Albert Serra : ”Il y a une seule loi sur mes tournages : on ne coupe jamais”

Postcolonialisme, menace nucléaire, vacuité de la parole politique, néopuritanisme… Avec “Pacifiction”, Albert Serra filme magnifiquement les dernières lueurs d’un paradis perdu. Entretien avec le cinéaste catalan, qui a illuminé le dernier Festival de Cannes.

On ne l’avait pas vu venir. Après une demi-douzaine d’objets cinématographiques exigeants, flirtant avec l’installation d’art contemporain et à la marge des projecteurs (Histoire de ma mort, La Mort de Louis XIV, Liberté), Albert Serra signe avec Pacifiction un film d’une ampleur miraculeuse. Le dandy catalan y met en scène un Benoît Magimel génial en Haut-Commissaire de la République missionné à Tahiti pour endiguer le début d’un soulèvement populaire dû à la rumeur d’une reprise des essais nucléaires de l’armée française.

Sensation de la dernière compétition cannoise mais injustement absent du palmarès, ce film prodigieux a un parcours fascinant. Des 540 heures de rushs à l’autobiographie de la femme de Marlon Brando, en passant par l’ombre de Buñuel, Albert Serra nous éclaire sur son épique fabrication.

Comment as-tu réagi à la mort de Godard ? Ses films ont-ils compté pour toi ?

Quand Honor de Cavallería est sorti en 2006, j’ai su qu’il était venu le voir. Je ne sais pas ce qu’il en a pensé mais je sais qu’il est resté jusqu’à la fin. Sinon Godard a beaucoup compté du point de vue de la fabrication d’un film, notamment la bande-son. Les derniers films me fascinent. Ils sont pleins d’idées qui m’inspirent et m’aident à être plus libre moi-même. J’écoute beaucoup la bande-son d’Histoire(s) du cinéma qui est disponible sur internet.

Lui, le plus grand créateur d’images du XXe siècle a, au crépuscule de son œuvre, accordé de plus en plus d’importance au son, à ce mix génial de voix, de bruits et de musique qui déclenche un état d’hypnose. Je me souviens, dans un des derniers films, il ne mettait que trois secondes d’une symphonie de Beethoven, qui se répétait comme une boucle infinie. Pour moi, le Godard le plus stimulant est celui des derniers films. Ce qu’il a fait est unique et d’une radicalité folle. Il mettait en scène une autre forme de beauté avec son exploration du potentiel du numérique.

Si vous avez une chose en commun, c’est peut-être, comme tu le soulignes, l’exploration d’un crépuscule. Devant tes films comme les siens, on a le sentiment d’assister à la fin de quelque chose, à la chute d’un monde ou d’un être. Et c’est encore le cas avec Pacifiction.

Je ne sais pas… Il avait une position plus intellectuelle que moi sur le monde. Ses films sont plus articulés que les miens. Je n’oserais jamais me rapprocher de lui ou me comparer. C’est comme Luis Buñuel, il n’a pas d’héritier. Et le monde que Godard a habité est différent de celui d’aujourd’hui.

Quand tu avais 20 ans, quel·le cinéaste te passionnait le plus ? Luis Buñuel déjà ?

Évidemment, son cinéma était déjà très important, en premier lieu pour ses liens avec le surréalisme et le sens inné de la liberté qui se dégage de son œuvre. Même si j’ai moins aimé les films qu’il a faits avec Jean-Claude Carrière en France. Il a apporté une patine de raffinement. Je préfère le Buñuel plus brutal de Los Olvidados [1950] ou de Terre sans pain [1933].

Ce dernier est en apparence documentaire, mais un documentaire où tout est fabriqué. Quand il veut filmer par exemple la chute accidentelle d’une chèvre le long d’un éperon rocheux, il n’attend pas qu’une chèvre tombe là par hasard, il en tue une lui-même pour le film et cache son acte. Il met en scène une liberté fondamentale et naturelle, mais avec des procédés manipulateurs. Buñuel incarne pour moi cette contradiction.

Plus jeune, j’avais une tendance plus humaniste : j’aimais les grands cinéastes du groupe et de l’amitié masculine que sont John Ford ou Howard Hawks. Puis j’ai de plus en plus été séduit par une autre veine, plus dure, plus autoritaire. Je pense aux films de Michael Powell et Emeric Pressburger, à ceux de Frank Borzage et Fassbinder, des films qui mettent en scène la violence de la domination, la tension entre anarchie et contrôle. Cette tension est très importante pour moi, à la fois dans mes films et sur leurs tournages. Je vise un climat où les frontières entre la fiction et la vie réelle se confondent. C’est l’idée de l’artiste-vampire, qui suce la pureté des acteurs pour en extraire un sens précieux, comme si c’était un parfum distillé.

