les caractéristiques des vrais complots et les inversent :

Ils ont un objectif très large et vague, par exemple « dominer le monde », ou mettent en jeu les destinées de l’Humanité entière.
Ils impliquent un nombre potentiellement illimité d’acteurs, alors que par définition, plus de monde connaît un secret, plus il a de chances de fuiter.
Les plans qu’ils décrivent se déroulent toujours à la perfection, sans la moindre accroche.
Même après avoir été révélés par les « conspirationnistes », ils poursuivent leurs cours.
Elles traversent les âges et les époques, parfois jusqu’à la Renaissance, voire même l’Antiquité.

Quelles conclusions avez-vous pu tirer de cette enquête ? Peut-on sortir de ces dérives par le haut ?

Anthony Mansuy : En France, nous abordons surtout la question du conspirationnisme par le prisme de l’esprit critique, voire de la pathologie mentale. Si l’on se cantonne à cela, on ne peut que prescrire des solutions comme la formation à l’esprit critique et l’éducation aux médias, qui sont nécessaires, mais pas suffisantes. Il faudra également que l’on finisse par contraindre les réseaux sociaux à changer de modèle économique, car celui-ci repose entièrement sur la captation de l’attention des utilisateurs. Ils ont façonné leurs algorithmes capables de nous livrer des contenus toujours plus engageants émotionnellement. Nous devrions aussi leur demander des comptes à ce niveau-là.

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Je pense qu’il faut également prendre en compte l’impact des conditions sociales, politiques et culturelles. La plupart des personnes que j’ai rencontrées pour ce livre sont en perte de sens. Leur vie se résume à « métro-boulot-dodo ». Ils ne savent plus ce qu’ils font là, et ont l’impression souvent légitime que la société ne leur offre rien d’autre. Alors ils se dirigent vers des chimères. Les politiques doivent répondre à ces inquiétudes, tout comme celles qui touchent au dérèglement climatique, ou à un sentiment d’injustice qui perdure après la crise de 2008 et les scandales pharmaceutiques à répétition.

“Beaucoup de complotistes sont des idéalistes contrariés”