“Peut-être que j’ai atteint la limite du vampirisme avec ce film”

En même temps, je trouve que Pacifiction est ton film le moins vampirique. Je pense surtout au personnage de Shannah, qui n’est pas exploité par la mise en scène mais plutôt magnifié. Tu lui insuffles quelque chose plus que tu ne l’aspires.

Pour Shannah, oui c’est vrai, je lui laisse un espace et la filme avec un regard un petit peu humaniste. Je ne me l’explique pas… peut-être parce que j’avais déjà fort à faire avec Magimel… C’est un très grand acteur mais un type très dur ! C’était difficile de le rendre vulnérable. Il était très compétitif, surtout dans les premières prises, impossible à vampiriser quasiment.

Mon système avec trois caméras qui ne s’arrêtent jamais de tourner vise à atteindre ce point de tension où l’acteur ne peut plus être dans le contrôle de son image. Mais lui, même au centre de ce dispositif, il ne vacillait pas. Mais tu me donnes une bonne idée… J’étais dans cette démarche extrêmement formaliste et constructiviste, mais peut-être que mes films futurs devraient reprendre ce dispositif tout en réintégrant de l’espace pour les acteurs et de l’humanisme. Peut-être que j’ai atteint la limite du vampirisme avec ce film.

“J’ai voulu filmer des péripéties au sens stendhalien du terme”

Tes deux précédents films, Liberté et La Mort de Louis XIV, se déroulent dans des mondes en vase clos. En se déployant sur une île, Pacifiction reprend ce motif, mais on a quand même le sentiment d’une circulation beaucoup plus forte.

Dans ce long métrage, j’ai voulu filmer des péripéties au sens stendhalien du terme, comme s’il s’agissait d’un motif narratif fait d’étirement ou d’accélération, de cul-de-sac et d’ellipse. Dans ce genre de récit, la mobilité est essentielle. Ce type de narration dans lequel tout est à la fois anecdotique et essentiel est assez inhabituel au cinéma. C’est cette veine que je veux creuser dans mes prochains films.

Pourquoi avoir choisi d’installer le film à Tahiti ?

C’était avant tout l’idée du décor insulaire. J’aimais beaucoup l’idée d’être isolé longtemps avec l’équipe de tournage et d’avoir un choc avec une réalité inconnue. J’ai aussi eu envie de me confronter au mythe de la pureté et de l’harmonie tahitienne dont parlent Gauguin et Stevenson, toujours dans l’objectif de cette tension entre chaos et ordre.

La plus grande inspiration pour le film était Marlon mon amour, ma déchirure, l’autobiographie de Tarita Teriipaia [XO Éditions, 2005], sa troisième et dernière femme, actrice française née en Polynésie. Le livre reprend vraiment l’idée de l’homme blanc à l’intérieur du paradis perdu. C’était ça l’idée du film. Mais une fois sur place, cette idée a été balayée quand j’ai réalisé que le remède choisi par les locaux face aux dépravations de l’Occident a été le refuge dans le puritanisme évangéliste américain. J’étais scotché !

D’abord, les Occidentaux ont mis la merde en amenant la société de consommation et tout ce qui va avec, puis le puritanisme religieux pour contrebalancer. Je ne reconnais rien du paradis perdu que j’avais fantasmé. Et je me suis donc adapté au réel et j’ai essayé de filmer ça, ce mélange entre colonialisme, néocolonialisme et persistance des traditions. Il règne sur l’île un rapport au corps néopuritain. Il est par exemple interdit aux gays d’entrer dans les églises, tandis que les māhū, elles, sont encore respectées [les māhū sont des hommes avec une expression de genre féminine, qui ont un rôle spirituel et social au sein de la culture traditionnelle].

Cette humidité stérile qui se dégage du film correspond à la réalité de ce que j’ai ressenti. Mon objectif n’a jamais été le réalisme, mais je crois avoir capté, grâce à ma méthode où réalité et fiction se confondent, une forme de vérité sur l’île.

“On va tous finir par être colonisés par plus riche que nous”

Pahoa Mahagafanau. © Martin Colombet

C’est drôle que tu parles de la femme de Brando, parce qu’on pense énormément à Apocalypse Now en voyant Pacifiction, puisque le film en reprend l’univers conradien, la critique de l’impérialisme, le décor exotique et le sentiment de remonter en amont du mal.

C’est possible… Mais mon film est plus attaché à la légèreté de la périphérie, là où le film de Coppola est plus tendu vers un seul point. Je crois que, comme Apocalypse Now, la colonisation est au cœur de mon film. J’ai le sentiment qu’on va tous finir par être colonisés par plus riche que nous, par un pouvoir caché qui guide le destin, qui laissera éclore de fausses révolutions pour mieux asseoir son pouvoir, à l’image des révolutions française ou russe.

Le film est aussi très fort sur l’épuisement de la parole politique.

Oui, tous les dialogues sont sur le mode du small talk ou parfois de la rhétorique vide de sens. Mais le film a aussi un côté robotique. Même Magimel est une machine parlante. Son personnage est tellement ambigu – attaché à la population ou agent des intérêts métropolitains, bourreau ou victime – qu’on ne sait jamais s’il a une vraie densité humaine. C’est la parole, mais aux frontières de l’absurde.

Pacifiction est d’ailleurs, comme tes autres films, une œuvre dotée d’une dimension abstraite.

Oui, lors du montage, il y avait deux lois : dès qu’on voyait une image restituant une sensation sociale, on la supprimait. Le film est une construction mentale, en partie parce qu’on l’a tourné durant le confinement. On ne voit jamais une rue passante. Le réel est absent du film. La seconde loi, c’était : si Benoît faisait quelque chose qui pouvait rappeler ce qu’il avait fait dans ses films précédents, on le supprimait aussi.

Benoît Magimel. © Martin Colombet

Pourquoi avoir choisi Benoît Magimel justement ?

Parce que je l’avais adoré dans Une fille facile de Rebecca Zlotowski. Il avait cette ambiguïté que je cherchais pour le personnage, ce mélange de douceur et de brutalité, d’innocence et de malice. Au début, il ne voulait pas faire le film. Il a fallu le convaincre. Il me rappelle Jean-Pierre Léaud dans sa vivacité, sa simplicité, sa lucidité et sa spontanéité.

“Si l’acteur est fatigué, il s’assied, il peut même faire une sieste, s’il doit pisser, il pisse. Mais tant que je ne dis pas qu’on arrête, on ne coupe jamais”

Tu as accumulé 540 heures de rushs en seulement 26 jours de tournage. Ça paraît démentiel.

Oui, mais il faut diviser ce chiffre par trois puisqu’on tourne à trois caméras, ça fait 180 heures en 26 jours, ce qui fait qu’on tourne presque 7 heures par jour. Les dialogues n’étaient pas écrits, mais en revanche ils étaient très détaillés sous la forme de didascalies mentales, de ce que les personnages pensent, en différenciant pensées avouables et inavouables, afin d’obtenir ce sentiment très fort de manipulation et d’ambiguïté dans lequel le film baigne.

Comment faisiez-vous pour tourner autant chaque jour ?

Il y a une seule loi sur mes tournages : on ne coupe jamais. Ça veut dire qu’on ne regarde jamais la caméra, qu’on ne me répond jamais, qu’on ne me regarde jamais et qu’on ne s’arrête jamais de jouer. Si l’acteur est fatigué, il s’assied, il peut même faire une sieste, s’il doit pisser, il pisse, mais tant que je ne dis pas qu’on arrête, on ne coupe jamais. La liberté est totale tant qu’on respecte cette seule loi.

Il y a un moment où je sens que c’est fini, mais ça dure souvent très longtemps. Ça nous arrivait souvent d’utiliser une oreillette pour souffler des indications de jeu, mais ce système laisse aussi beaucoup de place à l’improvisation. Benoît est particulièrement doué pour l’improvisation. Il a une qualité rare pour un acteur : une imagination verbale très développée. Ça lui arrivait de tomber à côté, mais toujours avec charme et avec grâce.

Comment s’est déroulée la post-production ?

On a passé huit mois sur le montage à Marseille, sans prendre un seul jour de congés, à part dix jours à Noël. D’abord quatre mois pour voir les 540 heures de rushs en écrivant tous les dialogues des scènes que j’aimais et en prenant des notes, puis quatre mois de montage à proprement parler. Enfin il y a eu une phase d’effets spéciaux. Ça ne se voit pas forcément mais je fais beaucoup de collage dans l’image, je rajoute des éléments au second plan, je change un ciel, j’ajoute un personnage dans un coin. À la fin nous étions épuisés, mais heureux d’être sélectionnés en compétition à Cannes. On l’a vraiment fini juste avant la présentation au festival.

On a le sentiment que tu as besoin d’être dans un rapport de friction avec les acteurs.

Oui, c’est pour moi la seule façon d’avoir de l’intensité, que ce soit pour un film narratif ou un film hyperréaliste comme le mien. Je ne vois pas comment je pourrais arriver à cette intensité sans un minimum de tension sur le plateau. Je ne supporte pas de voir des acteurs hollywoodiens jouer : je ne vois que la performance et des images vides, il n’y a rien de vrai. Au sujet de la direction d’acteur, une anecdote m’a beaucoup marqué… Je suis fasciné par Marlon Brando, j’ai beaucoup lu à son sujet.

L’histoire de sa descendance est tragique : son fils a tué le petit copain de sa demi-sœur parce qu’il la battait. En quelques années, Brando a assisté à la condamnation pour meurtre de son fils [en 1991] et au suicide de sa fille quelques années après le jugement [en 1995]. Lors du procès, Brando a été appelé à la barre pour témoigner et il a fondu en larmes, et tout le monde l’a accusé d’avoir joué la comédie, d’avoir délivré ce jour-là la meilleure interprétation de sa vie. Mais n’importe qui se serait effondré face à une telle tragédie. Je me suis dit : c’est ça le cinéma, quand tout le monde pense que c’est faux alors que c’est vrai. Le cinéma, c’est la vérité déguisée en faux, et la vie, c’est le faux déguisé en vérité.

“Tous mes films ont une dimension de farce”

Tu as tourné avec Jean-Pierre Léaud et Benoît Magimel mais, à chaque fois, tu les as entourés de comédien·nes non-professionnel·les, à l’exception de Patrick d’Assumçao dans La Mort de Louis XIV et de Sergi López dans Pacifiction. Pourquoi ne pas tourner avec un casting entièrement composé de comédien·nes de métier ?

Ça me semble trop difficile, même si je n’ai jamais essayé. Je crois que c’est cohérent avec ma volonté de déstabiliser les acteurs pour obtenir une sensation de vérité. Je ne peux réussir à déstabiliser qu’un voire deux comédiens. S’ils étaient plus nombreux, je n’aurais aucune chance d’y arriver. Un acteur connu un peu isolé au sein d’un casting de non-professionnels est ce que j’aime. Et je trouve ça plus rock and roll. C’est comme les discothèques, les meilleures sont celles où il y a un mélange entre plein de types de personnes différentes, comme le Studio 54.

Quels sont tes projets suivants ?

Un projet musical avec Ingrid Caven. Les chansons sont composées par le groupe Molforts, qui fait la musique de mes films depuis longtemps. On enregistre en décembre ici à Paris. Je joue un peu le rôle de Warhol avec le Velvet, une sorte de directeur artistique doublé d’un entremetteur. On le sortira chez Tricatel. Je réfléchis aussi à mon prochain film. J’ai toujours été obsédé par la masculinité, mais peut-être que le suivant pourrait être un film plus féminin.

Je prépare aussi un documentaire sur les toreros. Je suis aussi fasciné par Michael O’Leary, le patron de Ryanair. Il est fou et il s’en fout complètement de ce que les gens pensent de lui. Il n’a ni orgueil ni vanité. Je suis fan de lui : j’ai lu six livres à son sujet. Je pourrais faire un film sur lui, que je tournerais en temps réel dans un avion en plein vol. En plus, Ryanair est aussi le symbole de mon obsession pour le trash contemporain.

Je pense que tous mes films ont une dimension de farce. Je crois que je fais des films pour me moquer du monde, ou plutôt pour mieux habiter pleinement la farce dans laquelle nous vivons, pour lui donner une dimension artistique grandiose.

Pacifiction – Tourment sur les îles d’Albert Serra, avec Benoît Magimel, Pahoa Mahagafanau, Marc Susini, Matahi Pambrun (Fr., Esp., All., Por., 2022, 2 h 45). En salle le 9 novembre.

Albert Serra : ”Il y a une seule loi sur mes tournages : on ne coupe jamais” – Les Inrocks